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Accueil du site > Actualités > Politique > L’utilitarisme : un bébé rieur dans un bain de scientisme

L’utilitarisme : un bébé rieur dans un bain de scientisme

 Énoncé par Jeremy Bentham, le principe moral utilitariste nous propose, par exemple, de juger une politique de lutte contre l'insécurité, en fonction du mieux être concret qu'elle pourra apporter aux gens : sentiment de sécurité, liberté de circulation dans les rues et espaces publics, confiance mutuelle retrouvée, mieux être des prisonniers, des coupables, des personnes qui prennent aujourd'hui le chemin de la délinquance, autant que des populations aspirant à la sécurité. Plutôt que de choisir une politique de sécurité pour sa conformité à une idéologie vengeresse, basée sur la volonté de « venger les victimes », ou au contraire pour sa conformité à une idéologie libertaire, « soixante-huitarde ». Ce principe moral nous propose encore de juger l'euro en fonction des effets concrets qu'il a sur le chômage, les salaires, la santé économique. Plutôt que d'être inconditionnellement pour l'euro, du fait de sa conformité à une certaine idée de la construction européenne, ou au contraire inconditionnellement contre l'euro, parce qu'il serait incompatible avec une certaine idée de la grandeur de la France. Le principe de la philosophie morale utilitariste, est de juger que les objets qui se présentent à nous sont bons ou mauvais, en nous basant uniquement sur le bonheur et le malheur que ces objets apportent aux gens.

 Tout paraissant entrer un jour ou l'autre en conflit dans le monde, on peut penser que la poursuite de toute autre finalité que le bonheur, risque fort à un moment ou à un autre de nous pousser à faire un choix qui aille contre le bonheur, sans que cela soit indispensable. Ou au moins, une conception d'une finalité autre que le bonheur, qui nous conduirait à faire un tel choix, pourra nous apparaître comme erronée, car quelle bonne finalité peut ordonner à ceux qui la poursuivent de se rendre malheureux, ou de rendre autrui malheureux, de manière superflue ? Le principe moral utilitariste semble donc être un très bon guide pour nos débats, pour faire des choix ou pour concevoir correctement des valeurs.

 De plus, deux interlocuteurs qui savent qu'ils adhèrent tous les deux au principe moral utilitariste, pourront avoir plus facilement confiance l'un dans l'autre. Chacun sait que l'intention qui anime l'autre, est la recherche du bonheur pour lui et les autres, et non pas de la rancune, ou la poursuite d'on ne sait quelle lubie idéologique à laquelle il serait prêt à sacrifier son bonheur et celui des autres. Chacun pourra être enclin à ne pas mépriser son interlocuteur, lorsqu'il dit simplement que telle ou telle chose le rend malheureux, quand bien même il révèlerait par là même une faiblesse. De toute façon, quel bonheur peuvent nous apporter de la rancune, ou l'adhésion à un système de valeurs sur lequel on peut fonder du mépris, pourront-ils se demander, en bons adeptes du principe moral utilitariste. Rien d'autre que le bonheur n'est sacré, pourront-ils aussi se dire, ce qui pourra éviter à chacun d'eux bien des colères stériles, contre ceux qui ne respecteraient pas telle ou telle chose qu'il aurait sacralisée, sans que ce soit pour son utilité, comme par exemple l'ultra-libéralisme sacralisé au nom de la liberté, ou la désactivation des frontières sacralisée au nom de l'ouverture, ou l'immuabilité de la France sacralisée au nom de la France, etc... En plus de pouvoir être guidés par lui comme par un ange gardien très compétent, nos débats peuvent donc être apaisés par le principe moral utilitariste, loin d'une ambiance de méfiance, de rancune ou de mépris, ou de procès en hérésie.

 Le principe moral utilitariste a beau être sympathique, et le corps de doctrines qui porte le nom « d'utilitarisme », dont Bentham est vu comme le fondateur, a beau incorporer ce principe, cela n'empêche pas que ce corps de doctrines a un côté « scientiste » qui est très contesté.

