La rédemption de l’ex-homme le plus riche et le plus puissant de la Russie ?
Vous rappelez-vous de Mikhaïl Khodorkovski, l’ex-homme le plus riche et le plus puissant de la Russie post-soviétique, celui que Vladimir Poutine a dépossédé brutalement de son empire pétrolier et qui depuis croupit depuis cinq ans en prison pour délits économiques - en fait pour avoir osé s’opposer politiquement au nouveau tsar ? Aux dernières nouvelles, du fond de sa geôle sibérienne ce requin de l’ultralibéralisme est devenu l’apôtre du “néosocialisme” et l’a fait savoir dans une retentissante interview qui lui a immédiatement valu d’être condamné à douze jours d’isolement au cachot. Stupéfiant, non ?
Quand Eltsine fait la peau de l’URSS...
En 1990, l’URSS s’effondre dans un chaos indescriptible après les quelques années de Perestroïka (“transparence”) au cours desquelles Mikhaïl Gorbatchev a désespérément essayé de sauvegarder le régime communiste moribond en tentant de le réformer progressivement et de l’intérieur. Le populiste et démagogue Boris Eltsine, qui fut longtemps son allié, sens alors souffler le vent de l’Histoire et décide d’en finir à la fois une bonne fois pour toutes avec le pouvoir crépusculaire des apparatchiks rouges et avec les prudents et souvent pusillanimes tâtonnements et compromis gorbatcheviens. Il se fait élire Président de la Fédération de la Russie, désormais rivale de l’URSS dirigée par Gorbatchev. En 1991, les événements s’accélèrent : les apparatchiks communistes tentent un coup d’Etat qui échoue lamentablement et permet à Eltsine de se transformer en une icône de la Liberté et de la Démocratie, debout sur un char devant la Douma (le parlement), mais aussi de dissoudre le PCUS et de confisquer ses biens, de s’emparer de la Banque Centrale Soviétique, de proclamer la fin de l’URSS et enfin de se pousser Gorbatchev vers la sortie du Kremlin. Eltsine l’alcoolique est désormais le seul maître à bord du bateau ivre qu’est devenu son pays et décide de le projeter projeter dans le Far-West ultra-libéral et capitalistique. Le temps des oligarques est venu.
“ Les corrompus, les pourris sont ici même, parmi nous, et vous le savez parfaitement ! ”
Cette phrase pleine de vertueuse indignation, Boris Eltsine l’a prononcée fin 1987, alors qu’il dirigeait le Parti Communiste de Moscou et qu’il dénonçait les apparatchiks qui s’accrochaient à leurs privilèges et tentaient de ruiner les réformes prônées par la perestroïka gorbatchevienne. A la suite du tollé provoqué par cette déclaration, il fut contraint de faire son autocritique dans le plus pur style stalinien... Cinq ans plus tard, le même Eltsine installait au pouvoir économique et accordait sa protection politique à un des plus redoutables gang de “corrompus” et de de “pourris” que l’Histoire ait jamais connu. L’ère des oligarques débutait sous sa présidence titubante, ubuesque, maffieuse et cardiaque. Un gang de rapaces et de profiteurs qui a généreusement contribué à son élection de 1991, et encore plus généreusement à sa réélection de 1996 : normal, vu les centaines de milliards de dollars qu’ils avaient amassés en toute illégalité sous la haute protection de leur parrain imbibé de vodka.
