La démocratie chrétienne de Jean-Marie Daillet
« On a rarement vu, dans l'histoire de France, une Chambre aussi médiocre, aussi passive, aussi absente. La télévision nous montre des bancs vides dans l'hémicycle même lors de débats d'une importance considérable pour nous, puisqu'il s'agit de l'utilisation de nos impôts. » (Jean-Marie Daillet, février 1973).
Comme on le lit ci-dessus, les arguments de campagne qui ont servi à sa première élection de député auraient pu se dire encore en 2024, cinquante ans plus tard, mais dans tous les cas, ont un arrière-goût passablement populiste voire démagogique. Ils n'étaient pourtant pas d'un extrémiste de droite ni de gauche... mais d'un centriste ! Ils émanaient de Jean-Marie Daillet, figure du centrisme normand, qui fête son 95e anniversaire ce vendredi 29 novembre 2024.
J'ai rencontré plusieurs fois Jean-Marie Daillet à la fin des années 1980, à l'occasion de congrès politiques mais aussi, surtout, d'universités d'été. Il participait alors très assidûment aux manifestations du CDS (Centre des démocrates sociaux), la composante démocrate chrétienne de l'UDF. Dans les universités d'été, ce sexagénaire à la silhouette impressionnante n'intimidait en fait pas car il était en tenue décontractée, portant le tee-shirt. Sourire et valeurs.
Journaliste catholique, Jean-Marie Daillet s'est engagé en politique en adhérant au MRP en 1953 sous l'influence de Jacques Mallet (1924-2016), futur député européen (1984-1989). Le MRP était le mouvement des résistants démocrates chrétiens. Ce mouvement, sous différentes appellations, a toujours été centriste. Deux points essentiels dans son programme : la construction européenne (même en 1953) et la décentralisation. Dans les années 1960, Jean-Marie Daillet est devenu un fonctionnaire européen, porte-parole d'Euratom de 1960 à 1965 à Bruxelles, puis directeur adjoint du Bureau d'information des Communautés européennes à Paris jusqu'en 1973. Il a dû à l'ancien ministre André Colin, qui fut le chef du MRP, d'être en relation avec les démocrates chrétiens européens.
Dès 1962, Jean-Marie Daillet s'est présenté aux élections législatives, mais les trois premières tentatives furent vaines. D'abord dans l'Orne, en 1962, puis dans la Manche, à Saint-Lô, en 1967 (13% des voix) et en 1968 (20,6% au premier tour et 40,2% au second tour). Lorsqu'il s'est présenté à nouveau en mars 1973 sur la même première circonscription de la Manche, il a gagné au second tour avec 58,8% des voix avec un discours très populiste : « "Un député, à quoi ça sert ?". Ces questions, je les ai entendues bien souvent. Elles m'ont apporté la preuve de votre indifférence ou de votre écœurement, devant le spectacle hélas trop répandu depuis cinq ans de députés singulièrement inefficaces. (…) Je suis le premier à comprendre votre découragement. Moi aussi, je pense que bon nombre de députés sortants ne méritent pas d'être réélus. ».
Et pourtant, comme je l'indiquais plus haut, Jean-Marie Daillet n'était pas extrémiste mais centriste. Il s'est présenté et a été élu avec l'étiquette du Centre démocrate présidé par Jean Lecanuet. À l'époque, les centristes étaient divisés en deux : le CDP (Centre démocratie et progrès) qui avait soutenu Georges Pompidou en 1969 et participait donc au gouvernement depuis lors, et le CD (Centre démocrate), en quelque sorte, le centre canal historique, qui avait soutenu la candidature d'Alain Poher en 1969, et qui siégeait dans l'opposition (l'élection de Valéry Giscard d'Estaing a eu pour conséquence de réunifier les centristes avec l'étiquette du CDS, fondé en 1976).
Il a été réélu cinq fois (avec 67,2% en mars 1978, au premier tour avec 58,5% en juin 1981, élu deuxième de la liste UDF-RPR avec 45,2% en mars 1986, et 55,9% en juin 1988), si bien qu'en tout, il a exercé le mandat de parlementaire de la Manche pendant vingt ans, de mars 1973 à mars 1993. Il s'occupait des habitants de sa circonscription comme il réfléchissait sur les grandes enjeux politique de la Franc et du monde à Paris : « Ma porte a toujours été ouverte à tous mes concitoyens, sans aucune distinction d'opinion politique, mon seul souci étant de les aider à obtenir leur droit et à faire face à leurs difficultés. » (février 1978).