 Ce corps de doctrines est vaste, et il comprend un volet moral, un volet politique, un volet juridique et économique, et un volet sociologique. La doctrine morale élaborée par Bentham, tente de faire du jugement moral un raisonnement aussi rigoureux que possible. Au sujet de l'objet sur lequel porte le jugement moral, on se demande en quoi concrètement, il influe positivement ou négativement sur notre bonheur : on relie donc par des chaines de cause à effet, l'objet jugé à ce que l'on considère comme des conditions concrètes du bonheur. On obtient ainsi une liste d'effets positifs ou négatifs de l'objet jugé, chaque effet s'exerçant avec une certaine force sur le bonheur et le malheur d'un certain groupe de gens, chaque effet pouvant alors être évalué à l'aune de divers critères : durée de l'effet, intensité de l'effet, certitude que l'effet survienne, proximité temporelle de l'effet, nombre de personnes concernées par l'effet, positivité, neutralité ou négativité des conséquences de l'effet. On pourra se demander jusqu'où Bentham veut automatiser le jugement moral, et jusqu'où il le peut légitimement. Dans la doctrine juridique de Bentham, les règles du droit doivent être choisies pour leur utilité, toujours en évaluant cette utilité avec autant de rigueur que possible. Et dans sa doctrine politique, le régime politique doit lui aussi être choisi pour son utilité. Le régime politique le meilleur est alors la démocratie, c'est à dire le régime qui est gouverné par la population dans son ensemble. Cela découle aux yeux de Bentham, du fait que celui qui exerce le pouvoir, l'exerce toujours au service de son intérêt propre. Ce qui est vu comme le volet économique de la doctrine utilitariste, est son prolongement par la vision de l'économie d'Adam Smith puis des néoclassiques. La justification de l'économie de marché par la « main invisible », ou par l'optimum de Pareto, est une « démonstration » de son utilité : elle « optimise » le « bien-être » de la population dans son ensemble. De la même manière que les travaux de Bentham, la doctrine économique néoclassique tend à donner un côté automatique à ce qu'elle modélise, par souci de rigueur. Enfin, ce qui est vu comme le volet sociologique de la doctrine utilitariste, est une vision très pauvre de l'homme en société, basée sur une vision très pauvre de sa psychologie : son comportement social s'expliquerait entièrement comme les choix rationnels qu'il fait au service de son intérêt. Ce comportement serait donc lui aussi très automatique.

 La société vue par le corps de doctrines utilitariste, est donc à première vue comme une machine futuriste tirée d'un roman de Jules Verne, où tout serait très automatisé, où tout les problèmes seraient résolus de manière très automatisée. Bentham a d'ailleurs aussi imaginé une organisation à ses yeux idéale des prisons, et le résultat de son travail « d'ingénierie », qu'il a appelé le « panoptique », aurait peut-être pu être imaginé par Verne. On pourrait donc reprocher à cette vision son côté automatisant, et donc dogmatique. On pourrait aussi lui reprocher la pauvreté de sa compréhension de ce que sont l'homme, la société, et le bonheur. On pourrait encore lui reprocher d'ignorer que parfois, le bien-être de l'un peut entrer en contradiction avec le bien-être de l'autre, ce qui rend nécessaire de faire un arbitrage entre les optimisations des bien-êtres des uns et des autres. Se pose pourtant alors le problème de la justice des différents arbitrages possibles.

 Mais toutes ces critiques, si elles sont peut-être pertinentes concernant le corps de doctrine utilitariste dans son ensemble, ne le sont plus concernant le seul principe de la morale utilitariste, que nous pouvons donc continuer à trouver sympathique.

