La tyrannie de la technologie militaire
Nombre de pays sont actuellement engagés dans un processus de rénovation de leur parc d'avions de combat. Dernièrement, le cas de la Suisse et le choix porté sur le Gripen a relancé un débat fondamental sur les enjeux de défense, la définition des missions futures et le rôle de l'Etat en matière de sécurité internationale. La Belgique est, elle-même, à la recherche d'un successeur au F-16 sans qu'une solution saillante n'émerge pour l'heure des discussions. La question du renouvellement des flottes aériennes de combat en Europe intervient, ensuite, dans un contexte marqué par le développement des drones, ce qui ne facilite pas la lisibilité des choix tant techniques que politiques. Enfin, le sujet de la modernisation des armements fait rarement l'objet de débats publics et bien des idées préconçues existent sur les technologies militaires. Cet article se propose de fournir un recadrage sur les paramètres et les enjeux liés à la transformation des moyens militaires.
Les temps de crise économique et financière que nous traversons pourraient laisser supposer que l’acquisition d’un nouvel équipement militaire réside seulement dans le seul achat d’un matériel. La pensée stratégique, lorsqu’elle existe, cède alors la place à des questions d’ordre budgétaire et d’opportunité : disposons-nous des moyens ? En avons-nous une nécessité ? Apparaissent alors, ci et là, une multitude d’analyses à l’étiquette scientifique sur un sujet très largement abandonné en temps normal ; il convient de l’admettre. Faut-il s’en étonner ? Les équipements militaires sont caractérisés par des temps de développement longs et des durées de vie particulièrement étendues. Il n’est pas rare qu’un matériel de défense, entre le moment des premiers concepts et la mise hors service, possède une durée de vie totale de près de cinquante ans. De tels cycles de vie ne laissent que peu d’occasions aux experts occasionnels de se pencher sur une problématique dont, à dire vrai, les dimensions technologiques, sociologiques et culturelles sont très souvent négligées.
Sans qu’il s’agisse de juger de l’opportunité des choix techniques, il semble utile de revenir sur quelques éléments fondamentaux de toute acquisition d’une technologie militaire nouvelle, plus savamment désignée « stratégie génétique » selon les termes du Général Lucien Poirier. Ceci afin de permettre au lecteur de se départir d’un certain nombre de malentendus ou de croyances erronées sur les équipements de défense.
Raisonner en termes capacitaires
L’une des erreurs fondamentales des commentaires entourant tout achat de matériel de défense consiste à prendre celui-ci de façon isolée. Comme si l’équipement dont il est prévu de réaliser l’acquisition pouvait exister et opérer en vase clos. Or, toute technologie militaire est appelée à intégrer un écosystème technique qui impactera sur les conditions de sa mise en œuvre et, plus encore, sur la réalisation des missions qu’un état donné, par l’entremise de son levier militaire, se sera préalablement fixé. Tout matériel doit donc être envisagé sous l’angle capacitaire. Mais encore convient-il de comprendre ce qu’il faut entendre par « capacité » en termes de défense. Contrairement à une idée répandue, une capacité militaire ne désigne pas un équipement mais un ensemble de dispositifs, tout à la fois matériels (armes, systèmes d’armes, senseurs, relais, etc.), immatériels (procédures, planifications, culture militaire commune, interopérabilité, etc.) et humains (c’est-à-dire des hommes formés et entraînés pour la mise en condition, la préparation opérationnelle, la mise en œuvre et la maintenance après-mission du système d’armes), dont la combinaison opérationnelle peut être dirigée par les instances politiques et militaires vers la réalisation d’un objectif tactique, opérationnel ou stratégique préalablement défini. Tout achat d’un matériel militaire nouveau doit être considéré en fonction des contextes stratégique et institutionnel dans lesquels une armée est appelée à opérer. En d’autres termes, il convient au monde politico-militaire de s’interroger non seulement sur la nature et l’étendue des missions qu’il souhaite être capable de réaliser mais plus encore sur l’identité des partenaires avec lesquels il envisage d’exercer ses missions. De cette double interrogation dépend, dans un monde idéal, le choix définitif d’une acquisition technologique militaire.
