Gauche caviar et droite œufs de lump
Il y a des bons mots qu’on aurait toujours aimé sortir. Le concept de droite œufs de lump, sorti en pleine campagne présidentielle par Serge Moati, est de ceux-là. Il résume en une expression rapide une double situation : la façon dont la droite a réalisé sa mue culturelle en laissant à la gauche le monopole de la culture des élites et en récupérant la culture populaire, et la manière que nous avons de ramener les hommes politiques à la gastronomie pour les qualifier et les mépriser.
Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. Depuis les temps fondateurs de la démocratie, la politique est affaire de commensalité. Chez les Grecs, le sacrifice, réactualisation récurrente du lien qui unit les hommes et les Dieux et organise la vie cosmogonique et terrestre en répartissant rôles et statuts, est l’acte central de la vie civique. Les banquets qui suivent les hécatombes (sacrifices de cent bœufs) ont quelque chose de la consultation électorale d’aujourd’hui : ils sont un moment visible de la démocratie où les participants affirment leur appartenance à la Cité. Ne pas manger avec les citoyens, c’est s’exclure de la cité : c’est ce qu’assument les Cyniques, Diogène de Sinope en tête, qui, non contents de ne pas manger avec les citoyens, vont jusqu’à subvertir les rites de la manducation : ils ne mangent pas comme les hommes, ils bâfrent comme les bêtes.
Manger est en outre un marqueur social. Selon ce que vous mangez, vous engloutissez un statut social. En Grèce ancienne, les os et les graisses, imputrescibles, sont offerts grillés aux Dieux, immortels ; à l’inverse les chairs, putrescibles, sont offertes bouillies aux hommes, mortels, et c’est ainsi que s’organise la répartition des pièces et des statuts : les pièces nobles aux Dieux, les basses pièces aux hommes. Dans le monde mortel, les pièces de viande servent aussi à distinguer les hommes : les prêtres, intermédiaires entre Dieux et hommes, mangent les intestins grillés, mélangeant un mode de confection divin et une qualité de l’aliment humaine (le putrescent grillé). Au Moyen Age, les types de viande renvoient symboliquement au cloisonnement social : le gibier est le privilège exclusif des seigneurs, puisque la chasse est un droit et les territoires une propriété ; les volatiles majestueux (cygnes, canards et paons) sont laissés aux nobles, car ces carcasses ailées s’approchent du Ciel immortel (on estime d’ailleurs que la chair du paon est imputrescible) ; à l’inverse, les animaux terrestres (bœufs, porcs, volailles qui ne volent pas) sont consommés par les bourgeois ; quant aux serfs… Même le pain devient par nature un marqueur social : le pain blanc, fait de farine de froment, c’est le pain des riches ; le pain noir, à la basse farine, le pain des pauvres ; et le tranchoir, grande tranche de pain qui fait office d’assiette, sert d’abord aux seigneurs pour manger avant d’être donnée aux chiens ou aux serfs…
Aujourd’hui encore, politique et gastronomie entretiennent des liens étroits. Manger est une fonction métabolique mais également un privilège socioéconomique, et l’égalité démocratique décrétée depuis 1789 conduit à faire de la nourriture un élément de lutte politique par lequel s’expriment des contestations de l’ordre social. Dénigrer un homme ou une formation sur le plan gastronomique, c’est toucher au rapport qu’elle entretient avec les groupes socioéconomiques qui constituent sa base électorale. Le concept de gauche caviar renvoie ainsi à un paradoxe destructeur : il existerait une fracture gastronomique entre la base et le sommet censé la défendre. Peu importe qu’ils aient les mêmes idées et le même objectif : la distinction gastronomique qui les marque symbolise pour la droite l’hypocrisie d’une classe dirigeante socialiste qui se paie de mots et fait mine de défendre un peuple, mais après le festin, qu’elle peut aisément se payer grâce à ses revenus confortables. Cette décondisération par la nourriture se retrouve dans de nombreux pays : en Australie, on les appelle les Chardonnay socialists ; au Royaume-Uni, les Champagne socialists (et également Smoked salmon socialists) ; en Scandinavie, les socialistes vin rouge. On remarquera avec chauvinisme que dans le monde anglo-saxo et scandinave, le luxe qui sert à dénigrer le socialisme est français, et que la marque du luxe est plus centrée sur le boire que sur le manger.
L’exemple français recouvre en fait des réalités socioélectorales plus profondes : en l’espace d’une vingtaine d’années, les bases électorales se sont recomposées et sont à l’origine de nouveaux positionnements dans les cultures politiques. Jadis, le monde de la gauche, c’est celui des ouvriers, des enseignants et des classes moyennes, en un mot l’univers populaire, celui qui aime la pêche le dimanche, Édith Piaf qui braille dans le transistor, et la Super 5 Renault avec l’autocollant de l’intégriste breton. A droite, c’est le monde des élites sociales, économiques, et partant culturelles, plus adepte de bel canto que de Canto, plus polo que Paris-Turf. Or, la fracture culturelle qui frappe la gauche depuis une décennie a déplacé la fraction ouvrière et populaire vers la droite, qui cherche naturellement à consolider cette base.
