« L’esprit du 11 janvier 2015 » (1/2) : la manipulation du concept des « valeurs » pour faire obstruction à la compréhension des idées
« L'esprit du 11 janvier 2015 » est le socle du tournant politique effectué à la suite des attentats survenus les 7, 8 et 9 janvier. Manuel Valls en a détaillé les fondements et les mesures à prendre dans son discours solennel du 13 janvier à l’Assemblée nationale. Les premiers pas de cette politique sont notamment visibles dans l’école avec une nouvelle intransigeance au nom des « valeurs républicaines ». Par une analyse détaillée de ce discours cet article propose un éclairage de cet « esprit du 11 janvier 2015 ». La première partie s’attache à comprendre la nature même des mots de ce discours et la manipulation qui en découle. La deuxième partie proposera une compréhension de cet « esprit du 11 janvier 2015 » et les dangers qu’il représente pour l’école et la société. La relative longueur de cet article est nécessaire pour bien exposer ce qui nous semble les fondements de cette manipulation.

Le 13 janvier 2015, Manuel Valls prononce un discours solennel à l'Assemblée nationale (vidéo). Deux jours plus tôt ont défilé plusieurs millions de personnes dans toute la France. L'expression « Je suis Charlie » est alors dans tous les cortèges. Dans son discours, Manuel Valls quant à lui fait référence à « l'esprit du 11 janvier 2015 », en expose sa vision et en décrit les premières mesures.
Le succès de l'expression « Je suis Charlie » suscita de nombreuses interrogations sur sa signification (1). Avec des interprétations de « Charlie » aussi diverses que « les victimes », « Charlie Hebdo », « la liberté d'expression », « les valeurs humanistes », « la France » ou autre, il est peu évident en effet de savoir ce qui vraiment a poussé les millions de personnes à défiler le dimanche 11 janvier 2015. « Je suis Charlie » fut donc compris comme un « slogan », non porteur de sens lui-même, mais pouvant être interprété de multiples façons et donc rassembler un très grand nombre de personnes.
L'expression « l'esprit du 11 janvier 2015 » est, elle, de tout autre nature. Elle n'est pas brandie sur de multiples pancartes mais en revanche depuis incessamment employée par les hautes sphères du pouvoir de l'État. Elle est devenue la pierre de fondation de la nouvelle politique du gouvernement. La signification de cette expression reste cependant floue. Sur la base du discours de Manuel Valls, cet article en deux parties en propose un éclairage.
Les conseils de Méphistophélès à l'Étudiant
Avant d'aborder directement cette question, portons l'attention sur un passage de la première partie du Faust de J.W. von Goethe, une inépuisable œuvre classique qui n’a jamais paru aussi moderne. Le contexte en est le suivant : Méphistophélès se fait passer pour le Docteur Faust et reçoit un nouvel étudiant. Celui-ci demande conseil sur son orientation, hésitant entre les Sciences naturelles, le Droit ou bien, peut-être, même la Théologie...
L'Étudiant
[...] J'aurais presque envie d'étudier la Théologie.
Méphistophélès
Je désirerais ne pas vous induire en erreur.
Mais en ce qui concerne cette science,
Il est si difficile d'éviter la fausse route,
Il s'y cache tant de poisons
Qu'on a tant de peine à distinguer du remède.
Là encore, le mieux est de suivre un seul maître,
Et de jurer sur ses paroles.
Au total – tenez -vous en aux mots !
Vous êtes alors sûr d'entrer par la grande porte
Dans le temple de la Vérité.
L' Étudiant
Mais une idée doit toujours être contenue dans un mot.
Méphistophélès
Sans doute ! Mais il ne faut pas trop se tourmenter ;
Car justement lorsque l'idée manque,
Un mot vient à propos pour y suppléer.
Avec des mots on discute parfaitement,
Avec des mots on construit tout un système,
Sur des mots on fonde merveilleusement toute une croyance,
D'un mot on ne peut enlever un iota.
La leçon de Méphistophélès est claire : « tenez-vous en aux mots ! ». L'Étudiant cependant a un éclair de lucidité et réclame une idée pour chaque mot : il faut bien en effet les comprendre. Méphistophélès ne le voit pas ainsi : on peut tout à fait se passer des idées et utiliser les mots indépendamment donc de toute signification.