La razzia victorieuse des oligarques
Lors de la prise de pouvoir de Boris Eltsine, la Russie est un Etat de non-droit où les frontières entre le légal et l’illégal ont pratiquement disparu, un système complètement désorganisé, où tout est à vendre au plus offrant et au plus corrupteur, bref un eldorado pour aventuriers créatifs, audacieux, sans pitié, sans morale et sans scrupules. Encore faut-il être quand même le plus près possible des cercles du pouvoir pour se goinfrer (euh, pardon, procéder à “l’accumulation primitive du capital”) en toute impunité. C’est la raison pour laquelle les oligarques étaient tous d’ex-apparatchiks-technocrates communistes, et pour la plupart des jeunes gens ambitieux, convertis à la vitesse de la lumière à l’économie de marché hypercapitalist
Au fait, c’est quoi, au juste, une oligarchie ? La définition qu’en donne Wikipédia apparaît assez juste : “Une oligarchie - du grec oligos (peu nombreux) et arkhê (commandement) - est une forme de gouvernement par une classe dominante peu nombreuse qui s’est cooptée elle-même selon des critères mal définis. Sa légitimité n’est pas fondée sur celle des autres types de régime : ni d’être les meilleurs (aristocratie), ni les plus riches (ploutocratie), ni les plus populaires (démocratie). ni la plus compétente (technocratie), ni non plus le tirage au sort, la force ou l’hérédité, mais d’exercer un pouvoir de fait”. Le profil des oligarques russes réunissait nombre ces caractéristiques, à ceci près que c’étaient quand même les plus riches et probablement les plus compétents en bizness sans foi ni loi.
Comment se sont construites ces ahurissantes fortunes ? D’une manière très simple : il suffisait aux oligarques en devenir d’avoir des relations haut placées dans les spères du pouvoir et du crime organisé (ces deux sphères étaient d’ailleurs déjà étroitement intriquées au temps de l’URSS, mais de manière très discrète) lors du bradage des biens collectivisés.
Ensuite, tous ont suivi la même stratégie en trois phases :
1) Investissement pour des sommes dérisoires (et/où à coups d’endettements gigantesques et à grands renforts de pots-de-vin versés aux autorités locales), dans les industries lourdes, la métallurgie, les minerais et les matières premières. De quoi se constituer des actifs solides pour pas cher, l’élimination de la concurrence s’opérant soit par la corruption, soit par l’élimination physique en utilisant les services des tueurs des diverses maffias. A ce stade ces actifs n’ont qu’une valeur financière purement virtuelle et arbitraire, mais les oligarques en devenir savent que le développement des marchés finira par les valoriser monétairement ;
2) Rapprochement, achat ou création d’une banque à des fins de valorisation financière et de possibilités de crédit pour développer le socle industriel préalablement (très mal) acquis, toujours selon les mêmes méthodes de gangster.
3) Rapprochement, achat ou création de médias (télés, radios, journaux, sites Internet) afin de se donner une visibilité et d’utiliser de ce pouvoir d’influence.
La boucle est alors bouclée dans une orgie de magouilles, de prévarications, de meurtres et de milliards de dollars. Les oligarques ayant survécu (les pires requins donc) s’offriront une cerise sur le gâteau sous la forme du rachat d’un prestigieux club de foot bling-bling (Anglais de préférence) et se lanceront à l’assaut des entreprises étrangères qu’ils rachèteront à tour de bras - ou avec lesquelles ils réaliseront des joint-ventures - grâce à des fonds colossaux issus du crime, de la corruption et de la spoliation du peuple Russe. Les plus prudents et prévoyants, sentant venir la fin du règne de l’anarchie eltsienne qui leur avait été si profitable, s’expatrieront dans les quartiers chics de Londres ou de Tel-Aviv.
L’important pour les oligarques les plus puissants (Oleg Deripaska, Roman Abramovitch, Boris Berezovski, Vladimir Goussinski, Alicher Ousmanov, Vladimir Potanine, Mikhaïl Pokhorov, Mikhaïl Tchernov, Viktor Vekselberg et... Mikhaïl Khodorkovski, sujet de cet article) de ce point de vue, était d’évaluer avec un maximum d’objectivité et de réalisme leurs rapports avec les pouvoirs politiques et administratifs, bref, de savoir jusqu’où ne pas aller trop loin pour ne pas mettre en péril leur fortune, leur liberté... ou leur vie. Le pouvoir eltsinien leur laissait une très grande liberté tant qu’il ne s’occupaient pas trop directement de politique. Mais quand le sobre judoka ceinture noire Poutine a succédé à Eltsine l’alcoolique bouffi, les règles du jeu ont brutalement changé.