Aux élections municipales de mars 1977, il a tenté de conquérir la mairie de Saint-Lô avec une liste entièrement centriste. Il n'a pas été très bon au premier tour et, refusant l'alliance avec la liste de droite sortante, qui lui réservait peu de places, il a laissé élire un maire socialiste.
Par son mandat parlementaire, Jean-Marie Daillet a été délégué de la France à l'Assemblée du Conseil de l'Europe et membre de la délégation française à l'Assemblée Générale de l'ONU. Dès son premier mandat, il a vice-présidé le groupe centriste RCDS (réformateurs centristes et démocrates sociaux). Vice-président du CDS, il a siégé ensuite au groupe UDF à la création de l'UDF, de 1978 à 1988, puis au groupe UDC (Union du centre), un groupe spécifiquement du CDS afin d'apporter éventuellement un complément à la majorité relative de Michel Rocard. D'ailleurs, à la fin de la législature en 1993, Jean-Marie Daillet était non-inscrit parce qu'exclu en 1990 du groupe UDC car il était trop proche des socialistes.
Ce député ouvert et direct, proche des gens, père de huit enfants, qu'était Jean-Marie Daillet, j'ai su bien plus tard qu'il était aussi un homme rigide avec des valeurs intangibles, en particulier pour ses convictions catholiques et la valeur précieuse de la vie (que je partage aussi). C'est pourquoi, alors qu'il n'avait que dix-huit mois d'expérience parlementaire, il s'est investi très passionnément dans la bataille parlementaire pour s'opposer au projet de loi de dépénalisation de l'IVG porté par Simone Veil.
Dans sa défense passionnée de l'enfant à naître, Jean-Marie Daillet a commis l'irréparable à la tribune, peut-être sera-ce d'ailleurs sa seule postérité d'homme politique, ce qui serait très injuste mais cela dénote aussi que les humains sont faillibles, on peut être à la fois ouvert et fermé. Car ce qu'il a dit pour s'opposer à la loi Veil le 27 novembre 1974 était franchement dégueulasse : « On est allé, quelle audace incroyable, jusqu'à déclarer tout bonnement qu'un embryon humain était un agresseur. Eh bien ! ces agresseurs, vous accepterez, madame, de les voir, comme cela se passe ailleurs, jetés au four crématoire ou remplir des poubelles ! ». Dire une telle horreur à une ancienne déportée d'Auschwitz relevait au minimum d'un manque de tact, d'un manque de galanterie et d'une très grande bêtise. Il a prétendu qu'il ne connaissait pas l'histoire personnelle de Simone Veil (ce qui est possible, elle n'a communiqué sur ce sinistre passé vraiment qu'à partir des années 2000), et dès qu'il a compris la blessure folle de sa tirade, dès la nuit suivante, il a présenté ses excuses à la grande dame très éprouvée par ce débat parlementaire.
Simone Veil l'a redit trente ans plus tard dans un livre entretien avec Annick Cojean en 2004, en considérant les propos de Jean-Marie Daillet comme le pire qu'elle ait entendu : « Je crois qu’il ne connaissait pas mon histoire, mais le seul fait d’oser faire référence à l’extermination des Juifs à propos de l’IVG était scandaleux. (…) Il n’était pas question de perdre confiance et de se laisser aller. Tout cela me dopait, au contraire, confortait mon envie de gagner. Et je pense qu’en définitive, ces excès m’ont servie. Car certains indécis ou opposants modérés ont été horrifiés par l’outrance de plusieurs interventions, odieuses, déplacées, donc totalement contre-productives. ». Dans un autre entretien publié dans "L'Humanité" le 26 novembre 2004, elle expliquait qu'elle n'était pas blindée par un tel déchaînement de haine : « Ce qui m’énervait alors, c’était de retrouver des croix gammées dans le hall de mon immeuble. C’était difficile pour mes enfants et certains de mes petits-enfants, qui ont eu des réflexions en classe. J’ai également pensé être agressée dans la rue. Or je n’ai eu que quatre ou cinq fois des réflexions très désagréables. Rien par rapport aux milliers de personnes qui m’ont manifesté leur sympathie et qui continuent à le faire. Je ne me suis, en fait, jamais vraiment sentie menacée. Il s’agissait essentiellement d’intimidation. ».