Il n’est qu’à voir l’état culturel de la Sarkozye ambiante. La droite a laissé à la gauche le monopole de la Kultur, celle des superesthètes professionnels parisianistes qui tiennent un discours normatif sur l’excellent et le médiocre, celle de l’art engagé (rire) qui veut crier son rejet du monde moderne, en un mot celle de l’art chiant. Elle lui préfère l’art populaire, sans doute pas le meilleur artistiquement parlant, mais celui qui fait recette, qui réussit à toucher le grand public. Cali s’oppose à Johnny, Torreton à Clavier. Le casting culturel de Sarkozy pendant la campagne présidentielle était à ce titre criant de stratégie : Johnny en « plus populo que moi, tu meurs », Faudel et Doc Gynéco comme ambassadeurs jeunes et banlieusards d’un sarkozysme en délicatesse avec les encapuchonnés des barres d’immeubles, Mireille Mathieu comme étendard formolé d’une fraction septuagénaire azuréenne et pourtant non négligeable, et Jean Reno et Christian Clavier comme apôtres des comédies franchouillardes bien grasses. Le mépris de Nicolas Sarkozy pour la Princesse de Clèves est l’exemple le plus frappant de ce rejet de la culture savante.
Cette culture populaire est poussée à l’extrême. L’UMP a abandonné avec joie le caviar à la gauche ; elle préfère récupérer les œufs de lump. Quand il a pris les rênes de l’UMP, Xavier Bertrand a promis d’en faire un Mouvement populaire. Cela avait déjà commencé à Royan, où la Madame Michu de la majorité, Nadine Morano, se déhanchait à l’envi en une ridicule sarabande, renvoyant Ségolène et son corps tout crispé qui tente une danse sur Diam’s au placard. Et que dire d’un Nicolas Sarkozy ayant fait une OPA sur le parler popu’ de Georges Marchais ? Le fameux « Mam’ Chabot » est si loin de l’imparfait du subjonctif qu’utilisait à loisir François Mitterrand. Nicolas Sarkozy, c’est le triomphe de l’oralité sur l’écrit. Le temps de l’oral, c’est le temps de l’action, de la décision. C’est le PDG qui dicte ses lettres à sa secrétaire. A l’inverse, l’écrit, c’est le temps de la réflexion, de la bureaucratie qui n’avance pas, de l’intellectuel coupé du monde et de son dynamisme tourbillonnant. Il n’est guère étonnant, dans ce cas, de voir autant de fautes d’orthographe dans la majorité : Nicolas Sarkozy refuse de « fréquenter l’infrécantable » quand les communiqués de presse de Frédéric Lefebvre lui auraient valus un beau zéro en dictée. La mauvaise maîtrise de l’orthographe rapproche la majorité de sa base électorale, celle qui n’a jamais vraiment aimé l’école et a souvent des difficultés avec le bien parler et le bien écrire. Cela devient même un véritable enjeu de communication, et je suis quasiment sûr que la relecture est un luxe grossier dont la majorité se passe volontiers, voire que les fautes sont parfois parsemées à dessein.
Pendant mai 68, on déclarait la grammaire et l’orthographe comme autant de conventions bourgeoises qu’il fallait briser. Quand les Jeunes Pop’ affirment que la jeunesse révolutionnaire a changé de camp, ils ont en partie raison. La droite rejette de plus en plus les conventions culturelles bourgeoises : le monde de la culture, jadis soixante-huitard, est maintenant installé dans une bourgeoisie bobo et conservatrice. La polémique Dany Boon sur les Césars en est l’un des symboles criants. On peut hurler contre cette désubstantialisation de la culture opérée par la droite, qui voudrait en faire une culture utilitaire, et dont les projets de réforme de l’école n’en sont que le corollaire (n’apprendre que l’essentiel, ne pas se goinfrer de culture confiture) : on peut cependant difficilement lui retirer son caractère profondément révolutionnaire, en ce qu’elle tente de déboulonner les colosses chryséléphantins de la gauche culturelle. Chacun jugera du bien-fondé des révolutions : à droite, on exhorte au descellement des tours d’ivoire ; à gauche, on crie à l’avilissement culturel.
Que sortira-t-il de ce grand écart que veut réaliser la droite entre des milieux socioéconomiques marqués par un niveau culturel élevé et les milieux populaires ? Il y a un monde entre Roselyne Bachelot qui s’envoie en l’air avec les rugbymen français, quand elle ne porte pas ses Crocs, et Christine Lagarde, grande bourgeoise rigide qui symbolise cette froideur culturelle d’une frange élitiste de la droite traditionnelle. Il est étrange, d’ailleurs, de s’apercevoir que Christine Albanel soit Ministre de la Culture : elle symbolise encore et toujours cette technocratie de la culture, clairement peu accoutumée à la culture populaire. Elle bat des mains quand les slammeurs récitent, pépie quand les rappeurs envoient, mais qu’y comprend-elle, dans le fond ?
Cette culture popu’ a tout de la poule aux œufs d’or : c’est une fraction électorale qu’on capte sans grande difficulté par les beaux discours, aisément impressionnable par des codes culturels et communicationnels cousus de fil blanc, et numériquement stratégique. Mais sur le long terme, est-il possible de faire cohabiter droite œufs de lump et droite champagne ?
C’est vers cela que s’emploie énergiquement Xavier Bertrand. Il a déjà un argument dans sa besace : UMP est un anagramme de PMU.
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