Le rétablissement de la “verticale du pouvoir”
On le sait : l’ex-agent du KGB et très patriote Vladimir Poutine a été désigné par Eltsine comme son dauphin, afin de lui assurer l’impunité et la conservation de la colossale fortune accumulée par lui et ses proches. Triomphalement élu, Poutine a respecté cette partie du contrat qui le liait à son prédecesseur... et c’est à peu près tout. Pour le reste, Poutine a amorcé immédiatement une rupture radicale avec les pratiques de son prédécesseur : plus question de laisser la Russie être vendue à l’encan et à la découpe au capitalisme mondialisé, plus question de laisser s’étendre le pouvoir des oligarques et des gouverneurs de provinces à leur botte, plus question de laisser la Russie en proie à l’anarchie Far-West du capitalisme ultra-libéral. Les oligarques devront désormais se soumettre au pouvoir central du Kremlin, à sa volonté de restaurer l’ordre (la « verticale du pouvoir ») et à sa nouvelle stratégie géopolitique visant à faire retrouver à la Russie la puissance qu’elle avait perdue.
Le capitalisme débridé que l’oligarchie avait instauré devait désormais accepter d’être l’un des instruments majeurs de cette reconquête étatique et patriotique de l’économie... ou ne plus être. La plupart des oligarques ont compris que les règles du jeu avaient changé et se sont soumis aux nouveaux diktats du Kremlin en échange de l’impunité et de la possibilité de continuer à s’enrichir vertigineusement. Ceux qui n’étaient pas dans les petits papiers du nouveau tsar se sont prudemment exilés avant d’être ruinés et emprisonnés.
Reste un cas, qui est le sujet de cet article : celui de Mikhaïl Khodorkovski, le plus riche et le plus puissant oligarque, qui a eu la malheureuse idée de vouloir s’opposer à Poutine, c’est-à-dire de se mêler de politique, et l’imprudence de ne pas s’exiler quand il l’aurait encore pu. Pour ces raisons et depuis 2004, il a été dépossédé de son empire et emprisonné, après un jugement expéditif digne de l’époque soviétique, sous l’inculpation de “vol par escroquerie à grande échelle” et “évasion fiscale”. Comme si tous les oligarques, sans aucune exception n’avaient pas commis les mêmes crimes et délits. Alors pourquoi lui, et lui seul parmi les oligarques majeurs, a-t-il eu droit à ce traitement de défaveur ? Probablement, et il s’agit évidemment là de la partie émergée de l’iceberg, parce qu’il fallait au nouveau pouvoir poutinien faire un exemple hautement symbolique, et quel meilleur exemple que la chute et l’emprisonnement du plus riche et du plus puissant des oligarques ? De quoi faire rentrer dans le rang tous les autres... ce qui s’est effectivement produit. Mais il y avait aussi d’autres raisons, plus essentielles et plus profondes
“Enfant, je voulais devenir directeur d’usine. Pas cosmonaute, ni militaire, mais directeur”
Qui est Mikhaïl Khodorkovski ? Evidemment pas un petit saint. On ne devient pas le plus puissant et le plus riche des oligarques russes sans être un requin de l’industrie et de la finance, sans avoir les mains sales, très sales, sans être en collusion avec le crime organisé : c’est tout bonnement impossible.
Pas question dans le cadre de cet article de vous présenter sa biographie complète : vous pouvez par exemple la retrouver sur Wikipédia. Retenons-en l’essentiel : Mikhaïl Khodorkovski, d’origine juive, est né en 1963 de parents ingénieurs chimistes. Il fait de brillantes études d’économie tout en militant activement au sein des Jeunesses Communistes, au sein desquelles il se fait remarquer en mettant conseillant les entreprises d’Etat sur les innovations techniques et le commerce d’ordinateurs occidentaux. Jusque-là, il se comporte comme un parfait petit cadre communiste quand même un peu geek sur les bords. On dit qu’il aurait aussi créé un café coopératif, un de ces lieux d’échanges d’idées libérales apparus avec la Perestroïka ; mais surtout, il semblerait qu’il ait profité de ses responsabilités au sein des structures “innovantes” des Jeunesses Communistes pour faire de l’importation et du commerce de divers produits occidentaux, un trafic très juteux qui lui aurait permis, en 1988, un an avant la chute du Mur de Berlin, de fonder sa propre banque, Menatep, qui deviendra le holding de son empire lorsque la présidence eltsinienne lui aura permis de faire fortune. Sept ans plus tard, en 1995 il profite de la privatisation des entreprises russes pour acheter aux enchères la compagnie pétrolière Ioukos pour 360 millions de dollars. Ce n’était pas très cher, mais il faut dire que les deux seuls autres enchéreurs autorisés par le pouvoir eltsinien étaient des compagnies dont Menatep, la banque de Khodorkovski, détenait la majorité des parts ! En 2004, lors de la chute de l’empire Khodorkovski, Ioukos valait 75 fois plus, soit 27 milliards de dollars !