La définition de « mot » aide à comprendre le problème : « Son ou groupe de sons articulés ou figurés graphiquement, constituant une unité porteuse de signification à laquelle est liée, dans une langue donnée, une représentation d'un être, d'un objet, d'un concept, etc.. » Méphistophélès dissocie donc la perception (son ou groupe de sons) de l'idée signifiée. Un mot méphistophélique est donc un son ou un groupe de sons où « l'idée manque ».
Méphistophélès est sûr de lui : avec de tels mots vidés de sens on peut bâtir « système », « croyance » (nous pourrions ajouter aujourd'hui « idéologie »). Et il conclut : « D'un mot on ne peut enlever un iota. ». Comment enlever effectivement quoi que ce soit au vide ? Croyance et idéologie mènent donc au fondamentalisme, puisqu'en ne cherchant pas le sens des mots et en suivant « un seul maître », « Vous êtes alors sûr d'entrer par la grande porte / Dans le temple de la Vérité. »
Deux siècles plus tard, nous sommes toujours au cœur de ce problème et les grandes idéologies du siècle précédent montrent combien les conséquences peuvent en être dévastatrices. Les leçons de Méphistophélès seront le fil conducteur de cette analyse pour éclairer l'expression « l'esprit du 11 janvier 2015 » et le discours de Manuel Valls.
Le discours de Manuel Valls du 13 janvier 2015
Manuel Valls porte également une très grande attention aux mots. Il en détaille 22 dans son étonnant Abécédaire optimiste lors de la primaire socialiste de 2011 et dans son discours du 13 janvier 2015 il assure combien « nous devons aux Français d'être vigilants quant aux mots que nous employons et à l'image que nous donnons. » - une phrase à retenir. Il est donc certain que dans un tel discours chaque mot est pesé.
Reprenons donc les mots de son discours qui présentent « l'esprit du 11 janvier 2015 » : c'est « l'esprit de la France, sa lumière, son message universel », « la dignité, la fraternité », « l'attachement à la liberté », « le 'non' implacable au terrorisme, à l'intolérance, à l'antisémitisme, au racisme, [...] à toute forme de résignation et d'indifférence. » C'est Paris « la capitale universelle de la liberté et de la tolérance ». C'est « ce principe [ ... ] de la laïcité ». C'est « la France, c'est l'esprit des lumières. La France c'est l'élément démocratique, la France c'est la République chevillée au corps. La France c'est une liberté farouche. La France c'est la conquête de l'égalité. La France c'est une soif de fraternité. Et la France c'est aussi ce mélange si singulier de dignité, d'insolence, et d'élégance. Rester fidèle à l'esprit du 11 janvier 2015 c'est donc être habité par ses valeurs. »
Devant une telle avalanche de mots, les termes de Méphistophélès déjà mettent en garde : « Car justement lorsque l'idée manque / Un mot vient à propos pour y suppléer. »
Mais, comme l'Étudiant, cherchons donc l'idée dans les mots employés .
- « L’esprit de la France » ou « l’esprit des lumières » suppléent à « l’esprit du 11 janvier », sans l’expliciter.
- « Dignité », « insolence », ou « élégance » : un esprit peut être certes digne, insolent ou élégant, mais cela ne le définit pas.
- La « République » ne peut non plus définir l'« esprit du 11 janvier 2015 ». C’est inverser cause et effet : les institutions et les textes de lois qui composent la forme actuelle de l'État français qu'est la République, sont les conséquences d’un « esprit » et non celui-ci.
- « Liberté » « égalité », « fraternité », « laïcité » ou « tolérance » en revanche se réfèrent bien à des idées. Mais Manuel Valls ne l’entend pas ainsi : il ne considère pas ces concepts comme des idées, car il ne les explicite ni ne s'appuie sur leur signification. Il les présente comme des « valeurs ». La question essentielle qui se pose est donc : quelle est la différence entre « valeur » et « idée » ?
