Islam-islamisme : dialogue entre Hamid Zanaz et Nadia Geerts
Nadia Geerts, agrégée en philosophie, auteur notamment de « Fichu Voile ! », préfacé par Claude Javeau et postfacé par Caroline Fourest, éd. Luc Pire, mars 2010, Bruxelles
Hamid Zanaz : Votre dernier livre ‘Fichu voile !’ est une radioscopie de l’islamisation rampante de la société belge. Pouvez-vous nous faire un état des lieux et des dieux dans votre pays ? Y a-t-il une spécificité belge concernant l’islamisme ?
Nadia Geerts : Je ne pense pas qu’il y ait une spécificité de l’islamisme en Belgique. L’islamisme n’a pas de frontières, et ses modes d’action sont partout les mêmes. En revanche, il y a une spécificité belge qui constitue peut-être un terreau plus favorable au développement de l’islamisme que le terreau français, par exemple : la Belgique n’est pas un Etat laïque. C’est un pays relativement laïcisé, mais le principe même de laïcité n’est pas inscrit dans la Constitution, et la laïcité y est souvent perçue plus comme un « culte » (confondant ainsi laïcité et athéisme) que comme un principe politique. La société belge préfère aussi, traditionnellement, la notion de pluralisme à celle de laïcité. Aussi, quand des revendications fondamentalistes s’expriment (comme par exemple le droit de porter le voile partout, tant à l’école que dans les administrations publiques ou au Parlement), sommes-nous mal armés pour y faire face. D’aucuns considèrent ces revendications comme légitimes, et défendent un modèle plus communautariste, à l’anglo-saxonne, que réellement laïque. Ce qui permet aux islamistes d’avancer leurs pions.
H.Z : Le modèle communautariste a démontré ses limites. Il est devenu une machine à fabriquer des islamistes en Europe…Il est remis en cause même chez vos voisins hollandais, champions en la matière. Y a-t-il une prise de conscience de la classe politique belge sur l’illusion de la notion de pluralisme ?
Nadia Geerts : Je ne dirais pas que le pluralisme est en soi une illusion, s’il s’agit de désigner par là la coexistence de personnes de culture différente sur un même territoire. En revanche, la question me semble être celle de la gestion de ce pluralisme, notamment en matière religieuse. Et là, le modèle communautariste fait en effet beaucoup de dégâts en Europe, en encourageant l’expression de ce qui divise plutôt qu’en recherchant la mise en avant de ce qui rassemble. Les chiffres montrent bien que les pays communautaristes ne réalisent pas mieux l’intégration des populations d’origine étrangère que les pays à tendance « universaliste », au contraire : le taux de mariages mixtes y est bien plus faible, et les sociétés sont bien plus ghettoïsées.
Il est difficile de dire si la classe politique pèche par naïveté ou par électoralisme en encourageant ce communautarisme. Cela dit, des personnalités politiques se démarquent de cette attitude générale, que ce soit au sein du monde libéral (le plus critique aujourd’hui vis-à-vis de la complaisance envers l’islamisme) qu’au sein du monde socialiste.
Mais fondamentalement, je crois que majoritairement, le monde politique belge ne peut se résoudre à adopter un modèle de laïcité à la française : cela fait peur, cela s’éloigne de la tradition belge qui consiste à chercher le compromis, le consensus, plutôt qu’à défendre des principes.
H.Z : C’est vrai, le pluralisme en soi n’est pas une illusion. Mais pour vivre un pluralisme apaisé, un minimum réciproque de concessions est plus qu’indispensable. Ni le lecteur de votre livre ‘Fichu voile’, ni celui qui se promène à Molenbeek, le petit Maroc selon votre compatriote flamande Hind Fraihi (Undercover In Klein-Marokko), ne pourrait croire aisément à un probable consensus. Que faire avant que la Belgique toute entière devienne Molenbeek ?
Nadia Geerts : Molenbeek est un cas très particulier à Bruxelles, et son bourgmestre (maire), Philippe Moureaux, porte une lourde responsabilité dans la ghettoïsation de sa commune, tant il a fait preuve de clientélisme vis-à-vis de la population musulmane.
Heureusement, toute la Belgique n’est pas Molenbeek, et je ne pense pas que le risque existe qu’elle le devienne. En revanche, le risque existe bel et bien de voir se développer des zones (elles existent d’ailleurs déjà) où le communautarisme exacerbé met en danger le vivre ensemble. Certaines communes bruxelloises, sous prétexte d’adaptation à la « réalité de terrain », proposent déjà de la viande hallal dans les écoles ou des heures de piscine réservées aux femmes, et à Anvers, des élèves ont commencé à aller à l’école en burqa, juste avant que la directrice prenne la décision, pour cette raison, d’interdire purement et simplement le port du voile.