De quoi se montrer reconnaissant avec Eltsine : il aurait été l’un des membres fondateurs de “l’alliance des sept banquiers” (Siemibankirchtchina), qui avait pour objectif d’assurer financièrement la réélection de Boris Eltsine en 1996 - ce qui a été fait.
Mais ce n’est pas ça qui a causé sa disgrâce auprès de Poutine. C’était plutôt son étroite et dangereuse proximité avec le groupe Carlyle, gestionnaire de portefeuilles d’actions de milliards de dollars, où il aurait au conseil d’investissement en compagnie de George Bush (le père de W.) et de Dick Cheney (entre autres). Pas de très bonnes fréquentations pour un patriote comme Poutine, qui voyait d’un très mauvais œil les investissements prédateurs de la finance US dans le domaine du pétrole Russe. Pire encore : début 2003, il avait été le premier Russe à participer au forum de la Sun Valley, club réunissant les plus grands patrons de la planète. Peu de temps après, sentant peut-être de mauvais vents souffler dans sa direction, il avait démissionné de son poste de PDG de Ioukos et déclaré ne plus vouloir se consacrer qu’à son ONG “Russie ouverte” (Otkrytaïa Rossia) - en fait un parti politique libéral déguisé.
Khodorkovski était en effet proche des milieux politiques russes authentiquement libéraux - c’est-à-dire hostiles à la reprise en main étatique de l’économie par le Kremlin, pour quelques bonnes (par exemple le maintien de la liberté de presse et d’opinion) et surtout mauvaises raisons (ces prédateurs de l’industrie et de la finance ne peuvent continuer à s’enrichir impunément et au détriment de la collectivité que si l’Etat est faible et le marché non régulé).
Dès lors éclate l’affaire Ioukos et tout va aller très vite, cela d’autant plus qu’un sondage annonce que 54 % des Russes sont favorables à l’arrestation et à l’emprisonnement de Khodorkovski désigné à l’opinion publique, bien chauffée à blanc par la propagande gouvernementale, comme unique et commode bouc émissaire des prévarications de l’ère eltsinienne. Le pouvoir poutinien lui confisque son empire et le condamne à 9 ans de prison et de travaux forcés en Sibérie, dans un des établissements pénitentiaires les plus durs, où il est fréquemment condamné arbitrairement au quartier d’isolement. En ressortira-t-il un jour, et vivant ? Rien n’est moins sûr...
Reposons la question : pourquoi lui, et pas un autre, et surtout tous les autres oligarques ? Dans celle chasse aux sorcières oligarchiques dont il a été la seule victime étatique, entre autre parce qu’il avait refuser de s’expatrier ? On l’a vu : indépendamment du symbole qu’il représentait, il avait de trop grandes accointances avec le big bizness étatsunien qui avait tenté de dépecer la Russie en profitant de l’anarchie du règne d’Eltsine, le protecteur de Khodorkovski et le chantre du capitalisme financier sans foi ni loi, et il menaçait d’entrer en politique auprès des authentiques libéraux, qu’il n’aurait pas eu de mal à financer étant donné son immense fortune. Il pouvait donc représenter un authentique danger pour le pouvoir poutinien, qui a étranglé les partis libéraux et muselé la presse dès qu’il est arrivé au pouvoir.
