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La posture et l’ennui

Le journaliste Pierre Viansson-Ponté avait publié le 15 mars 1968, dans les colonnes du quotidien Le Monde, un article passé depuis à la postérité. Il s’intitulait « Quand la France s’ennuie. »

L’auteur y décrivait l’ennui de la vie publique française de la fin des années soixante et plus particulièrement cette impression de lassitude qu’il percevait chez ses contemporains : « Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde. »

Et de remarquer notamment : « Les étudiants manifestent, bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Egypte, en Allemagne, en Pologne même. Ils ont l’impression qu’ils ont des conquêtes à entreprendre, une protestation à faire entendre, au moins un sentiment de l’absurde à opposer à l’absurdité. Les étudiants français se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d’Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons, conception malgré tout limitée des droits de l’homme. »

Viansson-Ponté parlait d’ennui là où des psychiatres auraient sans doute préféré utiliser le terme de dépression. Il s’agissait en tout cas pour l’auteur d’opposer aux convulsions du monde la quiétude et le bonheur propret d’une France apaisée après des années de tourmente (l’occupation allemande s’était achevée vingt trois ans plus tôt, les accords d’Evian marquant la fin de la Guerre d’Algérie allaient fêter leur sixième année…).

Malgré l’apparition des premiers symptômes d’une détérioration de la situation économique (500.000 chômeurs, 2.000.000 de citoyens payés au SMIG, baisse des salaires, crise minière, persistance de bidonvilles en périphérie des grandes agglomérations, etc.), Viansson-Ponté soulignait la montée en puissance, au sein de la société, d’une forme d’individualisme et, déjà, du rôle joué par la télévision comme dérivatif de l’attention du plus grand nombre vers la distraction, et finalement, vers le futile et le dérisoire.

La France qui s’ennuie, c’était donc l’histoire d’un ancien empire colonial, devenu une puissance de seconde zone, goûtant les charmes de la paix retrouvée et d’un relatif calme social ; un pays dont les habitants paraissaient vivre dans une indifférence blasée à l’égard de tout ce qui pouvait les entourer, tant à l’intérieur, qu’à l’extérieur des frontières de l’Hexagone.

Si l’analyse de Pierre Viansson-Ponté est passée à la postérité, c’est non seulement parce qu’elle a précédé de quelques semaines les événements de Mai 68 bien sûr, mais c’est aussi précisément parce que son auteur avait perçu confusément que « le vrai but de la politique n’est pas d’administrer le moins mal possible le bien commun, de réaliser quelques progrès ou au moins de ne pas les empêcher, d’exprimer en lois et décrets l’évolution inévitable. Au niveau le plus élevé, il est de conduire un peuple, de lui ouvrir des horizons, de susciter des élans, même s’il doit y avoir un peu de bousculade, des réactions imprudentes. » Et d’estimer que « l’ardeur et l’imagination sont aussi nécessaires que le bien-être et l’expansion. »

On ne manquera pas de relever cependant que la fine analyse de Viansson-Ponté eût été réellement prophétique s’il n’avait justement pas minimisé l’impact de ces détails qui, pris isolément, n’ont peut-être pas grande signification, mais qui aussi, et sans que l’on sache au fond très bien pourquoi, agissent comme une étincelle sur un baril de poudre.

Ainsi, Viansson-Ponté a-t-il ironisé sur les préoccupations des étudiants français de Nanterre et d’Antony concernant l’accès des filles aux dortoirs des garçons. Il s’agissait d’en souligner la petitesse au regard des luttes menées par leurs homologues à travers le monde. Et pourtant, ce type de préoccupation, en apparence mesquine, expression d’un désir d’une plus grande liberté sexuelle, fut aussi l’un des ingrédients qui alimenta le cocktail Molotov du Mouvement du 22 mars, au même titre que la dénonciation de la guerre du Vietnam et les autres revendications sociales et politiques qui s’y greffèrent par la suite.

Comment Viansson-Ponté aurait-il imaginé que ce qui pouvait apparaître anecdotique allait déboucher quelques semaines plus tard sur ce que Léo Ferré a si merveilleusement décrit dans sa chanson « La Violence et l’Ennui » ?

« Nanterre se prenait pour Paris et le tour de la Terre
Se faisait sur un signe, une pensée de fièvre
Un désir de troubler les fleurs et les manières
Une particulière oraison, un sourire
À mettre les pavés à hauteur d’un empire »

 

Les bousculades et les réactions imprudentes qui nourrissent l’ardeur et l’imagination et rythment en même temps l’histoire politique et sociale d’un peuple, ont souvent pour faits générateurs les détails les plus inattendus : un fait divers, une revendication anodine ou perçue comme grotesque ou sans intérêt, un détail apparemment sans importance, un matraquage de trop dans une manif, un prétexte, bref toutes ces choses que ne perçoivent généralement pas les experts, mais que ces derniers savent toujours très bien expliquer après coup.

