L’Etat de guerre (autoritaire) à l’âge technumérique. Russie, Turquie, US…

Les historiens ont clairement établi qu’à l’époque contemporaine, les avancées techniques utilisées lors des grands conflits ont d’une part servi la croissance économique et d’autre part permis des transferts dans la sphère publique si bien que certains progrès réalisés pour les outils militaires ont été suivis d’applications accessibles au grand public. Ou à défaut, de perfectionnement. Le phénomène est facile à comprendre. La technique a pour finalité l’efficacité. Ce qui est efficace pour obtenir la victoire dans un conflit peut le devenir lorsqu’il s’agit de moyens civils. L’aviation par exemple, a fait l’objet d’attentions de la part des ingénieurs oeuvrant au service de l’armée. Les améliorations dans le vol aérien ont pu être transposées dans les avions civils. Autre domaine un peu similaire à la guerre, celui de la compétition automobile. Les recherches dans la motorisation, la transmission, la tenue de route des formules 1, ont parfois été transférées dans l’automobile de tout le monde, enfin, disons d’abord dans les modèles standing. Et puis le fameux Arpanet des années 1970, imaginé pour mettre en relation les ordinateurs traitant les données militaires avec le transfert de paquets, a été à l’origine de l’Internet que nous utilisons tous les jours. Mais lorsque le réseau Arpanet fut conçu, c’était pour répondre à une situation extrême en cas d’attaque nucléaire afin de maintenir la connectivité des ordinateurs et préserver la communication des données sensibles et tactiques.
Ces quelques constats permettent de comprendre, non sans une certaine cynique ironie, comment la guerre contre le terrorisme, domaine spécifiquement réservée à l’armée et ciblant des groupes désignés comme ennemis de la nation, peut devenir une guerre menée par l’Etat contre ses propres citoyens. C’est donc un second principe, appliqué non plus aux objets mais aux humains. Ce qui permet de faire la guerre peut tout aussi bien être utilisé dans le domaine civil. Rien de nouveau. Les chars russes ont maté le printemps de Prague. Même chose pour la fronde chinoise en 1990.
Mais sachons garder la tête froide. L’Etat n’a aucune raison de faire la guerre si les citoyens sont obéissants et dociles. Disons plutôt que si guerre il y a, celle-ci est préventive. Elle a pour justification le fait qu’un citoyen pourrait se livrer à des activités subversives et terroristes au sein même du territoire. Et donc, le tout récent attentat perpétré à Boston ne peut qu’alimenter les argumentaires de ceux qui défendent le principe du Patriot act et l’extrême surveillance des individus potentiellement « nuisibles » au sein même du territoire américain. D’aucuns imaginent déjà l’utilisation de drones pour des mesures de surveillance et qui sait si des drones équipés d’armements ne pourraient pas être utilisés en cas d’évaluation critique permettant de déceler un individu potentiellement dangereux ou même contrôler une insurrection. La presse n’en a pas beaucoup parlé mais dans le sillage de l’attentat de Boston, un individu suspecté de complicité a carrément été abattu par des policiers alors même qu’il était désarmé. L’opinion publique n’a pas bronché et le citoyen modèle ira de sa sentence populaire, arguant qu’après tout, le contrôle sécuritaire ne pose pas de problème et que lui ne craint rien puisqu’il est respectueux des lois et n’a rien à se reprocher. Et puis notons que les drones peuvent très bien avoir un usage civil comme par exemple livrer des pizza. Des essais sont en cours.