Et puis il y a autre chose. Dans le club des oligarques, Khodorkovski détonait. En plus d’être un requin, un prédateur doué pour survivre dans les eaux troubles et sanglantes du capitalisme Russe naissant, il était aussi un homme fin, intelligent, cultivé, sensible, ni footeux ni bling-bling, alors que la plupart d’entre eux ne sont des killers rustres, incultes, d’affreux parvenus sans états d’âme se vautrant dans le clinquant et la putasserie dans tous les sens de ce terme. En plus, les employés de ses entreprises étaient plutôt bien traités et il passait pour un patron plutôt “social” (tout est relatif !).
Il restait en lui une part d’enfance et de rêve : “Enfant, je voulais devenir directeur d’usine. Pas cosmonaute, ni militaire, mais directeur”, a-t-il récemment confié à l’écrivain Boris Akounine dans la revue russe Esquire. Un personnage très intéressant, ce Boris Akounine. Tiens, essayez de ne garder de son prénom que l’initiale en conservant la totalité de son nom, et vous allez voir ce que vous allez voir. L’enfant Khodorkovski rêvait d’être entrepreneur. Dans le contexte sovétique où il a été élevé, il ne pouvait réaliser ce rêve qu’en devenant un “directeur d’usine” nationalisée. Dans un autre contexte comme celui du monde Occidental, il aurait rêvé d’être créateur d’entreprise, c’est-à-dire créateur de quelque chose. Pas comme les cosmonautes et les militaires, qui ne créent rien. Il a fini par le devenir, “directeur d’entreprise” dans le contexte trouble, immoral et sanglant de l’effondrement du communisme, et peut-être pas de la manière dont il l’avait rêvé ou voulu. En tout cas, c’est ce que donne à penser cet exceptionnel entretien qu’il a eu avec B. Akounine, auteur de polars historiques et contemporains.
Un entretien fascinant, réalisé il y a quelques mois, peu de temps avant que ne survienne la crise majeure du capitalisme que nous vivons actuellement. Un entretien au cours duquel Khodorkovski confesse son passage du néolibéralisme au néosocialisme. Et un entretien dont la publication lui a valu douze jours de cachot en octobre 2008. C’est dire s’il n’a pas plu à Poutine.
“La prison m’a donné la liberté”
Quand le magazine Esquire a demandé à B. Akounine quelle personnalité russe il désirait interviewer, il n’a pas hésité : Khodorkovski, le prisonnier le plus célèbre de Russie. Etant donné que l’ex-oligarque est sous surveillance audio et vidéo permanente, l’entretien s’est déroulé par écrit, à l’écart de la censure. Khodorkovski s’y exprime avec une incroyable indépendance d’esprit. Mais comme il le confie lui-même, “La prison m’a donné la liberté”. La liberté de la réflexion, de l’introspection, celle de faire le bilan de son incroyable destin d’oligarque, celle de méditer, aussi, sur l’économie et la politique.
Il est évident qu’il ne dit pas “tout”. Par pudeur, par calcul, par prudence et peut-être aussi à cause d’un sentiment de culpabilité qui ne regarde peut-être que lui. Mais ce qu’il dit est un témoignage essentiel sur notre époque, sur les dérèglements sauvages de l’hypercapitalisme actionnarial financier et mondialisé, sur la folie amorale du néolibéralisme et du libéralisme économique tout court, toutes choses dont nous payons actuellement la facture et subissons les conséquences - dont il a été un représentant flamboyant et emblématique. En tout cas, une chose paraît sûre : c’est la sincérité de ce témoignage. Il n’a pas ainsi témoigné pour se faire bien voir du pouvoir de Poutine, qui est aussi ennemi du néolibéralisme que d’un hypothétique et peut-être utopique néosocialisme. La preuve, le cachot aussi sec ! Paraît que dans la Russie profonde, celle qui se trouve à plus de 100 km de Moscou et de Saint-Petersbourg donc loin du monde bling-bling et friqué des oligarques, le peuple oublié et méprisé aurait quelques nostalgies du communisme et de son égalitarisme et des sécurités sociales qu’il garantissait en dépit de la tyrannie qu’il exerçait ! A l’heure où le capitalisme financier russe s’effrondre, plombé par son énorme endettement et où le prix du baril de pétrole (une des principales sources d’exportation russe) fait de même, Poutine n’a rien à gagner à voir de dangereuses idées néosocialistes se propager. Néolibéral ou néosocialiste, Khodorkovski est toujours mal barré.