Tout choix technologique, surtout lorsqu’il concerne le monde de la défense, entraîne avec lui un choix socio-politique qui va même jusqu’à toucher les habitudes de travail des hommes. L’acquisition d’un appareil de combat signifie également l’inscription de l’état acquéreur dans un ensemble de codes techniques et culturels qui permettront aux dispositifs techniques et humains d’interopérer de manière efficace et efficiente. Il importe donc au politique et au militaire d’apprécier la pérennité des choix posés et de mesurer la stabilité à long terme des codes techniques qui régiront l’emploi des dispositifs matériels de défense. Et cette question ne trouve pas une réponse aussi simple qu’elle pourrait paraître dans le cas du F-35… ou de tout autre équipement (il suffit de songer à l’avenir du Link 16 en regard des avancées techniques américaines en matière de liaisons tactiques).
La technologie, c’est politique !
La question de la neutralité de la technique est sans doute aussi ancienne que celle qui porte sur le sexe des anges. Et les avis expéditifs sur l’(in)opportunité de l’acquisition éventuelle des F-35 par la Défense belge font globalement injure aux débats riches et intenses qui opposent les écoles de pensée se consacrant à l’étude de la technologie. Nous ne nous attarderons point ici sur la controverse centrale qui anime d’un côté les substantialistes et de l’autre les instrumentalistes. Que nous attribuions à la médiation technique un contenu dépassant la simple fonction de l’objet ou que nous ne voyions dans celle-ci qu’un simple moyen orienté vers la réalisation d’une fin, il nous faut reconnaître une évidence : il n’y a rien de plus politique que la technologie ! En d’autres termes, tout choix technologique est avant tout un choix politique. Comment pourrait-il en être autrement ? Puisqu’il revient au politique de guider l’action de son armée en fonction des objectifs de politique étrangère, il paraît évident qu’il incombe également au politique de décider du choix final des matériels qui permettront au militaire d’accomplir sa tâche. Oui mais voilà, dans la réalité, les interférences entre les objectifs déclarés et les choix techniques posés sont nombreux et concernent des intérêts parfois tout aussi fondamentaux que les buts de politique étrangère. Ces interférences ont trait à des enjeux liés à la préservation de compétences industrielles ou encore à la définition des cadres d’entraînement dans lesquels les utilisateurs finaux d’un matériel de défense apprendront à opérer (avec tout ce que cela suppose comme acculturation) et employer leurs équipements.
Traditionnellement, l’achat sur étagère par un état d’un matériel donné a permis à celui-ci d’obtenir en échange un certain nombre de retours sur investissements au bénéfice de ses industriels. C’est précisément, il est vrai, ce qui s’est produit dans le cas de l’acquisition du F-16. Mais l’achat ne s’est pas seulement limité à cet accord. Qualifié d’arme mondiale (World Weapon) par certains analystes qui, au cours des années 1980, ont cherché à caractériser la portée politique de cet avion de combat, le F-16 a aussi permis de jouer le rôle d’un véritable vecteur culturel militaire auprès des membres de la communauté de ses utilisateurs.
Le choix d’un équipement est également un message politique fort à l’intention de l’état producteur et des partenaires internationaux. Si le F-35 fut originellement conçu pour permettre aux alliés des états-Unis d’acquérir un intercepteur de combat peu coûteux et disposant des technologies les plus avancées en termes d’avionique, d’électronique de bord, de moyens de communication et de furtivité, il fut aussi destiné à fidéliser ces mêmes alliés dans un environnement stratégique incertain. Aujourd’hui, en raison de l’envol des coûts du programme, son acquisition par les forces armées des états-Unis et le plus grand nombre possible d’états alliés signifierait surtout… la survie du programme dans le budget de la défense américain ![1] Acquisition qui, du fait des ressources limitées des organisations de défense (notamment en Europe), aspirerait par la même occasion des moyens non négligeables qui pourraient en d’autres circonstances êtres drainés vers d’autres équipements, européens ceux-là, en fonction de critères de mission définis par l’Union européenne. Cependant, la défense européenne est aujourd’hui en panne. Et avec elle l’industrie européenne de défense qui manque de programme majeur.
