Guéant, les civilisations et la médiocratie
Puisque tout est consommation, tout a vocation à s’inscrire dans un marché, la parole et le personnel politiques n’échappent évidemment pas à la règle. Eux aussi sont des produits soumis aux normes de l’offre et la demande, et dont l’attractivité est jugée en grande partie sur son potentiel ludique, divertissant. Tout ou presque peut être dit ou fait pour séduire l’acheteur-électeur.
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La passe d’armes survenue, en ce début de mois de février, entre Claude Guéant, le ministre français de l’Intérieur, et le député socialiste de la Martinique Serge Letchimy est remarquable en plusieurs points. Tout d’abord parce qu’elle illustre parfaitement l’inculture grandissante du personnel politique pris dans sa globalité. Plusieurs variables expliquent ce triste état des choses. Mais, incontestablement, le triomphe de l’hédonisme consumériste prophétisé par Pier Paolo Pasolini au début des années septante interprète en grande partie le phénomène. Puisque tout est consommation, tout a vocation à s’inscrire dans un marché, la parole et le personnel politiques n’échappent évidemment pas à la règle. Eux aussi sont des produits soumis aux normes de l’offre et la demande, et dont l’attractivité est jugée en grande partie sur son potentiel ludique, divertissant. Tout ou presque peut être dit ou fait pour séduire l’acheteur-électeur.
Par nature, le système particratique renforce cette tendance à la médiocrité, puisque seule une poignée d’individus détiennent non seulement le pouvoir mais également le monopole du débat. Le reste des troupes, à quelques exceptions près, n’est que casting et presse-boutons recrutés sur base de la notoriété locale. Quitte à peupler les assemblées législatives, réduites à la fonction de faire-valoir par des exécutifs tout-puissants, d’individus qui, dans un système privilégiant réellement le service par la qualité de l’intérêt général, de la Cité, n’ont rien à y faire. Mais dès lors que tout ou presque est filtré et prémâché dans les instances des partis, qui décident également des places sur les listes électorales en fonction de considérations qui leurs sont propres, une réelle construction de la conscience et de la culture politiques des mandataires est pratiquement impossible. Voire inutile.
Cette consumérisation de la parole politique (et l’inculture qui en découle) fait en sorte que seule est prise en compte, dans le chef de ceux qui en (ab)usent, son impact sur le marché des voix. Nous pourrions comparer cet impact avec la relation entre le lancement d’un nouveau produit et ses conséquences sur la cotation boursière de l’entreprise qui l’a commercialisé. IL en va ainsi des propos de Claude Guéant. Car il est manifeste que le ministre ne sait pas de quoi il parle. Claude Guéant utilise en effet le concept de « civilisation » alors qu’on ne peut, par définition, comparer des civilisations entre elles. Une civilisation est, en effet, un processus évolutif, en perpétuelle construction, qui cumule des ressorts religieux, moraux, esthétiques, techniques, coutumiers. Il ne s’agit pas de quelque chose que l’on décrète, dont on planifie le fonctionnement dans un bureau. La construction de la relation homme-femme dans le régime iranien aujourd’hui est-elle le fruit de millénaires de civilisation perse ? Naturellement pas. Ce que l’on peut comparer, et de manière tout à fait légitime cette fois, ce sont les marqueurs d’un régime politique ou d’une culture comme, précisément, « la liberté, l’égalité, le caractère tyrannique ou la gestion de la relation hommes-femmes » - autant de variables citées par Guéant lui-même, mais de manière impropre.
Cet abus de langage du Ministre français est donc le propre son inculture. Mais ce n’est pas tout. La consumérisation de la parole politique, nous l’avons vu, banalise l’inculture au profit de l’immédiateté de ses effets sur le marché électoral. Or, il est clair que Guéant visait non pas l’une ou l’autre civilisation mais les citoyens français de confession musulmane. Cela fut d’autant plus clair lorsqu’il précisa sa « pensée » en citant, pour l’illustrer, les problèmes posés par les prières de rue ou le port du voile. Son but – il a d’ailleurs été nommé pour cela par Nicolas Sarkozy – est de chasser sur les terres électorales du Front national. L’effet recherché de cette parole politique impropre est de ramener à l’UMP les voix frontistes. Et, par corollaire, nous voilà confrontés à une troisième forme de dépréciation de la parole politique. Après son inculture et sa consumérisation, il s’agit de sa déresponsabilisation.