Bon, maintenant passons à quelques extraits significatifs des confessions de l’oligarque déchu.
La tentation et le refus de l’exil. Quand Poutine commence à s’attaquer à son empire, Khodorkovski est à l’étranger. Il aurait très bien pu y rester et s’exiler comme d’autres oligarques mafieux. Il ne l’a pas fait : “Les dernières fois que j’ai voyagé à l’étranger, une moitié de moi regrettait de devoir rentrer. Chaque jour passé loin de ma famille me donne des remords à ce sujet. Mais l’autre moitié de moi - celle qui pensait en termes de devoir, de droiture et de trahison - m’empêchait de choisir l’exil (...) Ainsi, je peux donner deux réponses franches : oui, je regrette tous les jours d’être resté ; et non, je ne le regrette pas, parce que je n’aurais pas pu survivre si j’avais quitté mon pays”.
L’engagement libéral. “Comme j’avais pris la décision de rester en Russie, j’ai résolu de faire, pour la première fois de ma vie, une tournée dans les différentes régions du pays pour parler de la démocratie (...). J’y appelais à voter pour l’Union des forces de droite ou pour Iabloko [deux partis démocratiques qui ne siègent plus à ce jour à la Douma] (...). Mais ce fut sans doute la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Aussitôt après, une convocation pour interrogatoire est arrivée à mon bureau. Ensuite, il y a eu le Forum des défenseurs des droits de l’homme, et j’ai pris l’avion pour Irkoutsk, où je devais m’exprimer. Je suis rentré à Moscou par un vol spécial du FSB, sous bonne escorte”. Précision : rappelons que le mot “libéral” prend différent sens selon les pays et les contextes politiques. Dans la Russie poutinienne, la catégorie “libéral” rassemble en un tout indistinct les partisans du libéralisme philosophique (attachés entre autres aux libertés individuelles et en particulier à celles d’opinion et d’expression) et ceux du libéralisme économique pur et dur (les ennemis de la régulation étatique des marchés), les uns et les autres n’étant pas tous d’accord entre eux comme partout dans le monde, tant le libéralisme ressemble à un pantin en caoutchouc qu’on peut étirer et modeler dans tous les sens tant qu’il reste soumis à la loi du renard plus ou moins démocrate dans un poulailler qui ne l’est pas moins. Dans cette perspective, le choix politique de Khodorkovski à cette époque était de s’opposer libéralement à l’absolutisme capitalisto-étatique de Poutine, ce qui était, vu le contexte, une position courageuse - et même téméraire. Mais à cette époque pré-pénitentiaire, il n’avait pas encore viré sa cuti. Bref, à cette époque, être “libéral” en Russie, c’était à la fois défendre les libertés individuelles (ce qui est très bien et tout à l’honneur de l’authentique libéralisme philosophique) et la psychédélique “main invisible du marché” (ce qui est très con et irrationnel). Question : comment être et rester libéral dans tous les domaines sans devenir dingue à force de grands écarts philosophico-idéologiques et impotent à force de ruptures de ligaments ? Réponse : c’est impossible, et Khodorkovski a semble-t-il fini par le comprendre...
Le fric et la réussite sociale. C’est là qu’il évoque son rêve enfantin de devenir “directeur d’usine” : “Ce rêve m’a accompagné durant toutes mes années d’école et d’université, et c’est avec lui que je suis entré dans la vie active. Il s’est réalisé très vite. D’abord une pépinière de création scientifique et technique, puis une banque, un bref passage au gouvernement, et la privatisation, qui signifiait pour moi un moyen non pas de faire de l’argent, mais de concrétiser mon rêve d’enfant (...). L’argent... qu’est-ce que l’argent ? Lorsque j’étais banquier, en 1993, j’en avais plus qu’à Ioukos en 1999, et largement plus que ce dont j’avais besoin pour vivre. En revanche, vous n’imaginez pas le bonheur qu’on éprouve quand on voit se matérialiser ses projets sur le papier : des milliers de machines toutes en mouvement pour construire quelque chose, des équipements gigantesques, un rêve qui prend corps... Après vient la fatigue (...) Et on comprend que l’on n’est plus en train de transformer un rêve en réalité, mais que c’est le rêve qui s’est incarné et a pris votre destin en main. On dit ce qu’il faut dire, on a un emploi du temps programmé sur des mois, des années, on fréquente les personnes que demande le “rêve incarné”. On n’est plus que son esclave. On regarde autour de soi, et on se rend compte que le rêve vit sa vie propre, et que la vraie vie suit un chemin parallèle, que ce qui paraissait important non seulement n’a aucune importance, mais vous interdit aussi quelque chose de bien plus essentiel que vous auriez pu faire - que dis-je, que vous auriez dû faire (...)”.
