L’éthique du téléphérique et le vote protestataire
En France, la politique locale, ce sont d'un côté des grands projets d'investissement, et de l'autre le vote des électeurs. Exemple à Grenoble...
A la hauteur de Grenoble (212 mètres), la vallée de l'Isère a été façonnée par un glacier puissant, lors de la dernière glaciation quaternaire du Wurm (de -70.000 à - 20.000 BP). Juste avant la confluence avec le Drac qui vient du sud, la largeur du glacier atteignait voire dépassait dix kilomètres, et son épaisseur mille mètres (source). Il fallait à l'époque des précipitations neigeuses plus abondantes qu'aujourd'hui, caractéristiques de l'étage subalpin ou alpin. En pleine période glaciaire, le climat de Grenoble ressemblait à celui des stations de ski actuelles, telles Val d'Isère (1.850 m) dans le massif de la Vanoise : dix degrés de moins en moyenne...
Le glacier isérois a profondément modifié la morphologie de la vallée, en en érodant les versants. Il a également tapissé le sol de débris (moraines) remaniés ensuite par les écoulements du cours d'eau, une fois le glacier disparu. Dans cette vallée glaciaire en "U", Grenoble occupe au départ un site légèrement surélevé, sur la rive gauche de l'Isère. L'endiguement du cours d'eau et de son affluent, tous deux régulièrement menaçants (régime nivo-glaciaire), permettent à l'époque moderne à la ville de s'étendre dans la vallée (source). Lors de la journée des Tuiles, en juin 1788, la bourgeoisie parlementaire résidait dans des hôtels particuliers en plein cœur de ville...
Les plateaux du Vercors (à l'ouest) et de la Chartreuse (au nord) - Préalpes plissées - et le massif des Ecrins (à l'est) dominent la vallée. Sur leurs versants parfois abrupts, des villages autrefois agricoles ont été depuis intégrés à l'agglomération, comme Saint-Martin d'Hères, La Tronche ou encore Saint-Martin-le-Vinoux dont le nom rappelle sa vocation première, la viticulture sur des coteaux exposés au sud (adret) surplombant Grenoble. Exode rural précoce suscité par l'industrialisation et embourgeoisement ont métamorphosé ces périphéries septentrionales. Les Grenoblois les plus aisés ont en effet pris goût aux maisons en position dominantes. Ils évitaient là les chaleurs estivales et l'hiver, le brouillard de pollution : phénomène d'inversion de température (source).
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La construction du chemin de fer a hier permis l'agrandissement de l'agglomération grenobloise dans la vallée. Avec la route, les automobiles gravissent les hauteurs, en particulier au sud, sur les pentes les moins raides qui précèdent le massif des Ecrins ou sur les versants de la vallée du Drac. De plus en plus de conducteurs affrontent chaque jour la montagne, le volant à la main : malgré les temps de trajet (45 minutes en moyenne), le dénivelé, et les conditions météorologiques hivernales (verglas et neige). L'exemple grenoblois témoigne de la puissance du phénomène d'étalement urbain, qui s'affranchit des contraintes géographiques les plus fortes.
Les élus locaux ont donc imaginé un mode de transport alternatif pour faciliter les déplacements entre Grenoble et le plateau du Vercors, vers l'ouest : un téléphérique (voir photo / France 3). Le Monde du 27 mars en fait état, qui m'a inspiré quelques questions (voir après QCM)
En temps normal, Benoît Pavan évalue à 9.000 véhicules par jour le trafic Vercors - Grenoble. Mais il ne livre aucune statistique supplémentaire. Combien compte t-on en moyenne de passagers par véhicule (ce qui donnerait une idée de l'importance du covoiturage) ? On n'en sait pas davantage sur la nature des trajets. Quelle est la part des déplacements scolaires ? Quelle est la part prise par les déplacements non professionnels : course, services urbains, etc. ? Ces questions déterminent les besoins éventuels en transports en commun, en l'occurrence le taux de remplissage du futur téléphérique.
Ceux qui vont chez le médecin ou au cinéma peuvent aisément se passer de leurs voitures, mais pas ceux qui vont remplir des caddies de supermarchés pour des grandes courses. De la même façon, nombre de personnes travaillent dans la presqu'île scientifique, c'est-à-dire à l'écart du centre-ville : il leur faudra emprunter un autre transport en commun. L'abandon de la voiture ne se fera donc pas automatiquement. Les périurbains montagnards ont pour l'heure choisi de se reposer sur le transport individuel. Les prix de l'immobilier ne les ont-ils pas contraints ?
