Investir dans l’Etat, un choix compétitif et responsable
Lionel Rouillon[1]
Nous avons pris l’habitude de compter, parmi les membres du gouvernement, un ministre en charge de la réforme de l’Etat – quel que soit le nom que l’on donne à cette démarche : modernisation, réforme, renouvellement, etc. Il se trouve que le titulaire du poste est également en charge des comptes publics, et qu’il pourrait être tenté de confondre les deux. Lire : réformer, cela signifie couper dans les dépenses publiques.
Entendons- nous, la réforme de l’Etat est essentielle à plusieurs titres :
- Par l’action de ses services, l’Etat est l’un des piliers de l’ascenseur social en même temps qu’il constitue une protection essentielle face aux risques et vicissitudes de notre monde.
- Son poids budgétaire pèse fortement sur notre vie économique, posant nécessairement la question du retour sur investissement. Mal géré, il devient rapidement une ancre qui tire notre économie vers le fond.
Or, pour notre malheur, au cours des 25 dernières années, le débat public s’est concentré sur le niveau de la dépense publique.
La raison en est simple : en l’absence de stratégie interne d’investissement et de modernisation des ministères, qui permette de savoir pourquoi on dépense, le débat s’est progressivement centré sur le seul point de référence existant, à savoir le respect des 3% de déficit public rapporté au PIB, inscrit au traité de Maastricht.
Parallèlement, et presque logiquement, faute d’investissements la capacité de l’Etat à produire les protections qui lui incombe s’est relâchée, l’ascenseur social s’est grippé. Sous le coup des obsolescences et des coûts de non qualité interne croissants, le poids des prélèvements publics a pesé de plus en plus fortement sur l’investissement privé et l’activité économique en général.
Face à ce constat, plutôt que poser clairement la question de la stratégie voulue pour nos services publics notre débat public est venu ajouter à la confusion citoyenne, en opposant les sicaires de la réduction du poids de l’Etat au nom de la compétitivité et de la libération des entreprises, d’une part ; aux, zélotes de la lutte contre la remise en cause du « modèle social français » et le « démembrement » des services publics, d’autre part. Doctrine contre doctrine, comme tout choc doctrinaire, ce débat qui oppose deux termes qui ne demandent qu’à être dépassés, nous a enfermé et étouffé durant 25 ans avec les brillants résultats que nous connaissons tous.
En réalité, qu’elle est notre situation ?
L’Etat, une entreprise de services en constant manque d’investissement productif
L’Etat, comme toute entreprise de production de services, ne peut espérer de gains de productivité qu’en mettant à jours les savoir-faire de ses agents, en modernisant ses processus et ses outils de travail, son organisation de travail et en veillant à affecter les bonnes compétences au bon endroit, au bon moment et si possible avec la bonne motivation.
Et c’est bien là que réside l’incompréhension : depuis plus de 10 ans et sans doute 25 ans, nos fonctionnaires – par ailleurs de qualité – sont globalement sous-équipés, sous-accompagnés et donc sous-utilisés. Ainsi, sur les 11 dernières années, les dépenses d’investissement de l’Etat (Titre V de la nomenclature budgétaire) – hors équipement des forces armées – ont oscillé entre 1,2% et 0,26% du budget général[2]. La fonction publique est dans la situation d’une entreprise de production de services qui n’aurait pas ou peu investi dans son appareil de production depuis…
Comment se porterait une entreprise qui n’aurait pas investi depuis autant de temps dans son appareil de production ? Elle serait probablement morte ou aurait été rachetée.
Comment cela se passe-t-il pour l’Etat ? Et bien comme dans une entreprise, l’obsolescence des outils, compétences et process, dégrade la qualité et l’efficacité de la production. Elle dégrade aussi considérablement les conditions de travail des agents, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et que le pays leur renvoie, et donc par conséquent leur motivation. Dans ce contexte, les politiques publiques ne peuvent qu’être condamnées au mieux à la lenteur et à la lourdeur, au pire à l’impuissance.