Jean-Marie Daillet ne s'est pas représenté en 1993, laissant son suppléant Georges de La Loyère, ingénieur, se présenter au titre de l'UDF, qui a été battu par le candidat RPR Jean-Claude Lemoine en mars 1993. Depuis juin 2007, le député de cette première circonscription de la Manche est Philippe Gosselin (LR), suppléant de Jean-Claude Lemoine depuis juin 2002. La raison de son abandon de la circonscription, c'est que Jean-Marie Daillet a été nommé ambassadeur de France à Sofia, en Bulgarie, de 1993 à 1995.
À partir 1979, Jean-Marie Daillet était président d'honneur de l'Association française des Amis des Afghans et de l'Afghanistan, et a ce titre, il a apporté son soutien à Rome au roi d'Afghanistan, a rencontré les partis politiques de la résistance afghane à Islamabad, a fait venir au Parlement Européen un résistant afghane en 1981, est intervenu auprès des chancelleries de nombreux pays pour aider les résistants afghans et leur apporter de l'aide humanitaire et sanitaire. Il a aussi reçu à l'Assemblée Nationale le fameux commandant Massoud en avril 2001, quelques mois seulement avant son assassinat, et a été reçu à Kaboul en 2015 par la princesse India d'Afghanistan.
J'ai précisé que Jean-Marie Daillet avait eu huit enfants. L'un d'eux était Étienne Daillet, cardiologue, qui, en août 2005, appelé d'urgence par un patient, a voulu le rejoindre le plus vite possible en prenant sa moto dans la nuit, il a heurté de front un camion et y a trouvé la mort.
Un autre de ses fils est Rémy Daillet-Wiedemann, qui a été président de la fédération du MoDem de Haute-Garonne en octobre 2008 mais en a été rapidement exclu en mars 2010 (le MoDem est un des partis héritiers du CDS). Il est depuis 2009 un activiste sur Internet, d'expression d'extrême droite avec des dérives complotistes et antivax, impliqué en avril 2021 dans trois affaires d'enlèvement d'enfant puis, en octobre 2021, dans un projet de coup d'État et de projets d'attentats terroristes (appelant à un renversement armé du gouvernement et à la prise du Palais de l'Élysée, menaçant directement Emmanuel Macron). À cause d'un mandat international par un juge de Nancy, il a été interpellé par les autorités malaisiennes en mai 2021, expulsé de Malaisie en juin 2021, placé en détention provisoire jusqu'en juin 2023 (voulait se présenter à l'élection présidentielle de 2022).
Rémy Daillet-Wiedemann a menacé le 12 avril 2021 par messagerie électronique un ancien camarade de collège, le député LR Philippe Gosselin : « Où serez-vous quand nous viendrons arrêter les traîtres et les collaborateurs ? Voici la dernière chance que nous vous donnons. Vous dont la mission était de servir le peuple français, levez-vous et parlez contre la tyrannie. Si vous vous dérobez à ce devoir, ce sera trahir. (…) Nous attendons votre réponse dans le mois. Nonobstant cette réponse, monsieur Gosselin, nous vous considérerons comme forfait, complice de crime contre l'humanité, et donc par avance condamné. ».
Philippe Gosselin a confié à la journaliste Émilie Flahaut le 22 avril 2021 pour France 3 : « Vous savez, des mails de complotistes, j'en reçois tous les mois et ils vont directement à la poubelle, sans passer par la case lecture. Mais là, quand j'ai vu le nom de Rémy Daillet, ça m'a intrigué et je me suis souvenu que c'était un copain de classe. (…) On était dans la même classe, en quatrième il me semble. On était copains, on se fréquentait mais il ne faisait pas partie de ma bande de potes, celle avec qui c'était "à la vie à la mort" et avec qui je suis toujours en contact. J'ai le souvenir qu'il s'est fait virer à la fin de la terminale pour indiscipline, juste avant son bac, ce qui n'était quand même pas courant. Et puis, plus rien... (…) Il est quand même sacrément dérangé ! Et quand j'ai découvert quelques jours plus tard qu'il était lié à l'enlèvement de la petite Mia et qu'il était sous le coup d'un mandat d'arrêt international, cela fait froid dans le dos. (…) Franchement je suis un peu remué par tout ça. Je ne tire aucune conclusion, ça n'aurait aucun sens. C'est juste qu'en l'espace de quelques jours, j'ai replongé quarante ans en arrière. Je me demande comment Rémy a pu devenir le gourou qu'il est aujourd'hui. ».
