Grandeur et décadence des petites phrases
Les petites phrases. Ce sont elles qui font les grands hommes. Ce sont aussi elles qui les assassinent. Le premier des Bourbons à régner sur la France est connu pour son panache blanc et sa poule au pot. Son descendant qui perdit le trône et la tête l’est pour avoir consigné dans son journal la mention lapidaire : « 14 juillet : rien ».
Les hommes publics, ou ceux qui aspirent à une certaine reconnaissance publique, préparent leurs discours, ou les font préparer par des plumes (cf. le décryptage de cette profession qu’en fait le journaliste Bruno Fay). Le « Pschitt ! » et « l’abracadabrantesque » de Jacques Chirac ne sont évidemment pas sortis d’une intuition subite. Le second mot est même attribué aux références littéraires de Dominique de Villepin.
Un essai vient d’ailleurs tout juste de sortir au sujet de ces phrases chocs qui marquent la vie de la République, ces « gimmicks », soit accidentels, soit concoctés par les porte-plumes et spin-doctors.
Mais à côté de quelques bons mots, il y aussi beaucoup, et de plus en plus, de mauvais buzz. Dérapages publics ou privés, prêtés ou volés, les petites phrases malignes ne manquent pas de rythmer l’agenda médiatico-politique. Or, comme pour les falsifications des chroniqueurs d’antan, l’examen a posteriori de ces phrases et de leur diffusion montre qu’il s’agit souvent de propos incompris, tronqués, voire détournés.
En voici quelques exemples.
De l’incident diplomatique à toute la misère du monde…
En avril 2009, on attribuait ainsi à Nicolas Sarkozy les propos suivants : « Zapatero n’est peut-être pas intelligent ». À charge pour Bernard Kouchner de fournir l’explication de texte : « Qu’a-t-il voulu dire ? Il a dit "M. Zapatero vient de supprimer la publicité à la télévision, il n’est peut-être pas intelligent - il parlait de lui en réalité -, mais il l’a fait aussi" ». « C’est une façon de dire : "il l’est" [intelligent], il a été élu deux fois et il vient de supprimer la publicité à la télévision. » (voir ici et là)
Plus récemment encore, Michel Rocard est revenu sur la polémique qu’avait fait naître sa fameuse sortie : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
« Une malheureuse inversion, qui m’a fait évoquer en tête de phrase les limites inévitables que les contraintes économiques et sociales imposent à toute politique d’immigration, m’a joué le pire des tours : séparée de son contexte, tronquée, mutilée, ma pensée a été sans cesse invoquée pour soutenir les conceptions les plus éloignées de la mienne […]. La France et l’Europe peuvent et doivent accueillir toute la part qui leur revient de la misère du monde ! »
En 1996, ses propos sur la « misère du monde » étant repris en permanence par ses opposants, l’ancien premier ministre s’était déjà fendu d’une tribune, publiée le 24 août 1996 dans Le Monde, sous le titre « La part de la France » où il reprend : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre fidèlement sa part. »
Il semblerait donc que l’intéressé prétendument brocardé n’arrive toujours pas, plus de dix ans après, à rétablir l’intégralité de ses propos.
Pour évoquer une algarade encore plus récente, il est encore moins probable que le PDG de France Télécom, Didier Lombard, puisse réussir à faire accepter que lorsqu’il parlait des suicides comme « une mode dans l’entreprise », il confondait en réalité « mood » et « mode ». (explication ici). Et pourtant, la capacité qu’a l’opérateur historique de s’allier les services des meilleurs plumes et rhéteurs ne fait aucun doute. Mais peut-être est-ce là que le bât blesse.
La propension des médias à lancer des petites phrases assassines ne serait-elle pas la conséquence de la pression qu’ils subissent ? Pression provenant, d’une part de l’actualité, de l’urgence, du format imposé par le marketing de l’information. Pression exercée, d’autre part, par les marques, pouvoirs et institutions pour placer des discours préfabriqués. L’hallali médiatique poursuivant Didier Lombard ne serait-il pas l’exutoire de journalistes lassés de devoir traiter du drame social en un demi-feuillet et de devoir pratiquer une troublante autocensure sur l’association suicides/Orange ?
Les journalistes, ceux du moins qui ne profitent pas de la connivence, ne sont-ils pas tentés de se « payer » tel ou tel puissant de temps à autre ?
Un château politiquement incorrect ?
Restons dans les télécoms. Ainsi n’est-il pas insensé de poser cette question quant à la façon dont Martin Bouygues se voit attribuer une petite phrase de 2004 sur les MVNO qui traverse le temps et se déforme de média en média, de blog en site Web.