Les esturgeons au raifort. Khodorkovski a sincèrement et naïvement cru aux bienfaits du libéralisme économique, ce qui peut se comprendre de la part de quelqu’un qui a vécu la catastrophe qu’était l’économie soviétique. Il se livre ainsi à une critique impitoyable des libéraux “trop avides de Mercedes, de datchas, de villas, de boîtes de nuit, de cartes Gold”, et va jusqu’à affirmer que le libéralisme russe est “génétiquement servile” et prêt à “faire fi de la Constitution en échange d’une portion supplémentaire d’esturgeon au raifort”. Rappelons qu’il écrivait ça avant que ne déferle le tsunami financier qui a ravagé l’économie mondiale à l’automne 2008 ; il ne l’a donc pas attendu, comme un vulgaire Sarkozy, pour faire le procès du libéralisme fou : “Je suis partisan d’un Etat fort en Russie (...). Je suis pour une politique industrielle volontariste, pour un Etat social, c’est-à-dire, en gros, pour le modèle scandinave (...) Un Etat faible ne pourrait absolument pas faire face à toutes les situations d’urgence susceptibles d’arriver. (...) Quant à cet Etat fort, pour qu’il ne dégénère pas en cauchemar totalitaire comme par le passé, il doit non seulement être contrebalancé par une société civile forte, mais aussi posséder un système de contre-pouvoirs parfaitement équilibré, avec une séparation de l’exécutif, du législatif et du judiciaire, un contrôle par la société, et une opposition solide. En d’autres termes, un Etat fort doit aussi être un super-Etat de droit, si vous me passez l’expression (...) Si nous voulons une démocratie, nous devons nous battre pour elle tous ensemble, gauche, droite, libéraux, partisans de l’Etat. Ensemble, pour nous et nos enfants, contre l’autoritarisme et la corruption, pour un Etat de droit et des institutions démocratiques. Ensuite, au sein d’un Parlement digne de ce nom, sur des chaînes de télévision indépendantes, dans la salle d’un tribunal indépendant, nous discuterons du taux d’imposition, de la nécessité de nationaliser ou de privatiser le secteur des matières premières, de la gratuité ou non des soins médicaux, etc. Par où faut-il commencer ? Faut-il construire une société civile par le bas ? Ce n’est pas une mauvaise idée, mais cela prend beaucoup de temps. Il existe aujourd’hui une autre possibilité, dure, mais qui a le mérite de ne pas faire porter les responsabilités sur les prochaines générations : la lutte contre la corruption, avec comme maillon clé une justice indépendante. Je suis certain que, en Russie, lutter contre la corruption signifie lutter pour la démocratie”.