Et le député de la première circonscription de la Manche a gardé un souvenir très marquant du père de ce camarade, également son prédécesseur à l'Assemblée Nationale : « Je me souviens très bien de ses dernières années en tant qu'élu. J'étais jeune conseiller municipal à Rémilly-sur-Lozon et Jean-Marie Daillet, député de centre droit, a agité le landerneau politique manchois en se rapprochant des mitterrandiens, ça a fait jazzer ! C'est sans doute pour cela qu'il a obtenu un poste d'ambassadeur en Bulgarie. ».
Jean-Marie Daillet, qui a été président de l'amicale des anciens du MRP et vice-président de l'Internationale démocrate-chrétienne, ne vit plus en Normandie pour sa retraite. Lors d'une des réunions des anciens du MRP au début des années 2010 (précisément le 23 février 2012 consacrée à André Colin), Jean-Marie Daillet a explicité l'expression démocratie chrétienne : « Il y a là une sorte de pléonasme. Qui dit chrétien devrait dire normalement démocrate. Le "Aimez-vous les uns les autres" est sans aucun doute, je ne dirai pas le slogan, mais l’idéal qu’après tout, non seulement le Christ mais un certain nombre de personnes qui ne sont pas chrétiennes peuvent tout à fait considérer comme étant le nec plus ultra d’une société digne de ce nom, une société véritablement humaine. ».
Il racontait aussi une discussion avec un gendre à propos de Robert Schuman : « La béatification de Robert Schuman, c’est d’ailleurs un sujet de discussion entre un de mes beaux-fils et moi. Il est en train de finir son droit canon à Rome et je luis dis : "Alors ?". Il me dit : "Eh bien, on attend le miracle". - "Comment ? La réconciliation de l’Europe, ce n’est pas un miracle ?" - "Ah, mais ce n’est pas un miracle physique, il faut une guérison d’une maladie inguérissable". - Ah bon, très bien". Je suis allé très loin en lui disant que je considérais que ce genre de raisonnement, c’était du matérialisme spirituel. ».
Il ajoutait un peu plus tard : « L’exemple d’Ozanam est très bon parce qu’en effet (et celui de Robert Schuman, et celui d’André Colin), c’est que finalement, quand on a la foi, le christianisme chevillé au corps, la politique est un chemin de sainteté. Et c’est pourquoi il serait si important que Robert Schuman, à son tour, soit reconnu dans sa sainteté personnelle, mais dans sa sainteté d’homme politique. L’opinion publique est trop souvent, et parfois à juste titre, hélas, persuadée que le monde politique est pourri. C’est très commode que le monde politique soit pourri, pour certains qui veulent profiter de cette pourriture. Ça excuse tellement de choses. (…) Nous avons plus que jamais besoin d’hommes et de femmes exemplaires. Quand nous nous sommes engagés au MRP, c’était bien parce que ce mouvement nous attirait. Non pas pour des places à prendre, mais parce qu’il y avait des choses à faire qui demandaient un certain nombre de sacrifices, et pourquoi pas ? On les a faits. Je pense bien sûr à André Colin et ses co-fondateurs, les Bidault, Teitgen, Simonnet, Pflimlin, Buron… ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (23 novembre 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Jean-Marie Daillet.
La loi Veil.
Claude Malhuret.
Jacques Duhamel.
Didier Borotra.
La convergence des centres aux européennes.
Raymond Barre.
Gilberte Beaux.
Christine Boutin.
Dominique Baudis.
Valérie Hayer.
François Bayrou.
Henri Grouès.
Jean-Jacques Servan-Schreiber.
Jean-Marie Rausch.
René Monory.
René Pleven.
Simone Veil.
Bruno Millienne.
Jean-Louis Bourlanges.
Jean Faure.
Joseph Fontanet.
Marc Sangnier.
Bernard Stasi.
Jean-Louis Borloo.
Sylvie Goulard.
André Rossinot.
Laurent Hénart.
Hervé Morin.
Olivier Stirn.
Marielle de Sarnez.
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