Incident à l’Assemblée : la sanction disciplinaire la plus lourde de la Ve République !
« Le libre débat démocratique ne saurait tout permettre, certainement pas l’invective ni l’insulte, certainement pas le racisme, quelle qu’en soit la cible : il est la négation des valeurs républicaines qui nous rassemblent dans cet hémicycle. » (Yaël Braun-Pivet, le 4 novembre 2022 dans l'hémicycle).
Je reviens sur l'incident que le député RN Grégoire de Fournas a provoqué en interrompant délibérément la question du député FI Carlos Martens Bilongo le 3 novembre 2022 au cours de la séance des questions au gouvernement sur la détresse du bateau Ocean Viking en Méditerranée avec, à son bord, des centaines de migrants rescapés d'un naufrage. Ce député RN avait crié : « Qu'il retourne en Afrique ! », tandis que l'orateur, Français d'origines angolaise et congolaise, était en train de parler.
Carlos Martens Bilongo a été très secoué par cette petite phrase et a publié un communiqué quelques heures après l'incident pour exprimer son indignation : « Je constate que tout le groupe du Rassemblement national a immédiatement fait bloc derrière celui qui m'a insulté. Qu'ils tordent les mots pour justifier l'injustifiable. (…) Cette sortie haineuse lève le masque sur le danger que représente toujours le Rassemblement national pour notre pays. (…) Cet épisode nous rappelle ce qu'est l'extrême droite en France : le mépris des institutions et la détestation de millions de nos compatriotes français. Je demande des excuses solennelles. Mais elles ne suffiront pas : ce député n'a plus rien à faire dans l'Assemblée. » (3 novembre 2022).
La Présidente de l'Assemblée Nationale Yaël Braun-Pivet, qui présidait la séance, a dû suspendre puis clore définitivement la séance tant les esprits étaient énervés et excités par cette formule particulièrement scandaleuse. Depuis le début de la Cinquième République, c'était la septième fois qu'une séance de questions au gouvernement était interrompue définitivement, ce qui est donc, en soixante-quatre ans, très rare.
Le Bureau de l'Assemblée s'est finalement tenu de façon extraordinaire dès le lendemain, vendredi 4 novembre 2022 (à la veille du congrès du RN), au lieu du mercredi 9 novembre 2022 comme prévu initialement, afin de déterminer si l'Assemblée devait prendre une mesure disciplinaire à l'encontre du député Grégoire de Fournas et si oui, laquelle.
À cette réunion du Bureau, étaient présents : Yaël Braun-Pivet, les vice-présidents Caroline Fiat, Sébastien Chenu et Hélène Laporte, les secrétaires Christophe Blancher, Yannick Favennec-Bécot, Philippe Gosselin, Hubert Julien-Laferrière, Danièle Obono et M. Jean Terlier. Étaient excusés : les vice-présidentes Valérie Rabault, Élodie Jacquier-Laforge et Naïma Moutchou, les questeurs Marie Guévenoux, Éric Ciotti et Éric Woerth, les secrétaires Soumya Bourouaha, Caroline Janvier, Pierre Morel À L’Huissier, Claire Pitollat, Rémy Rebeyrotte et Laurence Vichnievsky. Étaient présents sans droit de vote : les présidents de groupe Marine Le Pen, Mathilde Panot, Jean-Paul Mattei et Laurent Marcangeli, ainsi que les représentants des présidents de groupe Sylvain Maillard, Christine Pirès-Beaune, Sandra Regol, Jean-Paul Lecoq et Olivier Serva mandatés respectivement par Aurore Bergé, Boris Vallaud, Cyrielle Chatelain, André Chassaigne et Bertrand Pancher.
