La Vaine Le Pen
« Les espaces vides, les horizons vides (…), tout ce qui est dépouillé m’a toujours beaucoup impressionné. » (Jean Miro, entretiens avec Margit Rowell).
Les élections européennes du 26 mai 2019 semblent avoir, en France, l’allure d’un match entre la liste Renaissance et la liste RN. Chacune des deux listes y trouve un intérêt à exclure du débat public les autres courants politiques. Emmanuel Macron pense qu’en ayant pour adversaire un épouvantail, il pouvait garder le contrôle de la situation. Sauf que maintenant, l’épouvantail épouvante beaucoup moins les oiseaux qu’auparavant. Le FN a recueilli plus de 10,7 millions de suffrages le 7 mai 2017, ce qui constitue un record historique pour ce mouvement politique désormais profondément implanté tant nationalement que localement. Jouer à se faire peur peut être un jeu perdant. Mauvais calculs.
En fait, savoir qui, de ces deux listes, arrivera en tête le 26 mai 2019, n’est pas très intéressant (surtout si c’est finalement une troisième liste qui arrive au premier rang), car une course de petits chevaux, ce n’est pas l’objet des élections européennes. L’objet de celles-ci, c’est de former une majorité, probablement par une alliance entre plusieurs groupes politiques, au sein du Parlement Européen pour (éventuellement) infléchir la politique européenne.
Mais qui est Marine Le Pen ? Pas personnellement, mais politiquement. Je voudrais donc évoquer l’action et la pensée politique de Marine Le Pen, ainsi que celles du parti qu’elle préside depuis le 16 janvier 2011, à savoir le RN/FN.
L’action d’abord. On ne reprochera jamais à un parti politique de ne pas être arrivé au pouvoir, et comme il n’est jamais arrivé au pouvoir, "on" aurait alors même tendance à s’en réjouir ("on", l’électorat en général). Donc, il est vrai que lorsqu’un parti est toujours d’opposition, il réalise moins de choses, voire rien du tout que lorsqu’il est au pouvoir. C’est encore plus le cas lorsqu’il n’est quasiment dans aucun exécutif local. Pour le RN, il y a plusieurs municipalités qui ont été conquises depuis un quart de siècle, rarement reconduites mais cela peut arriver. À part quelques fermetures de bibliothèques municipales et quelques suppressions de subventions, quel est le bilan du RN/FN depuis sa création le 5 octobre 1072, soit quarante-six ans sur tout le territoire français ? Ou plutôt, quel est le bilan global de ses élus ? J’aurais tendance à dire qu’il est bien maigre, sinon inexistant.
Prenons le bilan de Jean-Marie Le Pen, qui finit ce mois-ci sa longue carrière politique à bientôt 91 ans : trente-cinq ans de mandat de député européen (entre juin 1984 et mai 2019, entrecoupés de quelques mois entre avril 2003 et juillet 2004 pour cause de condamnation judiciaire), huit ans de mandat de député national (de janvier 1956 à octobre 1962 et de mars 1986 à mai 1988), enfin, treize ans de mandat de conseiller régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur (de mars 1993 à février 2000 et de mars 2010 à décembre 2015). Cinquante-six années de mandats électifs possibles pour agir. Même dans l’opposition, on peut faire des réalisations, proposer des idées qui, intéressantes, seraient adoptées par la majorité locale ou nationale. Le bilan de Jean-Marie Le Pen, c’est zéro ! Zéro réalisation. Rien ! Pas même une petite proposition qui aurait pu être réalisée concrètement. Tous les électeurs de Jean-Marie Le Pen ont été floués : cela n’a servi à rien, soixante-trois ans plus tard ! Rien, à part, bien sûr, se permettre de vivre aux frais de la princesse contribuable.
Marine Le Pen a moins d’expérience, mais déjà plus de vingt ans d’ancienneté élective : Vingt et un ans de mandat de conseillère régionale (depuis mars 1998), essentiellement du Nord-Pas-de-Calais puis des Hauts-de-France (sauf entre mars 2004 et mars 2010, d’Île-de-France), treize ans de mandat de députée européenne (de juin 2004 à juin 2017), et presque deux ans de mandat de députée nationale (depuis juin 2017). Cela fait, cumulées, quand même déjà trente-six années de mandat électif, déjà plus de la moitié du père. Et quel est son bilan effectif, quelles ont été les réalisations concrètes, les inflexions notables au cours de ses mandats ? Rien. Zéro, là aussi.
Marine Le Pen a protesté (comme c’est régulièrement) sur la différence du nombre d’élus à l’Assemblée Nationale dont dispose son parti (8 sur 577) et de son audience électorale qu’elle évaluerait à 33,9% (second tour de l’élection présidentielle du 7 mai 2017). C’est pourtant le principe du mode de scrutin qui oblige les candidats, au second tour, à être choisis par une majorité d’électeurs. Or, dans 98% des circonscriptions, il y a eu une majorité d’électeurs qui ne voulaient pas d’un élu FN. C’est cela aussi, la démocratie.