Le couteau rouge entre les dents. Comme vous pouvez le constater, ce virage à gauche de Khodorkovski est particulièrement net. La question se pose alors, dans le contexte russe, des rapports entre le néosocialisme qu’il défend et l’archéocommunisme. Sur ce sujet, l’ex-oligarque est encore une fois surprenant : “Si par “Parti communiste” on entend “tout partager” et on ne s’intéresse qu’aux discours de M. Ziouganov [leader du Parti communiste de la Fédération de Russie], les perspectives d’avenir sont évidemment minces. Mais nous ne sommes pas des observateurs impuissants. Si l’on prête attention à toutes les personnes qui animent ce parti, aux valeurs qu’elles professent, aux objectifs qu’elles se fixent et aux moyens qu’elles préconisent pour les atteindre, on s’aperçoit vite que le Parti communiste russe actuel ne ressemble plus depuis longtemps au Parti bolchevik de Lénine, ni au PC soviétique. C’est à ce jour un parti social-démocrate classique, qui pour des raisons faciles à comprendre ne manifeste qu’une déférence symbolique à l’égard des fantômes du passé. Dès lors, doit-on se priver de coopérer avec des gens tout à fait respectables simplement parce qu’ils sont restés fidèles à des symboles discrédités ? Ce serait stupide et humainement insensé. Ce parti a pris en charge l’adaptation sociale de millions de retraités, des personnes âgées dont les meilleures années ont été rythmées par les slogans communistes, auxquels ils ont cru et croient encore. Les priver de leurs souvenirs, même trompeurs, même s’ils ne correspondent pas à la vérité historique, reviendrait à leur enlever tout leur passé. Dans la situation actuelle, ne pas vouloir travailler avec des gens qui partagent des convictions démocratiques mais ont d’autres opinions (d’ailleurs pas si différentes) sur l’économie ou sur la nature et le montant des prestations sociales, alors que la question de fond est de mettre en place des institutions démocratiques, est une véritable erreur politique, et c’est ce que j’ai dit dans mon “virage à gauche”. De nombreux membres du Parti communiste, et ce parti dans son ensemble, se prononcent pour la démocratie, les droits de l’homme, contre l’autoritarisme et la bureaucratie corrompue. Dans cette lutte, nous sommes alliés. Est-ce que la gauche a un avenir en Russie ? Sans aucun doute. Le prochain mouvement de gauche sortira-t-il du Parti communiste ou des comités de grève ? Cela dépendra surtout du pouvoir, les deux sont possibles. Ce qui compte, c’est de ne pas refuser de s’allier à des gens dont les valeurs nous conviennent. La seule chose dont je sois absolument persuadé est que, lorsque les institutions démocratiques se seront bien affirmées, l’objectif premier sera d’établir un rapport optimal entre les exigences de la croissance industrielle et les besoins sociaux. Je ne doute pas que, en Russie, des moyens conséquents doivent aller vers des “fonds de redistribution sociale”. C’est pour cela que j’ai cité le modèle scandinave”.
Bigre ! L’ex-oligarque multimilliardaire prêt à s’allier aux ex-communistes pour promouvoir la redistribution des richesses ! Comme le lui dit B. Akounine à la fin ce cet entretien, “Tenez bon, et restez en bonne santé”. Bon conseil, au pays de Poutine, où les opposants imprudents ne font pas de vieux os…
L’oligarchie a perdu son crédit
Quelques mois après, le krach financier frappait de plein fouet la planète économico-financière, et en particulier l’oligarchie russe, dont la prospérité était adossée à des emprunts excessifs (selon l’historien Iouri Felchtinski, "les oligarques ont énormément emprunté auprès des banques occidentales, offrant généralement comme nantissement jusqu’à 20 % du prix de leur bien immobilier. Maintenant que 80 % à 90 % de cette valeur se sont volatilisés, les banques exigent le paiement des intérêts sur les prêts"). L’agence Bloomberg estime que les oligarques ont perdu environ 185 milliards d’euros depuis que la crise du crédit a atteint la Russie, dont la Bourse a perdu près de 70 % de sa valeur. Et si l’on en croit l’édition russe de Forbes, en 2009 la moitié des Russes auront disparu de la liste des personnes les plus riches du monde.
Khodorkovski ne sera pas victime de cette descente aux enfers, puisque le Kremlin lui a volé l’empire qu’il avait construit. Et les plus riches des oligarques resteront riches, très riches, même après avoir beaucoup perdu. A moins que le néosocialisme que Khodorkovski appelle de ses vœux prenne le pouvoir et leur fasse rendre gorge ? Ce serait alors une nouvelle révolution… russe, qui pourrait alors s’étendre au monde entier. L’internationale serait alors, et pour de bon, le genre humain.
Du temps de la Guerre Froide, Sting chantait “I hope the Russians love their children too” ;. Et si le rêve d’adulte de l’oligarque en phase de rédemption se réalisait ?
92 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON