L’autre histoire (l’art, la culture et la gauche française)
Cette question majeure n’est pas apparue lors de la campagne présidentielle et il est temps d’y songer (ajouterai-je qu’il est vraiment temps de s’y mettre ?) Si elle veut vraiment se ressouder autour de valeurs qui ne pourront lui être volées par la machine ultralibérale et ce « storytelling »(1) qui ne peut agir que sur la base d’un décervelage médiatique organisé, la gauche doit impérativement replacer la culture et l’art au centre de ses préoccupations.
Et, pour une fois, prendre cette question au sérieux. C’est aujourd’hui un impératif absolu.
Il ne s’agit pas d’utiliser une fois de plus, le « brillant » de l’art comme valeur ajoutée au service du tourisme, du commerce et à l’usage des parcours politiques ! De juger à l’aune du quantitatif ce qui est de l’ordre du symbolique. Non. Surtout pas.
Il s’agit de prendre conscience de l’importance fondamentale de l’authentique outil de civilisation que représente la mise en jeu et en forme d’aspirations communes par le moyen de l’art.
Devant une offensive matérialiste mondiale qui a pour but de déshumaniser l’être humain, la gauche française fait face à une perte de compréhension de ce qui constitue sa véritable force. Elle ne peut plus se permettre le luxe de ne pas prendre en main la question de l’immatériel, celle du symbole et de sa transmission.
Elle doit le faire pour deux raisons majeures.
Une raison de fond : bien que nombre de représentants actuels de la gauche française semblent négliger cette réalité, l’importance accordée à la culture et à l’art sont parmi les plus solides fondamentaux d’une vraie pensée de gauche.
La mémoire des peuples, l’histoire véhiculée et transmise d’une génération l’autre par l’écrit, le théâtre et tous les arts « vivants », le cinéma, la relation construite par l’action artistique, reliant en temps réel des êtres et des pans atomisés d’une société en miettes.
De Victor Hugo à Edward Bond en passant par Orwell et Bradbury (mais
aussi Peter Brook, Ariane Mnouchkine, Abdellatif Kechich, Ken Loach et bien d’autres...), la question de l’humain - aujourd’hui centrale -, ce sont souvent des artistes qui l’ont portée et continuent à la porter au plus haut degré. Pour toucher l’âme en profondeur, rien n’égale la force de l’art.
Comme l’ont prouvé l’histoire dans notre pays du mouvement de l’Éducation populaire et celui de la première décentralisation théâtrale, les aspirations portées par toutes les formes d’art - lorsqu’elles sont véhiculées de façon démocratique - sont une poutre maîtresse de la construction d’une pensée émancipée, solidaire et humaniste. C’est ainsi qu’a pu se constituer le terreau historique, le fond culturel commun à partir duquel, dans les siècles récents, les mouvements d’émancipation se sont autorisés à se percevoir comme légitimes jusqu’à devenir des outils politiques. La mémoire et la pensée sous toutes leurs formes, particulièrement artistiques (leurs adversaires ne l’ignorent pas, qui ne cessent d’asséner qu’il faut cesser de réfléchir et surtout de faire en sorte qu’on ne puisse penser et ressentir ensemble).
C’est en partie ainsi, qu’après-guerre, dans un partage d’émotions propices à l’élévation des esprits, la France a su peu à peu renaître de sa débâcle morale. Et c’est principalement sur ces fondations qu’à partir de la Libération s’est construit dans un pays à l’identité dévastée un service public de la culture qui a permis à la pratique de l’art de se défaire des impératifs de rentabilité. Un service public qui permet de redonner à l’art sa vraie place : celle d’un trésor immatériel commun à tous et appartenant à chacun.
La deuxième raison est d’ordre stratégique : dans les rares moments où les politiques de gauche font l’effort de prendre cette question au sérieux, ceux qu’on appelle la « droite » ne peut les suivre loin sur ce terrain, et c’est sans doute le seul où ça soit vraiment le cas. C’est la raison pour laquelle les ultralibéraux veulent en finir avec cette « exception culturelle » française qui nous donne une grande responsabilité aux yeux du monde.
Car le vrai travail de l’art, ce mélange d’émotion de mémoire et de désirs communs qui ouvre la voie d’un enrichissement et d’un élargissement de l’âme, ne peut que s’opposer à leurs manœuvres. C’est pourquoi, comme le savait Maurice Pottecher lorsqu’il créa le théâtre du peuple de Bussang, c’est l’un des outils les plus sûrs de la construction de l’humain et de la résistance à la médiocrité, ce que Jean Jaurès était loin d’ignorer. C’est en grande partie de cette manière, souvent imperceptible, qu’un désir d’émancipation s’est peu à peu développé dans les esprits. Par l’échange, le lien créé par la culture, celui d’une histoire commune que portent l’art et la pensée, la poésie ou le théâtre, réunissant un peuple entier comme le voulait Vilar (et, d’une certaine façon Malraux). Un « storytelling » de très haut niveau, fondé sur la mémoire et porteur d’aspirations partagées, par lequel les individus peuvent se vivre en tant qu’acteurs collectifs d’un enrichissement culturel.
Il n’est plus temps de tergiverser : la gauche française doit impérativement faire de la culture l’un de ses thèmes majeurs. Si elle l’ignore, elle se privera d’un atout essentiel. Peut-être le dernier dont elle dispose vraiment.
Nicolas Roméas, directeur de Cassandre/Horschamp
(www.horschamp.org)
1- Storytelling, Christian Salmon, La Découverte
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