L’élection de 2022, entre morosité et passions tristes ; atmosphère de fin d’un monde
1) Un regard rétrospectif sur l’histoire de l’homme révèle des choses cachées sous un déni de réalité que les philosophes peuvent dévoiler. Parce que le philosophe pense ce qui ne va pas de soi et se faufile sous les évidences pour questionner les choses. Homo sapiens serait apparu il y a bien plus de 100 000 ans. Les traces pariétales les plus anciennes remontent à quelque 35 000 années selon les datations effectuées sur les peintures de la grotte Chauvet. Sapiens est l’espèce dont les inventions n’ont pas de limite. Une chose est certaine, Sapiens a occupé la terre pendant des dizaines de milliers d’années dont quelque 6 millénaires en disposant de l’écriture. En ce début de troisième millénaire de notre ère, nous pourrions nous demander si l’homme continuera à occuper la terre dans mille ans et dans l’affirmative, comment les gens vivront-ils, avec quelles technologies, quels régimes politiques, quelles croyances. En réalité, il est impossible de se projeter si loin, ni même anticiper les prochaines décennies au rythme où vont les progrès technologiques et les tendances politiques. Mais au fait, quel sera l’état sera l’humanité d’ici un demi-siècle ? Un désastre en vue ?
2) Selon la bonne formule professée par Heidegger, l’Europe est entrée depuis quelques siècles dans l’époque des conceptions du monde. Il est impossible de dissocier la conception du monde de la conception du temps, autrement dit du progrès ou du déclin. Il fut un temps où l’homme faisait avec le temps, pour ne pas dire qu’il le subissait. Pour Aristote, génération et corruption découlent de la Nature. L’idée de progrès ou de déclin au sens moderne est absente et c’est le cas également pour le monde médiéval. L’époque moderne envisage une progression et l’homme devient un acteur du temps, de l’Histoire. Hegel puis Marx conçoivent une fin idéalisée pour les sociétés. Un Etat rationnel ou un monde sans classes. Il ne serait pas venu à l’idée de ces deux philosophes que l’humanité puisse disparaître ou finir dans un désastre chaotique. Depuis Hiroshima il en va tout autrement. Einstein, peu avare de formules iconoclastes, voyait pour l’humanité trois menaces, désignées comme bombes, atomique, démographique, informatique. Ces anticipations occupent actuellement les esprits. La menace nucléaire est revenue avec la Russie. La menace démographique engendre son cortège d’inquiétudes, famine, migrants, réfugiés. La menace informatique se traduit avec les systèmes de surveillance et de contrôles utilisant le numérique et les intelligences artificielles. A ces trois menaces s’ajoutent deux craintes, les pandémies et le réchauffement climatique. Tous ces éléments confèrent une tonalité du genre fin du monde, apocalypse chaotique, désastre prévisible. A l’époque sotériologique, avant la modernité, les gens se projetaient dans le salut, personnel, puis avec les conceptions du temps, les hommes pensaient progresser et installer un monde vivable à durée indéterminé. En 2022, c’est plutôt un contrat social à durée déterminée qui a été signé sur un document apocryphe.
3) Le cours de la campagne présidentielle épouse les couleurs du temps et résonne avec les tonalités de l’époque présente. Des teintes maussades, des brumes persistantes, des débats brouillés, des citoyens plongés dans le brouillard et d’autres qui parviennent à maintenir la tête hors de l’eau. Les partis ayant dirigé le pays depuis 50 ans sont dans une situation catastrophique et risquent de finir vers les 10 points si l’on additionne les scores prévus pour les candidates LR et PS. La configuration politique tourne autour de deux axes, l’Etat libéral représenté par Emmanuel Macron autour des 27 points ; et le peuple en colère, frustration, insatisfaction, souffrance, capté par plusieurs personnalités d’horizons divers, NDA, Jean Lassalle, Éric Zemmour, Marine le Pen, Jean-Luc Mélenchon. 2 + 3 + 9 + 23 + 15 = 52. En ajoutant les voix d’extrême gauche, une grosse minorité de l’électorat LR et la marge de progression des mécontents, on frôlerait les 60 points de défiants auxquels s’ajoutent les abstentionnistes. Les cadres LR ont été obligés de constater l’expression des passions tristes au sein même de leur mouvement lorsque le nom de Sarkozy fut conspué. Aurait-on imaginé un gaulliste siffler le général ?
Que penser de ces chiffres ? Ils traduisent l’humeur politique de notre époque. Depuis plus de dix ans, une tendance au dégagisme se dessine. Hollande pour virer Sarkozy, puis Macron pour virer Hamon et Fillon et maintenant une bande des trois, Mélenchon, Zemmour, Le Pen, qui ne pourront pas « virer » Macron mais le souhaitent ardemment. Néanmoins, personne n’écarte un scénario à la Trump, autrement dit une arrivée à l’Elysée de Marine le Pen pourtant jugée impossible, comme ce fut le cas aux Etats-Unis avec des médias aveuglés au point de n’avoir pas vu arriver l’impensable qui pourtant était envisageable en 2016, année riche en coup d’éclat avec en été le vote britannique en faveur du Brexit. En France, la colère exprimée dans les urnes laisse présager une suite de crises sociales selon les observateurs avertis.