 Bentham est bien inspiré, de vouloir fonder le jugement moral sur un raisonnement, qui relie par des chaines de cause à effet l'objet jugé aux conditions du bonheur des uns et des autres, et qui mobilise ainsi une compréhension du réel : connaissance positive des effets de tel ou tel objet, idée aussi rationalisée que possible des conditions du bonheur, comme le fait d'avoir à manger, de ne pas avoir peur à cause de trop grands dangers auxquels on serait exposé, ou d'avoir confiance dans ses voisins. Si nous ignorons ces choses là quand nous jugeons moralement des objets, alors nous sommes aussi dangereux pour nous-mêmes et pour les autres, qu'un enfant de quatre ans qui jouerait avec un révolver sans savoir ce qui se passe quand on appuie sur la gachette. Le fait que le jugement moral utilitariste ait recours à la raison, et à une compréhension du réel, peut aussi rendre ce jugement moins dogmatique, puisque sa vérité devient relative à la correction d'un raisonnement, à la vérité du fait empirique que tel objet a tel effet, à la complétude d'une énumération d'effets, et enfin à la vérité de telle ou telle conception du bonheur. Seul le désir d'être heureux est affirmé de manière dogmatique, par le principe moral utilitariste, qui par contre ne dit rien sur ce que sont le bonheur et ses conditions, et qui en particulier ne dit pas si le bonheur est individuel ou collectif, s'il est matériel ou spirituel. Le principe moral utilitariste est donc compatible avec toutes les conceptions de la société et du bonheur, même avec les conceptions de ces choses par les sociologues qui se disent « anti-utilitaristes », et s'opposent à la doctrine sociologique dite utilitariste (comme Alain Caillé, membre du Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales, dans une interview, parties 1 et 2). Enfin, le fait de vouloir juger moralement les objets par rapport au bonheur ou malheur qu'ils apportent, n'empêche nullement de tenir compte du fait que parfois, un objet peut faire le bonheur de l'un tout en faisant le malheur de l'autre. Il faut alors faire un arbitrage aussi juste que possible entre les bonheurs des uns et des autres, mais on voit bien que ce dont cet arbitrage tient compte reste les effets des objets jugés sur le bonheur et le malheur des uns et des autres. Et le principe moral utilitariste ne nous disant rien sur ce qu'est un arbitrage juste, il est compatible avec toutes les conceptions de la justice. En plus d'être réceptif à une critique de ses raisonnements, de ses connaissances empririques, et de sa conception du bonheur, un adepte du principe moral utilitariste peut donc très bien être réceptif à une critique de sa conception de la justice.

 Le principe moral utilitariste ne suffit pas à résoudre à lui seul tous les problèmes moraux qui se posent à nous, mais il facilite leur résolution, en orientant notre réflexion vers le terrain du raisonnement et de la connaissance empirique concernant les effets des objets jugés, et vers le terrain de l'interrogation sur le bonheur et la justice des arbitrages entre les bonheurs des uns et des autres, plutôt qu'on ne sait vers quel marécage de ressentiments, jugements méprisants et fanatismes idéologiques. Sans rancune, sans mépris, sans certitude, toujours capable de porter un regard neuf sur les choses, et seulement rempli du sentiment que vivre est un plaisir, le bébé nous fait donc un trop joli sourire : il ne faut pas le jeter avec l'eau de son bain !


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11 réactions à cet article    


  • roger 29 juin 2011 11:47

    les bioethiciens beuark

    à lire : la dernière porte (dean koontz)

    les bioethiciens sont des gens très dangereux
    à éviter autant que possible


    • joelim joelim 29 juin 2011 19:34

      L’éthique médicale c’est pas glop ?


    • Laratapinhata 30 juin 2011 02:35

      Je suis une utilitariste version Bentham qui s’ignore ? Je vais y réfléchir...


      • Laratapinhata 30 juin 2011 02:45

        Ouh là , je viens de regarder le lien , et survoler le paragraphe consacré à la bioéthique utalitariste... non, non...Bentham préconiserait de cannibaliser des grabataires pour sauver des gens mieux portant ?... C’est pas mon profil.
        Samuel , votre article est bien torché, intelligent et rassurant. Mais je parie qu’il est plus révélateur de vous même, que fidèle à la pensée de Bentham...


        • samuel_ 30 juin 2011 07:45


           Le but de l’article est de distinguer le principe moral utilitariste, du corps de doctrines utilitariste.

           Le principe moral utilitariste c’est de juger moralement les objets qui se présentent à nous, uniquement en fonction du bonheur et du malheur qu’ils apportent.
           Ce principe moral est bon en lui-même.

           Le corps de doctrines utilitariste incorpore ce principe moral, mais ne se réduit pas à lui.
           On peut reprocher à ce corps de doctrines son scientisme.

           Le principe moral utilitariste est donc comme un bébé rieur dans un bain de scientisme.
           Conclusion : il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain.