En effet, les déclarations du Ministre français de l’Intérieur sont par nature clivantes. Or, un responsable politique ne doit-il pas avant tout – certes dans le cadre d’un échange d’idées divergentes, voire antagonistes – éviter d’effriter son corps social. Ne doit-il pas éviter de susciter les peurs, les frustrations de certains fragments de la société contre d’autres qualifiés d’improductifs ou d’immoraux (ceux qui travaillent contre les fainéants, ceux qui sont nés ici contre ceux qui viennent d’ailleurs, etc). Claude Guéant et Nicolas Sarkozy doivent-ils prendre le risque, pour souder avant la présidentielle un électorat de droite déliquescent, de jouer sciemment avec le feu ? Et, par voie de conséquence, de susciter des réactions de violence ?
L’irresponsabilité, la dangerosité de leur parole politique sont d’autant plus grandes qu’elles s’inscrivent dans un contexte de crise économique et morale. Aux yeux d’une société civile durement frappée par les dérèglements économiques et financiers, la politique, pratiquée de la sorte, ne risque-t-elle pas d’apparaître comme un théâtre où se joue uniquement la conquête du pouvoir ? Et rien d’autre. A l’heure où le monde se voit imposer la labellisation du modèle économique libéral, ne serait-il pas utile de réfléchir à la construction d’un projet de société ? De penser – ou de re-penser – le contenu du contrat social ? De définir les règles et les aspirations qui doivent sous-tendre le vivre-en-commun ? Car il est évident que les effets de la globalisation économique, de la mondialisation et des vagues successives d’immigration sur le sol européen ont engendré une période d’incertitude – à des degrés divers en fonction des pays – sur les valeurs communes. A l’horizon 2050, le continent européen aura besoin, en raison de son faible taux de natalité, de plusieurs millions de travailleurs immigrés en provenance, essentiellement, des mondes africain et arabe. La volonté d’une coexistence harmonieuse entre les différentes cultures et les différentes confessions religieuses appelle donc à cette réflexion.
Le vrai problème qui se pose aujourd’hui, nous semble-t-il, est de déterminer le lieu dans lequel doit se mener ce débat fondamental. Qui doit impérativement se tenir, sous peine de nourrir les pentes populistes. A supposer qu’il en soit capable, ce dont nous doutons, le souci d’immédiateté et la vocation consumériste du monde politique suffisent à le disqualifier pour mener une démarche de cette importance. Même à ses niveaux les plus élevés, le politique est aujourd’hui mû par une dynamique purement mécaniste, pour reprendre la terminologie utilisée en science économique. Il est évident que le politique n’est plus à même, comme le souhaitait Aristote, d’utiliser les autres outils sociétaux (l’économie, les techniques, etc.) pour atteindre un objectif supérieur – une finalité - qu’il aurait préalablement défini. Il n’y pas de conception éthique de la politique. Ni de réflexion éthique – au sens premier du terme, aristotélicien, non pas utilitariste, au sens des chartes économiques – menée par le politique. Il n’en a ni les capacités ni le pouvoir. Ou, quand il singe cette réflexion, comme dans le cas de M. Guéant, c’est de manière impropre et électoraliste. De sorte qu’il se cantonne, c’est désormais sa vocation ontologique, nous le voyons clairement en Italie et en Grèce – aux questions purement logistiques, au choix des techniques.
Il convient dès lors de s’interroger : qui doit déterminer la finalité du vivre-ensemble ? Où doit se mener, de manière dépassionnée et rationnelle, la discussion (au sens de la recherche d’une entente argumentée entre les partenaires) sur les valeurs qui doivent sous-tendre nos sociétés ? Qui doit évaluer l’action politique aux regards, comme le souhaitait Levinas, de la responsabilité éthique qui définit la nature de notre vie en commun ? Le but n’est pas de penser des sociétés sans conflit, cela n’aurait pas de sens, mais de saisir les conflits eux-mêmes, d’accepter l’altérité et les différences comme des ressources pour penser l’être-en-commun. Et de saisir les ressources internes à chaque corps social pour trouver le point d’équilibre, d’harmonie. Ensuite seulement, nous pourrons décider de quelle politique (au sens contemporain du mot, donc logistique) permet d’y aboutir.
L’objectif que nous devons nous attribuer, en tant que société civile, est donc de nous donner un cadre, un espace social pour construire l’échange des points de vue, de manière à formuler des signifiants communs. Bref, pour paraphraser Levinas, de réinstaurer la primauté de l’éthique en tant que responsabilité vis-à-vis de l’autre, et condition première de notre du vivre-ensemble.
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