À cette réunion, il a été adopté à l'unanimité (cette unanimité est importante, les élus du RN ayant quitté les lieux) la sanction la plus lourde que l'Assemblée peut prendre à l'encontre d'un député (selon l'article 71 du Règlement), en l'occurrence, la censure avec exclusion temporaire. Le communiqué dit exactement : « Après avoir entendu M. Grégoire de Fournas, en application de l’article 72, alinéa 4, du Règlement, le Bureau a décidé, à l’unanimité des participants au vote, de proposer à l’Assemblée Nationale de prononcer, en application de l’alinéa 5 du même article, la censure avec exclusion temporaire à son encontre, sur le fondement de l’article 70, alinéa 2, qui dispose que peut faire l’objet de peines disciplinaires un député qui "se livre à des manifestations troublant l’ordre ou qui provoque une scène tumultueuse". ».
L'article 70 du Règlement de l'Assemblée envisage sept causes de sanction. C'est l'alinéa 2 qui a été retenu : « Qui se livre à des manifestations troublant l’ordre ou qui provoque une scène tumultueuse. ». N'a pas été retenu l'alinéa 3 : « Qui se livre à une mise en cause personnelle, qui interpelle un autre député ou qui adresse à un ou plusieurs de ses collègues des injures, provocations ou menaces. ». Cela signifie que le Bureau n'a pas voulu polémiquer sur l'ambiguïté de l'interpellation, injure raciste contre Carlos Martens Bilongo ou pas.
Il ne fait aucun doute de cette interpellation qui a été entendue par tous les députés présents (notamment le président du groupe LR Olivier Marleix installé près du groupe RN) et par ceux qui, à l'Assemblée Nationale, étaient chargés de retranscrire les débats dans le compte rendu intégral publié par le Journal officiel. La formule au singulier a été retranscrite car au pluriel (contrairement à ce que prétendent certains députés RN), Grégoire de Fournas aurait fait la liaison.
Du reste, comme je l'avais écrit précédemment, l'ambiguïté de la formule n'est pas le problème, que le député RN ait voulu évoquer la personne même du député FI ou le bateau en détresse, elle est particulièrement odieuse, notamment parce que même pour le bateau, qui ne provenait pas d'Afrique (pourquoi "retournerait"-il en Afrique ?), elle laisse entendre qu'il ne faut pas tenter de sauver ces centaines de personnes humaines ; c'est proprement dégueulasse, encore plus, à mon avis, que la simple injure raciste (mais les députés RN ne semblent bizarrement pas s'en rendre compte, c'est là que les valeurs clochent !).
Dans son blog, le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier pense aussi que ce n'est pas l'essentiel : « Parlait-il du navire ? Des personnes à bord (mais alors, au-delà même de la faute d’accord du verbe, c’est le pronom lui-même qui est erroné) ? Du député qui posait la question ? On ne le saura jamais avec certitude et, à vrai dire, là n’est pas la question. ». Pour lui, le tumulte est constitué par l'ambiguïté même de la formule : « En effet, quelle que soit la référence exacte de cette formule, son seul prononcé et, sans doute, son ambiguïté ont été perçus comme une provocation. Elle a immédiatement été assimilée à des propos racistes, ainsi qu’en témoignent l’ensemble des réactions de la classe politique qui a unanimement condamné ces propos, à l’exception du Front national, désormais dénommé Rassemblement national et parti dont est issu le député concerné. Le trouble fut tel que la Présidente de l’Assemblée Nationale a d’abord suspendu la séance, avant de l’interrompre totalement quelques minutes plus tard. ».
Ainsi, Jean-Philippe Derosier constate ainsi que : « le Bureau a refusé de dissiper l’ambiguïté de la phrase, tout en retenant qu’elle a elle-même troublé l’ordre et provoqué une scène tumultueuse ». Et il conclut par : « Si son ambiguïté n’a pas été formellement dissipée, la gravité de la peine prononcée confirme qu’il s’agissait de propos racistes, peu importe qui ils visaient exactement. ».
Rappelons aussi que refuser de sauver un navire en détresse est criminel et que ce n'était pas la première fois que l'extrême droite serait restée indifférente au sort de migrants en détresse. André Bercoff avait raconté une anecdote musclée sur Bernard Tapie faisant courageusement la leçon dans un meeting du FN en 1992 (lire ci-dessous).
