La politique migratoire : l’administration sous tension
Au-delà des choix politiques, c'est la mise en oeuvre compliquée par les services publics qui interroge sur la volonté du gouvernement de répondre à ses engagements. La prochaine loi de finances sera-t-elle à la hauteur ? l'Union européenne mettra-t-elle fin à l'impasse ?
La question migratoire représente sans contexte l’un des sujets les plus sensibles et les plus récurrents de la vie politique française. Dans la pratique, pourtant, les oscillations des décisions pratiques et le traitement concret du dossier a vu se réduire la fracture gauche-droite. Il est ainsi loin, le temps où la droite conservatrice, au pouvoir jusqu’à la fin des années 1970, envisageait sérieusement d’obliger les travailleurs étrangers bénéficiant d’un titre de séjour long à repartir « chez eux ». A l’époque, une alliance discrète mais terriblement efficace entre la Direction des relations du Travail et le Conseil d’Etat avait torpillé ce projet[1]. Toutefois, depuis des décennies, les services de l’Etat n’ont cessé d’être soumis à de fortes tensions et à des injonctions contradictoires en matière d’accueil et de contrôle des étrangers et se retrouvent fort peu dotés pour accompagner ces populations au capital social modeste à « s’intégrer ».
Aujourd’hui, la question se complique par l’importance croissante prise par les dimensions européenne et internationale.
Bien sûr, la politique de l’immigration ne se réduit pas à une simple réponse technique (accorder ou refuser un titre de séjour) couplée à une politique sociale spécifique mais gérable : il s’agit d’abord d’un choix politique fondamental qui nécessite de définir à quelles conditions la nation française peut s’élargir à de nouveaux venus et accueillir en son sein la diversité. Faire l’économie de cette réflexion nourrit vraisemblablement une partie du ressentiment des classes populaires et favorise la xénophobie.
Toutefois, une politique publique efficace pour l’accueil et l’intégration devrait contribuer à réduire les tensions entre communautés et atténuer le sentiment d’abandon tant des immigrés (et leurs descendants) que des populations populaires « de souche » laissées-pour-compte , cohabitant dans les quartiers sensibles avec eux. Le rapport remis par le député en mission Aurélien Taché[2] a souligné l’insuffisance d’une telle politique et l’ampleur de l’effort à accomplir, qui nécessitera une traduction budgétaire qu’il faut espérer retrouver dans la prochaine loi de finances (ou la suivante ?). En particulier, il n’est pas raisonnable de marteler une injonction d’intégration sans financer décemment les cours de français langue d’intégration, à l’instar de ce que l’Allemagne a su faire. Toutefois, les sondages montrent que l’opinion publique semble attendre surtout plus de fermeté de la part des pouvoirs publics en matière de contrôle et de reconduite à la frontière – l’effet des attentats djihadistes a sans doute contribué à cette crispation. le gouvernement issu des élections de 2017 a rapidement tracé une ligne de fermeté et celle-ci s’est portée sur le traitement de la demande d’asile, seul volume majeur de migrants sur lequel il pouvait exercer un effet notable. Le processus qui court de la prise en compte par les préfectures de la requête déposée par le demandeur jusqu’à l’exécution de la décision finale (majoritairement une obligation de quitter le territoire français - OQTF) laisse apparaître des difficultés qui in fine se traduisent par de longs délais de traitement et un très faible taux d’exécution des OQTF. Par ailleurs, les conditions d’accueil et d’hébergement des demandeurs puis des réfugiés sont très nettement perfectibles.
Les novations entraînées par la loi Asile et immigration restent somme toute marginales : la toute nouvelle loi modifie les délais encadrant le dépôt de dossier et le recours devant la Cour nationale du droit d’asile. Mais elle ne change pas fondamentalement les critères de la décision, et rien ne laisse penser qu’un accroissement spectaculaire des moyens va bénéficier aux services traitant les deux bouts de la chaîne : accueil en préfecture (je vous suggère de faire un tour dans les queues d’attente se déployant devant certaines préfectures de petite couronne : c’est édifiant) et reconduite à la frontière (dont le succès et ou l’échec dépend largement de la bonne volonté des services consulaires des pays concernés). Rationaliser, être plus efficient ? L’OFPRA a déjà beaucoup fait dans ce domaine. Rappelons qu’accorder ou refuser une protection internationale entraîne des conséquences plus dramatiques pour les femmes et les hommes concernés que l’attribution d’un permis de chasse : une telle décision ne peut se prendre à la légère, et être soumise à une taylorisation excessive.