Pour pallier les coûts croissants d’obsolescence et de non qualité, et ainsi éviter la dégradation du service, la fonction publique a augmenté dans un premier temps le nombre de fonctionnaires. Elle aurait pu investir ? Mais non. Investir demande de la constance, une vision moyen-long terme, une confiance en l’avenir et une prise de risque. En l’absence de ces ingrédients, le débat s’est donc focalisé sur plus ou moins d’agents publics. Le résultat est connu, nous avons eu à la fois une hausse constante des dépenses publiques et une dégradation de la qualité et de l’efficacité de nos services publics.
L’Etat, une entreprise de services en manque de stratégique interne
Entre 1,2% et 0,26% d’investissement sur les 11 dernières années dans son appareil de production. Devant un appareil obsolète, nous l’avons vu les services ont demandé des effectifs. Qui le leur reprocherait ? Une partie du spectre politique s’est inquiété en conséquence de l’explosion incontrôlée de la dépense publique et de ses conséquences durables sur notre économie. Qui le lui reprocherait ?
Seulement c’était mal poser le débat.
Comme dans une entreprise privée, restructurer l’appareil de production en se contentant de contracter les effectifs, sans repenser l’offre de services ni les processus internes de production, sans investir pour restaurer la compétitivité, c’est inévitablement dégrader le service client ou, dans le cas de la fonction publique, le service à l’usager. Bref, c’est contreproductif !
Pour rebondir, une restructuration doit s’accompagner d’un plan d’investissement visant à restaurer ou développer l’efficacité interne et la qualité du service client.
Investir sur des fonctions transverses comme le pilotage des opérations, la modernisation des organisations de travail, la politique qualité, l’accompagnement et le développement des ressources humaines, la transformation numérique … implique une stratégie et la mise en place de structures pour la porter.
Or, par comparaison aux grandes entreprises privées, l’organigramme de la majorité des ministères (secrétariats généraux compris) ne fait pas apparaître de direction de la stratégie, ni de direction des opérations ou de directions en charge des processus, méthodes et qualité.
De même, la politique de Ressources Humaines de l’Etat, bien qu’ayant connu récemment d’importantes évolutions sous l’impulsion de la Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique et au sein de quelques ministères, n’a pas encore permis de structurer des politiques de développement professionnel et d’accompagnement au changement matures. Ce constat est d’autant plus frappant qu’inversement depuis plus de 20 ans, les grands groupes privés, et notamment les entreprises de service, ont progressivement positionné le développement et l’acquisition de compétences comme un axe de premier plan conditionnant souvent la réussite même de leurs stratégies. Malgré l’engagement, voire l’abnégation des agents concernés, l’Etat – entreprise de prestation de service – est lui resté en retrait.
La bonne nouvelle, l’annonce par le nouveau Président de la République d’un plan d’investissement de 5Md€[3] dans la fonction publique semble marquer une prise de conscience fondée, cette fois, sur le bon diagnostic. Cela dit, au regard du retard cumulé et du manque actuel de structures adaptées, cette annonce ne peut constituer qu’un premier pas pour pouvoir se hisser à la hauteur des attentes légitimes tant des citoyens que des agents.
Sans méconnaître que l’État n’est pas une entreprise au sens juridique du terme et qu’il ne faut pas chercher à les comparer à tous prix, force est de constater que les services publics sont précisément des services qui produisent de la valeur ; que leur efficacité et leur impact sont essentiels au bon fonctionnement économique et social du pays. C’est donc en ces termes qu’il faut réinterroger leur fonctionnement et leur performance. C’est même un élément clé de réconciliation de la société, car un pays qui ne considère à la fois la valeur ajoutée et l’exigence de performance de ses services publics est un pays qui n’est pas conscient de la valeur et de la nécessité de sa cohésion sociale.
Le débat sur la réforme de l’Etat est tout sauf un nouveau débat technique mais bien un sujet d’impératif stratégique. C’est d’ailleurs à ce niveau que sont traitées les priorités d’investissement dans une entreprise de production de services. On voit mal pourquoi l’Etat ferait exception.
[1] Haut fonctionnaire, expert des questions RH dans le secteur public
[2]Dépenses du budget général, nette des remboursement et dégrèvement d’impôts.
[3] A rapprocher des 2,2Md€ de crédits de paiement du Titre V (dépenses d’investissements) - hors défenses) inscrits en Loi de finances pour 2017, soit 0,51% du montant des crédits de paiement du budget général.
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