Ce n'est donc pas une surprise que la sanction prise soit très sévère : effectivement, Grégoire de Fournas est interdit de participer aux travaux de l'Assemblée Nationale et de pénétrer dans son enceinte pendant quinze jours de séance (ce qui ne veut pas dire, comme de trop nombreux journalistes distraits l'ont écrit, quinze jours, mais bien quinze jours où l'Assemblée tient une séance, ce qui devrait l'interdire d'Assemblée jusqu'à la fin de la semaine du 28 novembre voire début de la semaine du 5 décembre 2022 selon le professeur Jean-Philippe Derosier). En outre, ses indemnités seront réduites de moitié pendant deux mois.
La sanction a donc été prononcée, selon l'article 72 alinéa 5 du Règlement, « par l'Assemblée, par assis et levé et sans débat, sur proposition du Bureau ». Ce qui a été fait en début de la séance du vendredi 4 novembre 2022. Tous les groupes sauf le RN se sont levés pour approuver cette sanction tandis que le groupe RN est resté solidaire de son membre Grégoire de Fournas qui était lâchement absent à ce moment-là : « L’Assemblée Nationale prononce la censure avec exclusion temporaire de M. Grégoire de Fournas. Il lui est désormais interdit de prendre part aux travaux de l’Assemblée nationale et de reparaître dans son enceinte jusqu’à l’expiration du quinzième jour de séance à partir de celle d’aujourd’hui. Je lui demande de bien vouloir quitter l’enceinte de l’Assemblée Nationale. ».
Comme l'a exprimé la Président de l'Assemblée Nationale Yaël Braun-Pivet, « cette sanction est la plus sévère prévue par notre règlement intérieur et n’a, je souhaite que chacun mesure ce que cela signifie, été prononcée qu’une seule fois depuis 1958 ». Je croyais qu'il s'agissait d'un député dans les années 1960 où les débats pouvaient devenir très tendus, notamment à cause de la guerre d'Algérie (à l'époque, on avait attenté plusieurs fois à la vie du Général De Gaulle ; ce qui n'est plus le cas, que le Président de la République soit une cible réelle, depuis l'attentat contre Jacques Chirac le 14 juillet 2002).
C'est "Le Courrier picard" qui a rappelé qui était le précédent député sanctionné de la sorte (et ça ne m'a pas étonné !) : il s'agissait du député communiste d'Amiens Maxime Gremetz, qui, le 16 mars 2011, mécontent de voir, dans la cour du Palais-Bourbon, sa voiture bloquée par des voitures de personnes auditionnées par une commission parlementaire à propos de la catastrophe nucléaire de Fukushima (c'était le 11 mars 2011), en particulier les ministres Nathalie Kosciosko-Morizet et Éric Besson, était venu troublé la séance de la commission en interrompant les débats comme un malotru (alors que la planète vivait dans la crainte nucléaire au jour le jour !).
Maxime Gremetz a été pour cela sanctionné de la même manière que Grégoire de Fournas après la réunion du Bureau de l'Assemblée du 23 mars 2011. La très grande différence avec l'incident du 3 novembre 2022, c'est que son groupe communiste s'est désolidarisé totalement de Maxime Gremetz qui a même été interdit de parler au nom de son groupe jusqu'à la fin de la législature. Au lieu de cela, le groupe RN s'est entièrement solidarisé, ce qui montre bien que le RN est toujours de l'ADN de Jean-Marie Le Pen et du Front national des années 1970 et 1980, à savoir, un mouvement d'extrême droite, malgré le vernis de respectabilité que certains ont tenté (vainement semble-t-il maintenant) d'enduire.
D'ailleurs, certains observateurs ont fait remarqué que Grégoire de Fournas a créé le scandale un jour où Marine Le Pen (sa présidente) n'était pas physiquement présente, très soucieuse de cette image de respectabilité, ce qui aurait délié un peu les langues et laissé le naturel revenir au galop. Ce n'était pas non plus un hasard que c'était précisément Grégoire de Fournas que Marine Le Pen et Jordan Bardella comptaient nommer porte-parole du RN lors du congrès du lendemain.