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La dimension financière s'ajoute à la fatigue des trajets pour ces migrants quotidiens. Ont-ils opté pour une seconde voiture ? La charge s'alourdit à la marge : assurance, entretien. Le poste principal de dépense est néanmoins le carburant. Les prix ont régulièrement augmenté : 'Une auto, des totaux'. De ce point du vue, il faudra calculer le gain hypothétique du téléphérique. Car celui-ci coûtera deux fois aux usagers : directement (par le ticket) et indirectement, sous la forme d'impôts supplémentaires. Je gage que le gain sera modeste.
Au regard du tour des élus effectué par Benoît Pavan, on peut se montrer circonspect. Le président de l'agglomération, Marc Baïetto, annonce vouloir 'ouvrir la montagne'. Il se place donc dans une optique de développement des échanges. Les élus du plateau veulent, eux, une amélioration des liaisons, plus conservateurs que révolutionnaires ; ils ne veulent ni changement paysager, ni modification des activités. Olivier Bertrand, le conseiller général écologiste délégué aux nouvelles mobilités (sic !) s'interroge ouvertement sur la viabilité du projet.
Marc Baïetto refuse visiblement d'envisager que l'argent public se raréfie à l'avenir - 'L'objectif est que toute la partie financière soit réglée avant fin 2012' - sans même remettre en cause la demande des transhumants du Vercors. Tout s'arrangera demain avec l'intensification des déplacements, par l'arrivée de nouveaux périurbains ; ceux-ci rendront rentable l'équipement. L'optimisme du président de la Métro provient peut-être du fait que ses administrés ne le paieront pas : 'La loi ne permet pas à la Métro d'opérer hors de son périmètre' (Olivier Bertrand, même source)... C'est sans doute cela, l'éthique du téléphérique.
Dans l'état actuel des choses, les 9.000 voyageurs n'assureront pas à eux seuls la viabilité du projet. Car la prise en compte du risque sismique de l'Isère alourdira le cahier des charges : 'Un jour d'Isère, au milieu de l'hiver...' On suppose (?) qu'un risque acceptable pour un téléphérique utilisé pour desservir les pistes de ski trois à quatre mois dans l'année ne le sera pas pour une installation reliant tous les jours Grenoble et le plateau. L'exemple suisse confirme le coût de la sécurité (source).
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Non seulement les cabines circuleront en partie à vide (au départ, en tout cas), mais elles déclencheront un mouvement en chaîne. Autour de chaque arrêt, les prix du logement grimperont en effet rapidement. Pensez donc ?! Vivre à proximité d'une grande ville en étant débarrassé des contraintes de déplacement, bénéficier des services de Grenoble tout en vivant au-dessus des nuages, aux portes d'un parc régional.
Des propriétaires fonciers vont dès l'ouverture du téléphérique voir flamber le prix de leurs terrains à bâtir. Les plus malins et les plus rapides saisiront dans les premières semaines les occasions. D'autres se laisseront séduire par la vogue du Vercors, qu'attend sans doute le président de la Métro. Pour bien d'autres (dizaines, centaines ?), l'évolution des prix les forcera au contraire à déménager, en s'éloignant de Lans-en-Vercors vers le sud-ouest du plateau, faute de pouvoir s'aligner sur le nouveau niveau des prix post-téléphériques : étalement, encore et toujours...
Tout cela n'adviendra bien sûr qu'en cas de réalisation de l'aménagement. Les prochaines restrictions budgétaires suffiront sans doute à renvoyer les cabines aux calendes grecques. Cette histoire me semble symptomatique de la politique locale à la française, de la courte vue financière des élus. La politique du transport, éventuellement ambitieuse comme ici, est gérée séparément de la politique du logement, éventuellement généreuse.
Les résultats du vote du premier tour des élections présidentielles 2012 dans les périphéries grenobloises montagnardes donnent en tout cas de précieux renseignements sur l'état d'esprit des habitants du Vercors ; travaillant à Grenoble ou non. Voyons les résultats du vote protestataire (dans l'ordre, Mélenchon et Le Pen) : Meaudre (15,2 et 14,3 %), Lans-en-Vercors (15,3 et 11,8 %), Rencurel (25 et 14,7 %), Presles (16,7 et 21,2 %), Saint-Pierre de Chérennes (18,3 et 18,6 %), Choranche (15,1 et 25,8 %), Chatelus (20 et 33,8 %).
Sur les hauteurs dominant le Drac, à Vizille, les résultats sont similaires (17,9 et 21,9 %). Le summum est atteint à Livet-et-Gavet sur les premiers contreforts des Ecrins, au sud-est de Grenoble et de Saint-Martin d'Hères (18,4 et 15,3 %). Dans cette commune, un votant sur deux a opté pour les extrêmes : respectivement 23 (Mélenchon) et 26,4 % (Le Pen). Je ne peux que relever encore une fois que les périurbains ne semblent guère satisfaits de leur sort : 'Les prolos bleu marine'. Un téléphérique n'y changera pas grand chose...
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