Quarante et un ans après l’article de Viansson-Ponté, et bien que le contexte soit aujourd’hui très différent, on a l’impression que la France n’en a pas fini avec sa mélancolie lancinante. La situation économique et sociale s’est dégradé depuis. Elle paraît même ennuyer chaque Français absorbé dans ses propres inquiétudes, la peur au ventre, le nez dans le guidon et incapable de projeter sa vie à plus d’un an (il faut dire que la dégringolade sociale peut arriver si vite).

Le monde a même changé si vite que les individus ont été amenés à se transformer aussi rapidement que lui. Les nouvelles technologies ont presque rendue obsolète la télévision et les miasmes médiatiques qu’elles relayent, semblent, par leur omniprésence, modifier les perceptions et court-circuiter toute hiérarchie entre les informations : l’état de santé de Johnny Hallyday, les « pipoleries » et les sondages font écho à « l’état du compte en banque de Killy, [à] l’encombrement des autoroutes, au tiercé qui continue[nt] d’avoir le dimanche soir priorité sur toutes les antennes de France », ainsi que le décrivait Viansson-Ponté.

De même, le conformisme du discours technico-normatif des experts en tout genre étouffe systématiquement les velléités brouillonnes, voire folkloriques et jubilatoires des discours marginaux et contestataires en les qualifiant de démagogiques et de populistes, et en en soulignant rapidement les limites. Il ne faut surtout pas contester ou, du moins, il faut y mettre des formes convenables. Il faut rester dans les clous et ne jamais s’affranchir du raisonnable et du probable. Ce discours trouve même des alliés là où on ne s’y attend pas, c’est-à-dire chez ceux qui, à tort ou à raison, se sentent investis d’une notoriété nouvelle et reproduisent, dans un mimétisme aussi inconscient que risible, les mêmes comportements que ceux des éditorialistes des grands médias nationaux, chaque fois qu’il s’agit de faire ou de défaire les opinions. La posture et l’ennui en somme.

Même la vie politique actuelle et les joutes stéréotypées entre ses différents acteurs, de droite comme de gauche, paraissent aussi ennuyeuses que cet ancien général de brigade qui « s’était bien juré de ne plus inaugurer les chrysanthèmes et qui continu[ait] d’aller, officiel et bonhomme, du Salon de l’agriculture à la Foire de Lyon. » On rappellera simplement que la statue du commandeur d’un mètre quatre-vingt-treize qui semblait inébranlable, a vacillé moins d’un an après la publication de l’article de Viansson-Ponté.

Pourquoi dès lors est-il si incongru de rêver à un sort similaire pour la statue d’un nain qui passe aujourd’hui pour le pivot de la vie politique française ?

(article publié initialement sur http://www.gabale.fr - lire aussi le billet d’Arnaud Mouillard http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/no-sarkozy-day-les-blogueurs-67594)

 

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4 réactions à cet article    


  • Voris 6 janvier 2010 11:03

    La posture et l’ennui ne sont aujourd’hui que le pendant de l’imposture et du divertissement.

    La chappe de plomb gaullienne a laissé la place à un éteignoir sarkoziste d’un genre plus sournois et trompeur. Mais le résultat est le même ! Le peuple étouffe ; il est oppressé quand l’Autre est trop pressé. Mais cette fois-ci, il ne fera pas sauter le couvercle de la mamite. Non, il ira bien docilement voter pour Sarkozy en 2012. La propagande est efficace...


    • Yena-Marre Yena-Marre 6 janvier 2010 11:03

      Bonjour,
      J’adore votre conclusion.
      Croyez moi tout le monde ne trouve pas cela si incongru.


      • Blé 6 janvier 2010 17:35

        En 1968, il y avait peu de chômeurs, la jeunesse avait un avenir, la consommation explosait, l’américanisation des esprits se faisaient sourdement, la guerre n’était pas si loin, elle était encore dans toutes les mémoires des 40-50 ans, les parents des 68hards.

        Aujourd’hui, pour le plus grand nombre le monde a basculé dans un nouvel ordre où tout ce qui était vrai hier ne l’est plus aujourd’hui. Il a de quoi être assommé, nous sommes dans cette phase qui semble désespérante. Partout en France, il y a de la résistance, des actions, des luttes contre cette politique mortifère. Ce calme, ce silence, ne veut pas dire qu’il ne se passe rien dans la France profonde, cela veut dire que les média ne s’intéressent pas à cette France « d’en bas »,« au peuple ». 


        • Salsabil 7 janvier 2010 00:10

          Gabale,

          Point n’est besoin de statue, ce serait une injure !!!

          Un tas d’argile improbable posé au milieu de nulle part me semble plus juste.

          En tous cas, l’histoire rejoint le présent , mais en ce qui me concerne, je m’ennuie encore beaucoup trop !

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