Les « valeurs », pièges sémantiques pour enterrer les idées
Précédemment furent décrits les deux éléments d'un mot : la perception sonore (groupe de sons) et l'idée qui y est rattachée. Il s'y ajoute un troisième élément : notre rapport individuel vis à vis de ce mot qui s'exprime par nos émotions (sympathie ou antipathie). Le mot « rose » par exemple a ces trois éléments :
- c’est un groupe de sons (phonétique : R o z @),
- il porte une ou plusieurs idées (Fleur du rosier / teinte d'un rouge très pâle),
- il est l'objet d’émotions personnelles (généralement sympathie).
De même pour le mot « liberté » :
- c’est un groupe de sons (phonétique : l i b E R t e)
- il porte une idée pas facile à saisir et qui donne toujours lieu à une intense discussion philosophique (nous y reviendrons).
- il est l’objet d’émotions personnelles (généralement sympathie)
C’est ce troisième élément qui est désigné par « valeur ». Celle-ci est subjective car issue de mon individualité : la sympathie que j'éprouve vis-à-vis de la rose n'est pas issue de la rose elle-même, mais de moi-même. Il en est de même pour la « Liberté » ou pour toute autre « valeur » d'une société : la majorité des individus de cette société éprouve en effet une haute estime pour ces principes (Liberté, Egalité, Fraternité pour la société française par exemple), mais certains individus ou d’autres sociétés ne les partageront pas forcément.
L'Idée en revanche est universelle et portée par le mot même. Pour la saisir il faut user de ses forces de compréhension et étudier. C'est bien ce à quoi aspire l'Étudiant : Mais une idée doit toujours être contenue dans un mot.
L'incessante référence aux « valeurs républicaines » par Manuel Valls et la classe politique actuelle est donc un piège pour la pensée : elle conduit à ne pas chercher quelles sont les idées que portent les mots mais à se référer exclusivement aux émotions dont ils sont l’objet. C’est une logique toute méphistophélique.
Le premier procédé méphistophélique : ne pas chercher l’idée.
Pour illustrer le problème, reprenons l'exemple de « Liberté ». Comme les autres idéaux de la Révolution de 1789, le concept de « Liberté » est loin d'être compris. Le courant du Libéralisme entend ainsi appliquer ce principe dans le domaine économique. Il prône l'affranchissement de toute règle dans l'exploitation des ressources naturelles et aussi dans les rapports de travail, considéré également comme une ressource. Nous en connaissons les conséquences : d'une part une sur-exploitation de la nature, d'autre part, en raison du déséquilibre des rapports de force, une concurrence exacerbée sur le marché de l'emploi, conduisant à une forme d'esclavage moderne pour le plus grand nombre des travailleurs. Dans le domaine économique, Orwell a tout à fait raison : la liberté, c'est l'esclavage. Une « liberté économique » n'a pas de sens.
Par ailleurs, appliquée dans le domaine politique, la « liberté », alors comprise comme l'affranchissement à toute loi, conduit à l’anarchisme. Les hommes n’étant pas (aujourd’hui du moins) des anges incarnés, une société où meurtres et vols ne sont pas interdits ne mènera certainement pas à la liberté pour tous, mais en réalité à un système de type mafieux ou pire. Une « liberté politique » n'a donc pas non plus de sens.
En revanche l’idée de Liberté prend tout son sens dans le domaine de création et de diffusion de la pensée (littérature, presse, science, art, religion...) que la censure amène irrévocablement à péricliter et disparaître. Le principe de « Liberté » est ainsi à comprendre comme liberté de pensée.
On peut discuter de la justesse d’une telle compréhension de l’idée de Liberté : elle mériterait un développement beaucoup plus long. Le but de cet exemple est avant tout de montrer combien il est nécessaire de vraiment chercher les idées que portent les mots. Un tel effort n’est cependant pas du tout entrepris par Manuel Valls ou la classe politique actuelle qui utilisent le mot « liberté » juste comme « valeur », sans en donner le sens et sans que l’on sache donc à quoi il réfère.
La réalité des actes politique parle par elle-même : le gouvernement de Manuel Valls, tout comme ses prédécesseurs, ne défend pas du tout cette liberté et au contraire y porte largement atteinte, tout en s'en réclamant. Ce hiatus flagrant démontre combien ces « valeurs » proclamées n'ont aucune signification réelle et sont juste des concepts vides.
Le premier procédé méphistophélique dans le discours de Manuel Valls est donc de désigner comme « valeurs républicaines » des concepts dont le sens n’est pas explicité.