        • Walden Walden 30 juin 2011 11:12

          Plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain : mangeons-le !  smiley

          Ce serait bien plus utile pour lutter contre la disette en ces temps difficiles de faillite internationale annoncée : cf. plus bas.


        • Walden Walden 30 juin 2011 11:07

          Jonathan Swift a merveilleusement tourné en dérision le principe moral utilitariste dans son pamphlet paru en 1729 : « Modeste proposition sur les enfants pauvres ».

          La satire vaut le détour : http://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/SWIFT/14514

           smiley


          • samuel_ 30 juin 2011 11:49


             Merci pour ce lien !

             Le pamphlet reproche au principe moral utilitariste quelque chose dont il n’est pas responsable : la cruauté de notre situation originelle dans le monde. En plus de ne pas être responsable de cette cruauté, le principe moral utilitariste ne permet pas à lui seul d’apporter des solutions aux problèmes moraux qu’elle pose. Quelle conception de la justice peut-on avoir dans un monde aussi cruel que celui dans lequel nous sommes jetés ?


          • Walden Walden 30 juin 2011 13:54

            Ce texte montre aussi en filigrane la relativité de la notion de bonheur, qui sous-tend la prétendue « morale » utilitariste. Or comment fonder une morale objective sur une notion tellement subjective ?

            La morale est censée s’appliquer à tous, mais on ne saurait définir le bonheur de manière universelle. Ainsi contre l’intention prétendument utilitaire de cette morale, la détermination même de son principe apparaît donc viciée à la base : car le bonheur des uns n’est pas forcément celui des autres, et l’on prétend parfois au bien-être d’autrui pour assurer le sien propre.

            Ce qui rejoint votre questionnement : « Quelle conception de la justice peut-on avoir dans un monde aussi cruel que celui dans lequel nous sommes jetés ? »
            Sans doute faut-il, autant que possible, que la justice s’attache à des critères objectifs - elle ne devrait jamais se départir de l’ambition de justesse.

            Prétendre à la poursuite du bonheur semble une vaine quête qui voue toute morale à sa perte. Précisément parce que la raison d’être de la morale est pragmatique - s’agissant de juger des moeurs communes - elle n’est pas censée se fourvoyer dans la poursuite d’idéaux fumeux qui dépassent son champ de compétence.

            Dans cet ordre d’idée, pour demeurer crédible, une morale politique ne devrait pas se soucier de la quête du bonheur (ni individuel ni universel), mais me semble-t-il de façon bien plus concrète, du respect du bien public.


          • samuel_ 30 juin 2011 14:16


             Je ne sais que vous répondre.

             Le texte était structuré en trois parties :
             1 Le bébé principe moral utilitariste
             2 L’eau du bain scientiste
             3 Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

             J’ai l’impression que la troisième partie et la conclusion répondent déja exactement à vos critiques.

             Elles commençaient ainsi :

             "

             Mais toutes ces critiques, si elles sont peut-être pertinentes concernant le corps de doctrine utilitariste dans son ensemble, ne le sont plus concernant le seul principe de la morale utilitariste, que nous pouvons donc continuer à trouver sympathique.

             Bentham est bien inspiré, de vouloir fonder le jugement moral sur un raisonnement, qui relie par des chaines de cause à effet l’objet jugé aux conditions du bonheur des uns et des autres, et qui mobilise ainsi une compréhension du réel : connaissance positive des effets de tel ou tel objet, idée aussi rationalisée que possible des conditions du bonheur, comme le fait d’avoir à manger, de ne pas avoir peur à cause de trop grands dangers auxquels on serait exposé, ou d’avoir confiance dans ses voisins. Si nous ignorons ces choses là quand nous jugeons moralement des objets, alors nous sommes aussi dangereux pour nous-mêmes et pour les autres, qu’un enfant de quatre ans qui jouerait avec un révolver sans savoir ce qui se passe quand on appuie sur la gachette.
            ...
            "


          • Le péripate Le péripate 30 juin 2011 11:11

            Il peut y avoir dans l’utilitarisme quelque chose de « la fin justifie les moyens », un conséquentialisme qui peut mener aux pires excès.
            Mais on peut mener parfois des raisonnements utilitaristes, par exemple quand il s’agit de montrer que le juste conduit au bien.

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