Pendant ce temps, les drones continuent à tuer des personnes jugées indésirables, autrement dit des individus qu’un cercle très restreint, celui du Pentagone et du président Obama, désigne comme devant être tués. Ce qui est choquant pour la conscience ou banal pour le gars qui ne réfléchit pas trop et se contente de suivre les actus délivrées par les médias de masse. Foucault y verrait une des nombreuses variantes du biopouvoir, c’est-à-dire des prérogatives d’un Etat sur la vie et la mort des citoyens. Sauf qu’en l’occurrence, ce pouvoir s’exerce avec les drones américains sur des ressortissants d’autres pays. Néanmoins, rien n’interdit de penser qu’à terme, pour des raisons de politique sécuritaire intérieure, les drones ne soient pas employés pour assassiner quelques citoyens américains désignés comme indésirables. Pour l’instant, le « paquet » est mis dans les système de renseignement, déployés tout aussi efficacement pour espionner les communications internationales qu’internes aux pays avancés dont les Etats sont en Etat d’alerte et même, pour ce qui est des intentions et ressorts, en Etat de guerre. Les récentes affaires impliquant les majors du numériques vont dans ce sens.
Finalement, on aurait envie de dire qu’il n’y a rien de neuf sous le soleil puisque depuis des siècles et notamment l’ère moderne, la guerre a toujours été au centre des pouvoirs étatiques. La différence, c’est que la nature des opérations a considérablement changé avec les techniques disponibles en permanente évolution. L’époque des armées régulières se faisant front sur terres et mers avec des règles codifiées est achevée. La conquête des airs a changé les choses au début du 20ème siècle et maintenant, c’est l’information qui est le nerf de la guerre et cet Etat de guerre n’est plus solidifié comme au temps des blocs tactiques occupant des territoires. La guerre est diffuse, fluide, planétaire. Mais les Etats ont toujours besoin de l’appui des populations. Et pour recueillir cet assentiment, la propagande est utilisée. Comme en 1914 par exemple, avec un fond de sentiment anti-germanique véhiculé par les journaux et quelques intellectuels complices. Ensuite, les poilus envoyés au front. Au 21ème siècle, la conscription n’existe plus dans les pays avancés, à quelques exceptions près. Les Etats n’envoient pas les gens au front. Les armées professionnelles s’en chargent. Les Etats ne demandent que l’appui de l’opinion publique. Ce fut le cas pour l’Irak et l’Afghanistan. Nous sommes en démocratie. Et ce travail de formatage de l’opinion publique est assuré par les médias de masse.
Peut-être ne sommes-nous pas encore au terme de ce processus de développement de l’Etat planétaire de guerre car les citoyens pourraient éventuellement être mis à contribution, non pas pour aller se faire tuer dans les tranchées ou dans la jungle vietnamienne mais pour coopérer, je n’ose pas dire collaborer, avec les autorités en cas de « problème sensible ». On a vu comment les gens ont réagi après l’attentat de Boston. La nature humaine étant tellement plastique que tout est envisageable, y compris l’extension du domaine du renseignement dans chaque foyer avec les citoyens impliqués dans la collaboration. Il y a un flic en chaque homme. Ce n’est pas de la science fiction, même si pour l’instant cela puisse paraître impensable.
Ces considérations nous amènent une fois de plus vers l’analyse des pouvoirs. Tous les chemins mènent non plus à Rome mais au cœur des Etats. Quoique, cette boutade ne paraisse pas si incongrue. N’a-t-on pas lu récemment quelques éditorialistes facétieux ironiser sur un Poutine se voyant empereur de la Russie et ses satellites ? Sans parler d’Ergodan qui le matin quand il se rase, doit sans doute penser à la grandeur passée de l’empire ottoman et se voir en Soliman du 21ème siècle. Sinon, il y a les mêmes à la maison et notre ex président Sarkozy fut comparé à Napoléon. Quant à la Chine, elle se rêve en empire du milieu économique. Restent les Etats-Unis qui n’ont pas besoin de rêves impérialistes puisque leur puissance est accomplie et pas encore prête à décliner.