La justification par la prévision stratégique
Nonobstant ce qui vient d’être dit, il nous faut revenir un instant sur les considérations relatives à la prévision stratégique. Les affirmations selon lesquelles tout à la fois la nature éminemment dangereuse du monde, l’évolution inquiétante du système international durant la décennie écoulée et le risque d’une confrontation conventionnelle majeure entre états à l’avenir sont les seuls éléments pouvant motiver le développement et l’acquisition d’un nouveau matériel relèvent d’une vision naïve de la problématique. Rares sont, en effet, les armements à avoir connu une mise en service dans le contexte stratégique précis pour lequel ils avaient été originellement destinés. C’est là une évidence avec laquelle tant les planificateurs militaires que les industriels de défense savent devoir travailler. Concevoir un armement en prévision d’un environnement stratégique futur, c’est accepter le risque d’une certaine obsolescence du matériel lors de son entrée en service : obsolescence eu égard à l’évolution des menaces et des technologies. Les avions de combat de 5ème génération, à l’instar du F-35, du F-22, du Rafale ont vu leurs premiers concepts développés à la fin des années 1980 lorsque le scénario d’une confrontation conventionnelle symétrique et nucléaire globale sur le théâtre centre-européen entre les deux rivaux de la guerre froide était alors encore de vigueur au sein des états-majors. On sait ce qu’il devint soudainement des prévisions stratégiques développées à cette époque.
L’argumentaire selon lequel l’anticipation du contexte stratégique justifie à lui seul le développement ou l’achat d’un nouvel équipement majeur de défense ne résiste pas, par ailleurs, à l’analyse des faits que rapporte, par exemple, Mary Kaldor, lorsque celle-ci étudia de manière approfondie quelques-uns des programmes majeurs des États-Unis dans la période de la guerre froide[2]. Elle put ainsi démontrer que nombre de systèmes d’armes envisagés, conçus et entrés dans des phases de prototypage ne durent leur salut et leur maintien dans le calendrier des acquisitions qu’en raison de pressions bureaucratiques ou d’intérêts associés à la préservation des bassins d’emploi. Le résultat de la conjonction de ces éléments a souvent conduit au déploiement d’un matériel caractérisé par une trop grande complexité, une lourde polyvalence d’emploi (destinée à satisfaire le plus grand nombre) et par des dépassements de coûts prohibitifs.
Conclusion
Plus qu’aucun autre argument, la justification de l’achat d’un équipement de défense moderne à haute capacité technologique ou, inversement, du renoncement à celui-ci par l’évaluation des coûts, même si elle constitue une étape nécessaire à la passation d’un marché, ne peut suffire à guider une politique d’acquisition. Comme put le rappeler Edward Luttwak, « une cause évidente de la croissance des coûts unitaires [d’une armement] réside dans le déclin des séries et des rythmes de production des systèmes d’armes, déclin qui génère des économies d’échelle négatives », alors même que l’on constate que le coût unitaire des équipements en technologies de l’information et de la communication (TIC) continue de baisser et que la part des équipements TIC dans le coût total des systèmes d’armes continue de croître[3]. Cette tendance est précisément liée à la démassification des capacités de production en armements ; démassification qui est également à l’œuvre dans l’industrie civile. Toute forme d’acquisition, même préparée de longue date, est un pari sur l’avenir, un défi lancé devant l’incertitude des évolutions géopolitiques mondiales et des ruptures technologiques futures.
[1] Notes sur le JSF, la SCMP et le trou noir de la séquestration, http://www.dedefense.org, article consulté en date du 17 décembre 2013.
[2] Mary Kaldor, The Baroque Arsenal, London, André Deutsch, 1982.
[3] Edward Luttwak, « Les armements peuvent-ils devenir abordables ? », traduit de l’anglais (États-Unis) par David Rochefort, Politique étrangère, 2007/4, hiver, p. 773.
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