Mais le traitement de l’asile est désormais largement déterminé par sa dimension européenne. Une politique européenne de l’asile consiste à trouver le point d’équilibre entre le contrôle des frontières et la gestion de l’accueil par les pays de la première ligne (ceux sur les côtes desquelles débarquent les migrants ayant traversé la Méditerranée), d’une part, et la répartition de la charge de ce traitement (des mois d’attente en centre d’accueil, puis processus d’intégration pour ceux qui vont bénéficier de la protection internationale) d’autre part. Les paramètres politiques de ce point d’équilibre sont actuellement âprement débattus entre les chefs d’Etats et de gouvernements européens, mais il ne faut pas oublier que la déclinaison administrative revêt aussi une importance décisive. Ainsi les fortes divergences dans la définition des conditions d’accueil et des critères d’attribution affaiblissent le fonctionnement du régime européen de l’asile. Surtout, les dysfonctionnements du régime de Dublin – les demandeurs d’asile qui devraient être pris en compte par les pays méditerranéens se retrouvent massivement en France, en Allemagne, etc. – ne peuvent être résolus que par une coopération administrative efficace entre les Etats membres, afin de permettre le renvoi des « dublinés » dans le pays de premier accueil. On est loin du compte. Il peut être envisagé une coopération renforcée entre des Etats aux philosophies politiques et pratiques administratives proches, éventuellement partiellement financée par l’Union européenne au détriment des Etats se déchargeant de leur part de solidarité (l’Europe de l’Est, notamment).
Mais la gestion des frontières communes et d’un asile partagé doit s’appuyer sur une réponse de fond concernant les mouvements Sud-Nord qui ne sont pas prêts de cesser. Les prédictions les plus diverses caractérisent l’avenir des migrations vers l’Europe ; certains jugent la « ruée » de dizaines de millions d’Africains inéluctable[3] alors que d’autres se veulent rassurants[4] : la crise est derrière nous, les flux ont sensiblement diminué, l’essentiel des migrations se dirigent vers des pays africains de proximité. En vérité, nous n’en savons pas grand-chose. Rien n’exclut une nouvelle crise humanitaire d’une ampleur similaire à celle de la guerre de Syrie. Rien ne dit que les pays d’accueil en Afrique continueront à absorber les migrants économiques de leurs voisins alors que leur marché de l’emploi et leurs ressources naturelles sont eux aussi menacés par la croissance démographique. S’il est peu probable qu’une politique d’aide au développement massive fasse cesser les migrations africaines vers l’Europe, une telle aide peut sans doute favoriser un développement rural propre à atténuer les volumes et modifier les modalités des migrations.
Il est donc urgent de fixer un cadre robuste et durable à nos politiques publiques d’accueil et de contrôle, alors que le répit offert par la décrue des arrivés de migrants devrait alléger les tensions sur les services publics. Il faut surtout se rappeler qu’au-delà de la résorption des points de fixation spectaculaires des migrants sans abri (campements dans les rues de Paris, Nantes, Calais, etc.), c’est tout une politique d’intégration ambitieuse qu’il faut déployer pour éviter la pérennisation de la fracture urbaine et la reconstitution des quartiers relégués. Principe qui doit conduire l’action du gouvernement : réduire le coût des politiques publiques à long terme, cela commence souvent par un investissement important à court terme.
[1] Histoire racontée dans Patrick Weil, La France et ses étrangers. L'aventure d'une politique de l'immigration de 1938 à nos jours, Gallimard, 1995.
[2] Aurélien Taché, 72 propositions pour une politique ambitieuse d'intégration des étrangers, rapport remis au ministre de l’Intérieur, 2018.
[3] Stephen Smith, La ruée vers l'Europe : La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, Grasset, 2018.
[4] François Héran, « L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes », Population et sociétés, n° 558, septembre 2018.
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