Le deuxième procédé méphistophélique : ensevelir l’idée
Un deuxième procédé est éclairé par le mot « laïcité ». Au contraire de « liberté », sa signification est claire : séparation de l'Église et de l'État, chaque domaine devant être autonome et centralisé sur lui-même. Mais Manuel Valls ne l'entend pas ainsi. Dans sa définition de la « laïcité » dans son Abécédaire optimiste, il fait d'abord effectivement rapidement référence à la loi de 1905 et à la séparation de l'Église et de l'État, mais développe ensuite de tout autres significations : « la laïcité est synonyme du vivre-ensemble », « du respect », de « la possibilité de croire, de ne pas croire », du « respect des droits des femmes ». La vraie idée (séparation de l'Église et de l'État) est donc ensevelie sous des concepts sans signification (« vivre-ensemble ») ou complètement étrangers (« respect », « droits des femmes », « possibilité de croire, de ne pas croire »).
Ce phénomène est loin d’être particulier à Manuel Valls : la ministre de l'Education Najat Vallaud-Belkacem la définira aussi comme « distinguer le savoir du croire », et par exemple le débat sur le port du voile en 2004 à l’Assemblée nationale fut l’occasion d’un extraordinaire florilège de variations sur ce mot.
Le mot « laïcité » est donc complétement détaché de sa signification. Une nouvelle fois, la réalité des actes politiques de Manuel Valls confirme parfaitement ce non-sens : lui-même ne respecte pas du tout l'idée de la laïcité, notamment en participant officiellement à des cérémonies de l'église catholique de béatification ou de canonisation.
Le deuxième procédé méphistophélique dans le discours de Manuel Valls consiste à séparer un mot de sa signification et à désigner ensuite ce mot vidé de son sens comme « valeur ».
La manipulation des mots par les émotions
Si les idées sont absentes, les émotions associées à ces « valeurs » sont en revanche exacerbées. L’étude du mot « laïcité » dans la bouche de Manuel Valls le montre parfaitement : il y est surchargé d'émotions propres à la « valeur » qu'il est censé véhiculer. Manuel Valls exhorte les Francais à y adhérer : « La laïcité ! La laïcité, parce que c'est le cœur de la République ». Il les martèle dans son discours et porte sur eux toute l'accentuation de la phrase, avec toute une gestuelle expressive. Il suffit vraiment d’écouter son discours pour saisir combien seules les émotions comptent. Toute la République est ainsi appelée à appliquer cette laïcité et n'y parviendra jamais puisque un mot détaché de son sens est l'objet de toutes les interprétations possibles et contradictoires.
En considérant la cohérence de ce discours (et de tous les autres discours identiques) dans son refus de donner des clés de compréhension et dans sa recherche d’exacerbation des émotions, il me semble difficile de réfuter l’hypothèse d’une volonté de manipulation par Manuel Valls en toute conscience et tout à fait maîtrisée. Cette manipulatoin est en définitive simple : détacher les mots de leur signification (soit en ne la cherchant pas, soit en la remplaçant), les charger émotionellement et les utiliser comme vecteurs d'émotions pour orienter la volonté de ses auditeurs. Ceux-ci ne remarquent pas que le sens des mots leur échappe et se laissent guider par les seules émotions que leur inspirent ces mots. Les « valeurs de la République » servent donc avant tout à en dissimuler les idées.
Tel est donc tout le sens de la phrase de Manuel Valls : « Nous devons aux Français d'être vigilants quant aux mots que nous employons et à l'image que nous donnons. » Rien de tel que ce monde de mots et d'images creux pour arriver à ses fins et de convaincre ses auditeurs que :
Le mieux est de suivre un seul maître,
Et de jurer sur ses paroles.
Au total – tenez-vous en aux mots !
« L´esprit du 11 janvier 2015 », s´appuyant sur de telles « valeurs » d´illusion, reste donc inexplicité directement par le discours de Manuel Valls. La deuxième partie à venir de l´article s´attachera à en analyser la réelle nature.
(1) Par exemple par Frédéric Lordon (Charlie à tout prix) et Le blog Notre-Époque (Pourquoi le slogan "Je suis Charlie" est problématique voire dangereux)
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