L’avenir pour les « élites » et le présent pour le peuple

Une économie française spécialisée dans le high-tech, inventant et produisant les objets les plus incroyables, pour en remplir les lieux de vie de demain. Une Europe devenue une puissance politique démocratique, capable de s'adresser sur un pied d'égalité, aux autres grandes puissances de demain, USA, Chine, Inde, Brésil, Russie, et autres peut-être. Et demain encore, un organe de gouvernance mondiale, grâce auquel le commerce et la finance mondialisés, permettraient à tous les pays et régions du monde de se développer, et ce sans se nuire les uns aux autres. Nouvelles technologies françaises, puissance européenne, fraternité et prospérité mondiales, c'est de cette manière "télescopique" que se déploient les belles idées, les beaux projets à long terme, auxquels rêvent la plupart des notables de France, universitaires, journalistes, essayistes et dirigeants politiques, confortablement installés dans leurs living-rooms.
S'il leur arrive peut-être aussi parfois, de rêver à toutes ces belles idées, les chômeurs et les travailleurs pauvres ou moyennement riches de France, sont souvent ramenés à la réalité présente, par leurs difficultés elles aussi bien réelles et présentes. Pour plaire à la fois aux notables et aux autres habitants d'un pays, un projet politique devrait donc se donner une perspective de long terme remplie de belles idées, tout en ayant aussi l'ambition de transformer profondément le réel à très court terme. Malheureusement les notables ne partagent pas souvent cette envie du court terme. La croyance que l'on va vers une amélioration de la situation de leurs concitoyens, d'ici une petite cinquantaine d'années, leur suffit souvent. Parfois même les notables sont prêts à sacrifier le bien être présent de leurs concitoyens, à l'une ou l'autre des belles idées auxquelles ils tiennent.
Selon nombre de notables, les délocalisations et la pression à la baisse sur les salaires, dus à la concurrence sur le coût du travail entre travailleurs de France et travailleurs des pays émergents, n'ont rien d'alarmant. Elles pousseront la France à abandonner les "vieilles" industries pour se spécialiser dans le high-tech, et d'ici quelques années les millions de chômeurs de France auront un travail dans le high-tech. A moins que ce soit la future gouvernance mondiale qui résolve bientôt ce problème, en permettant que les pays n'utilisent plus le bas coût du travail comme une arme pour être plus compétitifs. De toute façon on ne doit pas refuser cette sorte de concurrence, indispensable au développement du reste du monde.
Quant aux traités européens, il ne faut surtout pas vouloir faire ce qu'ils interdisent, même si l'Union Européenne n'est pas une institution démocratique, et même si toute politique économique ayant l'ambition de ramener l'emploi, la croissance, et de meilleurs salaires en France, est impossible sans faire des choses que le respect de ces traités rend impossibles. Entre le beau rêve de la puissance européenne, et le bien être présent de nombreux français, c'est le choix de la "rigueur" que fit Mitterrand en 1983, qu'il faut toujours faire et refaire.
Enfin, les notables réprimandent durement les français qui sentent le besoin de se sentir bien parmi les leurs, parmi les membres de leur peuple. A l'inverse de Joseph de Maistre, les notables ne veulent plus voir de Français, ils ne veulent voir que des Hommes, ou tout au moins des Européens. Quel besoin a-t-on d'ailleurs d'une culture nationale, quand les nouvelles technologies peuvent apporter à l'individu tant de bonheur, et quand elles peuvent résoudre tant de ses problèmes existentiels ou sociaux ?
La propension des notables à préférer l'avenir et les belles idées, au présent et au réel, n'est pas nouvelle. On retrouve ainsi cette propension lors de la révolution française, chez les Girondins. Les Girondins aimaient la doctrine libérale, toute jeune à leur époque. Ils aimaient en elle la perspective de prospérité à long terme qu'elle promettait, ainsi que l'idée de laisser aux acteurs de l'économie une certaine liberté d'initiative. Ils aimaient tant cette doctrine, qu'en son nom ils s'opposèrent à ce que l'État restreigne, au moins dans l'immédiat, la liberté du commerce du grain et du pain. Qu'importait pour eux qu'en pleine tourmente, le peuple n'ait pas de pain à manger, qu'il risque de se révolter, et que les armées ne soient pas ravitaillées ? Les Girondins voulaient aussi que la France se dépèche de faire la guerre aux rois du reste de l'Europe, séduits par l'idée d'une France portant la liberté aux autres peuples d'Europe. Qu'importaient encore pour eux, les morts à la guerre, la difficulté de mener une guerre quand le régime est instable et menacé de l'intérieur, et les paniques que pourrait provoquer la menace des rois et des armées du reste de l'Europe ?
Les Montagnards s'opposèrent aux Girondins sur ces deux points, et notamment Robespierre par deux discours (le Premier discours sur la guerre, et le Discours sur les subsistances). « Contentez-vous des avantages que la fortune vous donne, et laissez au peuple du pain, du travail et des mœurs », dit Robespierre aux notables, dans l'un de ces discours. Lors de l'autre discours, pour se moquer d'un Girondin il reprend à Ésope l'image inaltérable de cet « astronome qui, en considérant le ciel avec trop d'attention, était tombé dans une fosse qu'il n'avait point aperçue sur la terre. »
Toutes les belles idées que vous voulez, pourvu que vous vous attendiez à ce que le peuple rie bien fort, si vous tombez par mégarde dans une fosse ; et pourvu que vous n'oubliiez pas de vous battre pour qu'il ait le droit d'avoir aussi simplement : « du pain, du travail, et des mœurs » !
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