La solution, selon moi, passe par une réflexion en profondeur sur la place des religions dans l’espace institutionnel, à l’école, dans la fonction publique, au Parlement. Il importe de développer l’idée que si l’on a parfaitement le droit de se sentir « d’abord croyant » dans sa vie privée, une société ne peut fonctionner si l’on ne se sent pas « d’abord citoyen » dans certaines situations. A force de développer l’idée qu’il fallait respecter inconditionnellement les revendications estampillées « religieuses », on aboutit à un délitement du lien social : les différences sont survalorisées, et ce qui nous rassemble, ou devrait nous rassembler (la recherche du bien commun) disparaît. C’est pour moi le danger essentiel du communautarisme.
H.Z : Vous écrivez dans ‘ Fichu Voile’ que la question qu’il faut se poser aujourd’hui n’est pas celle de l’islam en Belgique, mais, bien plus généralement, du type de société dans laquelle nous voulons vivre : « voulons-nous d’une société patchwork, juxtapositions de diverses communautés ne se mélangent guère, ou d’une société réellement interculturelle, fondée sur la reconnaissance d’un socle de valeurs communes qui transcendent nos divers particularismes, fussent-ils religieux ? »p.28
Votre question n’est-elle pas en quelque sorte une description objective de la société belge d’aujourd’hui, un constat ? Pensez-vous que les musulmans puissent faire la moindre concession vis-à-vis de leur dogme, quand on sait que l’islam est législation plus qu’une spiritualité ? La collision entre l’islam et la société moderne n’est-elle pas inévitable ? N’est-il pas l’islam lui-même qui pose problème, et non pas l’islamisme ?
Nadia Geerts : En effet, la société belge évolue actuellement, du moins dans certaines villes, vers une simple juxtaposition des particularismes, et c’est préoccupant. Cela dit, des voix s’élèvent, de plus en plus nombreuses, pour réclamer un cadre laïque qui permette de sortir de cette « impasse communautaire » qui mine le vivre ensemble.
Concernant la distinction entre islam et islamisme, je pense qu’elle est pertinente. Il est vrai qu’aujourd’hui, l’islam pose problème, justement parce que c’est trop souvent la lecture islamiste qui prévaut. Les voix musulmanes laïques, démocrates et progressistes sont trop souvent bâillonnées, donnant l’impression fallacieuse que le seul islam qui existe est un islam politique, rigoriste, conservateur et antilaïque. Cependant, il ne faut jamais oublier qu’à côté des activistes islamistes que l’on entend beaucoup, il y a une majorité silencieuse de musulmans qui ne demandent qu’à vivre en paix, ne revendiquent pas d’ »accommodement raisonnable » en fonction de leur religion et souscrivent aux principes laïques. Pour prendre l’exemple précis du port du voile à l’école, la majorité des jeunes filles qui le portent acceptent de l’enlever en entrant à l’école ; mais tout se passe comme si le seul point de vue « musulman » sur la question était le refus de toute interdiction du port du voile. C’est là que réside le danger.
H.Z : Musulmans laïques, démocrates et progressistes ! Excusez-moi, mais cela ressemble à une blague belge. Je ne vois vraiment pas comment peut-on être musulman et laïque ? Etre laïque et démocrate, c’est refuser la charia, la loi d’Allah, c’est-à-dire l’islam lui-même ! Exemple : un immigré marocain ou algérien refusant à sa fille la liberté de se marier avec un non musulman, est-il musulman ou islamiste ? Le voile est-il une invention intégriste ou un impératif islamique ?
Nadia Geerts : Etre laïque, c’est à mon sens être partisan de la séparation du droit et de la foi. Et je pense que, même si globalement, l’islam est actuellement dans une mauvaise passe, on peut en effet être musulman et souscrire à ce principe de laïcité politique. Je ne nie pas que le problème de l’islam tient à ce que, bien plus que les autres religions du livre, ce soit une religion fondée sur le message d’un prophète qui fut à la fois chef spirituel et dirigeant politique. Néanmoins, on trouve dans l’islam des courants rationalistes, comme les mutazilites par exemple, qui insistaient sur la nécessité de lire le texte coranique à la lumière de la raison. Il y a également aujourd’hui des intellectuels musulmans qui mettent l’accent sur la nécessité de lire le Coran dans une perspective historique, en le contextualisant.