Comme je le disais déjà en d’autres pages, les scénarios à la Fukuyama ou Huntington ne collent plus vraiment à une réalité faite d’Etats autoritaires et sécuritaires se partageant le monde. Dans ces systèmes, on voit se dessiner un trait presque universel, celui des médias de masse qui ne servent plus vraiment l’information au service des libertés publiques et de la créativité des peuples mais semblent de plus en plus jouer un rôle complice des pouvoirs étatiques. On l’a vu lors des attentats de Boston. Une presse paresseuse et laxiste incapable de livrer des informations claires. La presse de masse relaie les injonctions de toutes natures pouvant être exploitées. Par exemple la propagande sanitaire. La plupart des Américains sont persuadés que la grippe est dangereuse. En 1990, 30 millions de doses écoulées, en 2010, 130 millions ! Quant à la Russie et la Turquie, ces deux pays sont emblématiques pour ce qu’ils disent des médias, du pouvoir et des populations. Les médias véhiculent la pensée conforme et sont le relais des intentions autoritaires et autocratiques des dirigeants en vue. Du coup, une masse importante de la population adhère aux intentions autocrates et même fascisante de façonner la société. N’est-ce pas Mr Ergodan qui veut une Turquie islamiquement pure. Mais en Russie comme en Turquie, une frange importante de la jeunesse, plutôt urbaine et instruite, tente de résister en prenant des risques.
Au bout du compte, Russie, Turquie et US présentent plus de similitudes que de différences pour ce qui est du rapport entre l’Etat et les populations. Une frange de citoyens est restée voire devenue contestataire et sourcilleuse de certaines valeurs, notamment la liberté, alors que les Etats deviennent plus autoritaires à l’âge technumérique. D’un côté, les activistes, les éclairés, les libertaires qui n’ont que les réseaux sociaux et le Net pour s’exprimer et qui nourrissent une défiance vis-à-vis des médias de masse qui sont complices des autorités, porteur d’une pensée molle et conforme et assez efficace puisque l’opinion publique suit en majorité les informations mainstream. Cette docilité s’explique car la masse citoyenne moyenne se satisfait de l’élévation des conditions matérielles. Les politiques de croissance menées par Erdogan et Poutine sont pour l’instant efficaces et l’on sait très bien que la plupart des gens sont prêts à échanger un peu de liberté contre quelques biens matériels. La fronde en Turquie n’a rien de commun avec le printemps arabe ; elle ressemble plus à un mai 68. A cette époque, la société se voulait « moralement pure ». Dortoirs des filles et des garçons à la fac. Un groupuscule d’étudiants mené par un certain Dany décida que la vie devait être autrement. Le fin mot de l’Histoire c’est qu’une histoire de dortoir a réveillé la société française. En Turquie, des arbres destinés à être abattus et l’interdiction de l’alcool ont enivré l’insurrection place Taksim. En Europe, il est certain que les autorités craignent une fronde mais qui sera plus du type printemps arabe à la sauce portugaise ou grecque. Si la croissance ne revient pas, les masses risquent de se réveiller. Mais le combat n’est pas là.
La situation du combat politique citoyen est claire. Il est inutile d’attaquer physiquement les pouvoirs en place. C’est dangereux et puis ce n’est pas légitime d’user des mêmes outils et c’est surtout contre-productif. L’avenir est dans la circulation des informations affranchies et la diffusion d’une culture alternative, créative, éclairée et généreuse. Plus précisément, la ligne de front à l’âge technumérique ne se situe pas dans une lutte de classe mais un duel entre consciences, cultures, connaissances. L’intelligence des élites savantes du peuple contre celle des experts en techniques, propagandes, injonctions gouvernementales et publicitaires. En un mot :
Inutile de vous indigner, instruisez-vous plutôt ! Et partagez vos connaissances à l’ère technumérique ! Le meilleur outil pour la démocratie, ce n’est pas le bulletin de vote mais l’information !
Peut-être sommes-nous à l’aube des grandes décisions. Rien ne dit que ce doive être l’Etat et ses experts qui façonne nos existences et décide ce qui est bon pour le peuple. Mais rien ne permet de penser que cette situation de l’empire technocosmique autoritaire ne convienne pas à la plupart des gens plus ou moins satisfait de cet univers. Cette remarque impose une petite méditation avec un retour vers la Rome antique…
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