En 2004, selon 01Net : « Martin Bouygues n’avait pas hésité à utiliser le mot de “romanichels ” pour qualifier ces opérateurs sans réseau. » Dans une interview accordée en 2004 à 01 Réseaux, il indiquait cependant qu’« Accueillir un MVNO est un aveu d’incompétence pour un opérateur : qu’est-ce qu’un MVNO nous apporterait que Bouygues Telecom ne sache pas faire lui-même ? Un MVNO ne fait qu’augmenter la structure de coût du marché, je ne vois pas en quoi cela pourrait être bénéfique aux consommateurs. » (lire ici)
La phrase fait son chemin et réapparaît en avril 2008 : « Le château m’a coûté une fortune, ce n’est pas pour que des romanichels viennent s’installer sur ma pelouse », pestait-il mi-2004.
En juillet 2008, dans un article d’Hervé Martin du Canard Enchaîné, la citation non-officielle est devenue « Je me suis acheté un château, a-t-il expliqué à un haut fonctionnaire de Bercy, ce n’est pas pour laisser les romanichels venir sur les pelouses. » Elle est toujours attribuée à Martin Bouygues, mais au sujet cette fois-ci de la quatrième licence, tandis qu’un nouveau protagoniste entre en scène, « le haut fonctionnaire de Bercy ». En 2009, la petite phrase continue toujours de circuler, toujours au sujet d’Iliad/Free.
L’histoire de la construction d’un mythe autour de ce « château » et de ces « romanichels », bien éloigné des propos réellement tenus à l’origine de façon anecdotique, illustre de façon caricaturale les rapports ambigus entre le capital et l’opinion hexagonale, cette dernière ayant souvent tenu en suspicion les grands capitaines d’industries. On flatte, par l’analogie très versaillaise du château, cette paranoïa traditionnelle. Et les médias, internautes, blogs, la flattent à leur tour pour générer des ventes, du trafic, de l’audience…
Ce qu’illustre également cet exemple de petite phrase élevée au rang de vision de monde supposée chez son émetteur, concerne la capacité du verbatim malheureux à générer l’indignation. Ce qui compte ici procède des relents supposés racistes du propos, racisme social ou racisme ethnique, peu importe. Tout pourvu que cela fasse scandale et interpelle notre bonne conscience.
L’indignation bon marché
En effet, on constate aujourd’hui une inflation de polémiques qui tendent plus ou moins rapidement vers un tabou à caractère raciste. Sachant qu’elles se trouvent désormais démultipliées par le Web et les internautes, on est sûr de gagner à chaque coup si l’on veut torpiller à peu de frais une réputation.
En juin 2009, Manuel Valls l’a appris à ses dépens en se faisant attribuer la phrase : « Tu me mets quelques Blancs, des Whites, des Blancos... ». Le maire socialiste d’Evry expliquera pourtant qu’il voulait dénoncer de la sorte les ghettos : « Le sentiment, avec les stands, que la ville, tout à coup, n’est que cela, que cette brocante... » Et de se faire porte-voix de la diversité, « d’un mélange qui ne peut pas être uniquement le ghetto ». (lire cet article).
Plus récemment encore, Jean-Claude Dassier, nouveau président de l’OM à qui l’on attribue : « Je ne serai pas un président à la libanaise, ni à l’africaine ». Il eut beau expliquer « Ce sont des fadaises ! J’ai évoqué mes principes de gouvernance en expliquant que je ne serai pas un dirigeant fantoche à la libanaise, ni un président autocrate à l’africaine. J’ai établi un parallèle politique et la couleur de la peau n’avait aucune place dans mon propos. Il n’y avait aucune allusion aux origines de mon prédécesseur dont je ne cesse, par ailleurs, de dire du bien et de vanter l’excellence du bilan comptable. » (plus d’informations ici et là)
Peu importe, la ligne de touche avait été franchie, même si le ballon a, sans doute, été poussé par des pieds bien peu bienveillants.
Tout ça pour ça ! Que d’encre, de bandes DV, de secteurs de disque dur et de bande passante ne consacre-t-on donc pas à des propos sans grande portée, ni intérêt, souvent extraits de leur contexte d’origine et déformés au gré des fantasmes, des tabous, mais aussi des intérêts d’opposants. Non seulement cette inflation de polémiques procède d’un gâchis du « temps de cerveau disponible » de l’opinion (temps qui serait mieux employé à l’extension de l’esprit critique), mais il s’inscrit dans une logique plutôt « nauséabonde ».
Cette nouvelle société du spectacle, hyper-médiatisée, hyper-accélérée, juge vite et enterre sous des préjugés les victimes de cette chasse à l’homme. C’est ainsi qu’on nourrit l’actualité, trop souvent, de ragots plutôt que d’informations. Et que l’on perd, collectivement, le sens de la mesure. Au fond, systématiquement démonter les mécaniques qui conduisent à inventer et reproduire des petites phrases, ne serait-ce pas faire œuvre de service public ?
Voir également :
- « Le guide de la petite phrase politique », sur Slate
- « Ces petites phrases qui deviennent de grosses boulettes », sur le site du Progrès de Lyon
- L’émission Comme on nous parle de Pascale Clark sur France Inter, le jeudi 1er octobre 2009
- Une histoire abracadabrantesque. Abécédaire de la Ve République, de Jean-Yves Lhomeau et Marie-France Lavarini aux éditions Calmann-Lévy
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