Concernant le voile, il s’agit clairement, pour moi, d’un prescrit qui n’a rien d’islamique. La première trace de l’obligation faite aux femmes vertueuses de se voiler date d’ailleurs du XIIè siècle avant JC, bien avant la naissance de l’islam donc. Faire d’une coutume traditionnelle un prescrit fondamental de l’islam, c’est de toute évidence utiliser la prétendue religion (rappelons qu’aucun verset du Coran ne dit clairement que les femmes doivent se couvrir la tête) à des fins politiques de contrôle du corps des femmes. C’est donc de l’islamisme.
H.Z : Je ne partage pas votre analyse même si je la trouve sympathique, optimiste et surtout responsable. Vous avez raison, être laïque, c’est être partisan de la séparation du droit et de la foi. Néanmoins, on ne peut nier que la loi et la foi sont les deux faces d’une même pièce en islam. Dans ce cas, comment séparer l’inséparable ?
Vous affirmez qu’aucun verset du coran ne dit clairement que les femmes doivent se couvrir la tête. Sans tomber dans une querelle d’interprétation, le voile est le résultat logique du statut de la femme en islam car le minorât de la femme est un commandement religieux. Le Verset 31, Sourate 24, dit mieux, Allah donne l’ordre au prophète de dire aux femmes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté et de ne rien montrer de leurs atouts et de rabattre leur voile sur leurs poitrines etc.
Quant aux réformistes islamiques, je me demande comment pourraient-ils lire rationnellement le verset 34, Les femmes :
« Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs biens. Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs maris) et protègent ce qui doit être protégé pendant l’absence de leurs époux, avec la protection d’Allah admonestez (les femmes) dont vous craignez l’infidélité ; reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les .Mais ne leur cherchez plus querelle si elles vous obéissent. »
Nadia Geerts : Je ne suis pas théologienne. Néanmoins, je pense que la contextualisation, ou l’historicisation, consiste justement à déterminer ce qui, dans un texte « sacré » quel qu’il soit, relève de l’universel, et ce qui s’inscrit dans un contexte historique, politique, culturel, etc. particulier.
Ainsi, il existe des courants au sein même de l’islam qui défendent l’idée que certains versets, par exemple ceux qui accordent moins de droits à la femme qu’à l’homme, se justifient historiquement, en raison du contexte de l’époque, mais ne doivent en aucun cas être pris à la lettre pour déterminer comment gérer les relations entre hommes et femmes aujourd’hui, dans un contexte essentiellement différent.
Plus fondamentalement, je trouve dangereux les discours qui conduisent à placer les musulmans devant une seule alternative : soit être des fondamentalistes, qui lisent et appliquent le Coran à la lettre, soit devenir des athées. Il me semble que ce discours a peu de chances de faire évoluer les choses, et qu’au contraire il peut renforcer les tenants du fondamentalisme. Aidons les musulmans progressistes et démocrates, plutôt que de leur dire que le vrai islam, ce n’est pas ça ! Le danger réside pour moi dans la sédimentation d’une religion, quelle qu’elle soit, c’est-à-dire dans le fait de refuser qu’elle puisse évoluer, ce que toutes les religions ont pu faire grâce à des esprits éclairés qui ont su distinguer l’esprit de la lettre. C’est ce mouvement-là qu’il faut, selon moi, encourager au sein de l’islam. Car mon but n’est pas de transformer les gens en athées, mais de trouver une manière de vivre ensemble dans le respect d’un certain nombre de principes fondamentaux, au nombre desquels la laïcité politique.
H.Z : Aucun esprit libre ne veut dicter aux musulmans comment ils devraient s’y prendre avec leur religion. A chacun de considérer sa religion comme il l’entend, du moment qu’elle reste dans le domaine strictement privé. Aucun démocrate ne veut transformer les croyants en athées. Au contraire, c’est l’oppression communautaire qui veut transformer les gens en croyants. Je voulais simplement dire, à travers ma question précédente, que l’islam n’est pas une religion comme une autre, dans le sens où le Coran n’est pas vu comme un texte inspiré mais comme dictée divine, et cela gène énormément son interprétation. Nier cela ne rend service ni aux démocrates, ni aux musulmans. Mais étant donné qu’aujourd’hui, c’est la journée internationale de la femme, je vous laisse le dernier mot.
Nadia Geerts : Je vous accorde qu’il est sans doute difficile de dissocier l’islam spirituel de ses aspects politiques, dès lors que le Coran est à la fois l’un et l’autre. Néanmoins, je pense que cette voie-là est possible, et que c’est elle que nous devons encourager, plutôt que d’enfermer l’islam dans ses interprétations les plus littéralistes et rétrogrades. Ne prenons pas le risque d’envoyer comme message aux musulmans humanistes, démocrates et laïques que leur interprétation de l’islam est erronée. Car après tout, ce sont les hommes qui font les religions…
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