4) L’effacement du PS et de LR accompagne un passé qui se dérobe, nous plongeant dans l’incertitude du lendemain et le risque d’une époque de grande liquidation. Les espérances soldées dans un grand vide-grenier des idéologies. Le PS et le LR s’effacent comme en d’autres temps le Parti communiste fut balayé après 1983 car il n’absorbait plus la culture socio-politique de l’époque, lorgnant vers un logiciel daté. Le PS et le LR ont perdu eux aussi le logiciel du temps présent, ont été divisé par deux tendances, et n’ont pas été portés par une personnalité à l’autorité charismatique. La logique des appareils l’a emporté sur les convictions et le service de la nation.
Ce délestage du passé est un Janus à double face, annonçant une renaissance ou un chaos généralisé. Mais il ne faut pas se voiler la face, il ne peut y avoir renaissance sans un ressourcement dans le passé. S’il n’y a qu’un seul enseignement à tirer de la Renaissance, c’est que cette période a tenté de se projeter dans un passé alors révolu, celui d’Athènes.
5) Une enquête sur le terrain de campagne montre que la désaffection des électeurs mesurée dans les sondages est le miroir de l’absentéisme des militants. Je n’ai pas croisé beaucoup de monde sur le marché du dimanche à Talence que je fréquente régulièrement depuis plus de 20 ans. Jamais une telle défection ne s’est manifestée avec une telle visibilité. Ayant le contact facile, j’ai discuté avec les rares militants et j’ai remarqué un spectre de sentiments et d’émotions, acrimonie, tristesse ; puis en les interpellant sur l’état du pays, j’ai noté quelque agacement, pour ne pas dire ressentiment et colère. Une élue du PS visiblement sonnée dénonça le libéralisme comme cause de tous les malheurs, une vieille musique qui sonne faux, surtout depuis le pacte compétitivité décidé par François Hollande avec l’appui du courant rocardien et progressiste récupéré depuis par le mouvement en marche. Désolation et tristesse, fin de campagne placée sous les bombes, les horreurs et les peurs contemporaines. Ces petits détails traduisent un épuisement de la démocratie. Une sorte de désincarnation, comme on le constate dans les prestations d’Anne Hidalgo ou même de Valérie Pécresse, candidate LR qui semble sortir d’un casting pour une pub de parfum. La démocratie semble épuisée, érodée par les partis et délaissée par les citoyens à la faveur d’un malentendu sur ce que l’on attend d’un régime démocratique.
6) Un observateur étranger a noté récemment une spécificité française qui serait liée à l’usage de notre langue. Une distorsion sémantique se produirait et nous serions dédoublé entre un vécu authentique reposant sur l’expérience au quotidien avec une vie sociale, à laquelle s’ajoutent quelques informations pratiques et un vécu imaginé, fantasmé, construit par les images et les paroles diffusées dans les médias de masse par les experts et les polémistes. Le sentiment de fin du monde et de catastrophe serait alors amplifié par ces procédés sémantiques pouvant nous persuader que nous vivons en enfer. Mais cette fois, nous ne croyons pas qu’un Dieu puisse nous sauver. En revanche, d’habiles politiciens se disputent la posture du sauveur et du protecteur. Les émotions, colères, ressentiments, finissent par produire des effets collectifs similaires à une prière de groupe, autrement dit un égrégore mais qui fonctionne de manière exotérique avec une dose d’irrationnel. Les projections catastrophiques redoutées par les Français sont-elles des illusions ou des pressentiments ? Excepté quelques faits divers agaçants et parfois sordides, la vie semble se poursuivre dans un brouhaha qui résonne en fait comme un inquiétant silence. L’incertitude est prévisible. Et nous espérons ou redoutons l’imprévisible !
7) L’avenir incertain se dessine sous le signe des crises et des résiliences. Une époque finissante d’en finit pas de finir comme aurait dit Heidegger en prolongeant sa formule sur l’ère de la technique. Rien ne laisse pressentir une profonde mutation annonçant un monde nouveau comme ce fut le cas vers 1450, après la guerre de cent ans et les ravages colossaux de la peste noire. L’Europe est passée de la vie contemplative à la vie active, du monde clos au monde infini selon les formules proposées par le philosophe des sciences Koyré. Infini dans l’espace, puis dans le temps avec les sciences contemporaines à partir de Darwin. Les temps modernes furent marqués par la conquête de la planète, de l’espace et même du temps en croyant installer une progression indéfinie. Avec le numérique, la planète semble s’être rétrécie, avec le spectre climatique et autres dystopies, le temps n’est plus indéfini et pourrait s’arrêter. A nouveau, l’humanité dans un monde clos. Mais pas parce que Dieu l’a décidé. L’homme moderne est partie prenante dans la clôture du monde, qui en réalité est une fermeture. La porte de l’avenir est fermée (dans les consciences) mais qui donc manipule les portes ?
8) La situation est lisible pour ceux qui savent regarder le monde tout en prenant une distance avec les événements. Voir de loin nous rapproche des choses. Retournement, retour sur soi, sur l’histoire. Le fond des âmes est insondable mais les manifestions de l’étant sont colossales, de quoi se perdre. Ces quelques notes volées au ciel ne peuvent pas encore jouer la musique des temps nouveaux, lorsque prendra fin l’ère moderne de la technique et du calcul. Une révolution n’est pas souhaitable, une renaissance est préférable, sous réserve qu’elle soit authentique et provienne d’une communauté d’âmes plurielles et réfractaires face aux injonctions morales, culturelles et politiques émises par les autorités qui orientent le régime et diffusent la carte de nos existences.
Réfraction, prisme de la mémoire renaissante, point de convergence des éternités passées et à venir.
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