Après le vote de sanction contre le député Grégoire de Fournas, Yaël Braun-Pivet s'est contenté de ce simple commentaire : « Depuis mon élection à la Présidence de l’Assemblée Nationale, j’ai eu à cœur de permettre à chacun d’exprimer ses idées, quelle que soit son étiquette politique. En effet, le pluralisme que nos compatriotes ont choisi par leur bulletin de vote doit pouvoir s’exprimer à chaque instant dans cet hémicycle. C’est la règle fondamentale de notre République : j’en suis la garante, tout comme je le suis du respect de notre institution et de celui que nous devons à nos concitoyens. Ne fragilisons pas notre démocratie qui, dans un monde aussi fracturé, est notre bien le plus précieux. J’en appelle à la dignité de nos débats, au refus de toute haine et de toute violence, fût-elle verbale, et au respect de nos valeurs, de nos concitoyens et de notre Assemblée Nationale. J’y veillerai à chaque instant. ». La plupart des députés présents se sont levés à ces paroles. Je salue la fermeté et la rigueur de Yaël Braun-Pivet qui se révèle être une excellente Présidente de l'Assemblée Nationale, indépendante et autonome (elle n'était d'ailleurs pas le choix du Président Emmanuel Macron).
La séance du 4 novembre 2022 s'est ensuite poursuivie par la discussion et le vote de la énième motion de censure déposée par l'opposition contre le projet de loi de finances du gouvernement. C'était donc l'occasion pour les orateurs des différents groupes d'évoquer l'incident de la veille, puisqu'il n'y avait pas eu de débat en séance entre-temps.
S'il fallait n'en garder qu'un, ce serait le commentaire de l'oratrice du groupe LR. En effet, la position des députés LR était essentielle pour son avenir qui se joue dans quelques semaines : à l'instar de leur président Olivier Marleix, ils ont unanimement soutenu la sanction contre Grégoire de Fournas car il s'agissait des valeurs républicaines à défendre.
Et cette oratrice, la députée Véronique Louwagie, qui allait être très dure contre le gouvernement et sa politique budgétaire même si le groupe LR n'allait pas voter la motion de censure, a été aussi résolument très claire sur les valeurs républicaines : « Je ne peux commencer mon intervention sans revenir sur l’incident qui s’est produit hier, ici dans l’hémicycle, durant la séance des questions au gouvernement. Je veux simplement dire que ces propos, considérés au singulier ou au pluriel, sont inacceptables. Au singulier, parce que dire à un élu de la République qu’il doit retourner en Afrique, c’est une honte absolue ; au pluriel, car balayer d’un revers de main la situation de ces femmes, de ces hommes et de ces enfants en danger en Méditerranée témoigne d’un regrettable défaut de cœur et d’humanité. Au nom des députés Les Républicains, je veux dire à Carlos Martens Bilongo tout notre soutien, nous comprenons et partageons sa peine et sa colère. ».
Cette mise au point était très importante car cet incident n'était pas une énième "dispute" de cour de récréation entre le groupe FI et le groupe RN comme l'extrême droite voudrait bien le décrire, mais bien un problème de valeurs du RN avec l'ensemble du reste de classe politique, y compris le groupe LR qui n'est pas précisément situé à gauche, scandalisé par les propos du député RN.
Cette unanimité des forces politiques hors RN montre que ce parti est tout de même très particulier et que ses électeurs ont intérêt à bien regarder pour qui ils votent. C'est ce que martèle Jean-Philippe Derosier depuis longtemps : « Le Front national reste le Front national, c’est-à-dire une formation politique remettant en cause des valeurs républicaines fondamentales, pourtant protégées par la Constitution. Ce n’est guère surprenant de la part d’un parti qui en prône ouvertement la violation, comme il l’a montré au cours de la campagne présidentielle. » [en proposant une procédure référendaire qui viole allègrement la Constitution actuelle].
Au moins pour cette fois, les députés ont été à la hauteur de la gravité de leur mission, en ne laissant pas passer certains immondices idéologiques envahir les institutions nationales. Pour cela, il ne faut jamais fléchir et ne rien lâcher.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (05 novembre 2022)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
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