J’ai déjà donné mon opinion sur le scrutin proportionnel (qui ne représenterait pas mieux le peuple), mais il y a une malhonnêteté intellectuelle à comparer le score de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle avec le nombre de sièges obtenus aux élections législatives suivantes. Déjà, l’audience réelle d’un candidat à l’élection présidentielle se mesure au premier tour, soit 21,3% (ce qui est un record historique), on peut cependant dire, à ceux qui ne pensent qu’en pourcentages par rapport aux inscrits pour dire que le Président Emmanuel Macron aurait été mal élu (ce qui est faux), que Marine Le Pen n’a recueilli que 16,1% des inscrits. Mais c’est surtout mélanger les scrutins qui est malhonnête. Aux élections législatives du 11 juin 2017, le FN n’a pas recueilli 21,3% des suffrages exprimés, mais un tiers de moins, seulement 13,2% des suffrages exprimés (soit seulement 6,3% des inscrits !). C’est là l’audience réelle du FN à comparer avec le nombre de sièges obtenus. On peut aussi se poser la question de la disparition, entre le premier tour de l’élection présidentielle et le premier tour des élections législatives, de 4,7 millions d’électeurs lepenistes : où sont-ils passés ? Pourquoi ont-ils renoncé, en sept semaines, à voter FN aux législatives ? Parce qu’ils auraient estimé que cela n’aurait servi à rien ?
Ces 4,7 millions d’électeurs disparus, curieusement (le hasard de l’arithmétique ?), ce sont autant que les électeurs du FN au précédent scrutin européen, celui du 25 mai 2014. Justement, prenons les élus FN issus de ce scrutin. Effectivement, à ces élections, le FN fut le "premier parti de France" comme Marine Le Pen aimait à le clamer (cela n’a duré qu’un an, jusqu’en 2015). Rassemblant 24,9% des suffrages exprimés (soit un quart de l’électorat)), le parti de Marine Le Pen a obtenu 24 sièges sur 74 (soit un tiers de la délégation française). C’était une force de frappe importante au sein du Parlement Européen. Et quelle a été l’action de ces 24 députés européens ? Rien. Aucune réalisation concrète, aucune inflexion notable. La seule chose dont on a entendu parler de cette présence des 24 députés européens FN à Strasbourg, c’étaient les affaires judiciaires (en cours) sur leurs collaborateurs parlementaires.
On peut fustiger François Fillon pour ses costumes, ses collaborateurs parlementaires (la justice, là aussi, suit son cours), mais on ne pourra jamais refuser à François Fillon l’idée qu’il a agi (bien ou mal, c’est selon sa conscience politique, mais il a agi) au service de la nation pendant toutes ses dizaines d'années de mandats, tant nationaux (réforme des retraites par exemple) que locaux (désenclavement de Sablé par exemple). Mais n’avoir à ne considérer que des affaires judiciaires, cela aurait été bien maigre comme retour sur investissement électoral.
Emmanuel Macron, en déplacement à Biarritz le 17 mai 2019, a d'ailleurs eu l'audace de dire que le RN, avec ses 24 députés européens sortants qui ont fait obstruction contre toutes les propositions françaises pendant cinq ans, était en partie responsable de la paralysie européenne actuelle.
L’une des raisons de cette inefficacité à Strasbourg tient aussi à l’absence de regroupement de l’ultra-droite, il y a au moins deux ou trois groupes très divisés au niveau européen, à tel point que Marine Le Pen, malgré sa force de frappe, n’a pas pu constituer (tout de suite) de groupe politique en juillet 2014, ce qu’elle a finalement réussi à faire le 16 juin 2015 (groupe ENL).
Comment peuvent réagir les 4,7 millions d’électeurs du FN en mai 2014 sur le fait que leur voix n’a servi à rien, à aucune réalisation ? On peut toujours discuter de la pertinence de telle ou telle tendance politique, être opposé à certaines réalisations, c’est le jeu normal d’une démocratie, mais dans notre cas, il n’y a aucune réalisation, rien. L’efficacité électorale de ces millions d’électeurs est quasiment nulle. Cela a seulement permis (c’est aussi le jeu normal de la démocratie et c’est tant mieux) de faire vivre une tendance politique.
Faire vivre une tendance politique est très noble, puisque la Constitution a même consacré le rôle des partis politiques dans l’expression de la souveraineté populaire.
Or, si Marine Le Pen veut faire des réalisations, parce qu’elle veut arriver au pouvoir (ce qui n’était pas le cas de son père qui préférait jouer au roi fainéant), l’ambition, chez elle, l’emporte largement sur les convictions. Sa prestation très médiocre lors du débat avec Emmanuel Macron le 3 mai 2017 a montré que ses convictions n’étaient en tout cas pas servies par une connaissance fine des enjeux économiques, sociaux et culturels de la France.
Mais il y a aussi un problème de cohérence dans sa démarche actuelle. Effectivement, comme devraient le faire tous les leaders politiques à quelques jours des élections européennes, Marine Le Pen voyage partout en Europe (au point d’en oublier deux soldats tués en mission) pour tenter de créer une synergie européenne. Son objectif serait une union des nationalistes européens. Sur la forme, c’est logique, sur le fond, c’est peu cohérent et vouloir unir les nationalistes européens a comme un goût d’oxymore. Se fédérer contre l’Europe fait même sourire car finalement, elle fait la même chose que ce qu’elle dénonce en fustigeant l’Union Européenne. Il y a un problème de logique intellectuelle.
Ce samedi 18 mai 2019, Marine Le Pen a prévu de rejoindre le Vice-Président du Conseil italien, le leader de la Lega, Matteo Salvini, à Milan pour un grand meeting. Là encore, on peut s’étonner qu’une supposée nationaliste française aille chercher à l’étranger, ici en Italie, l’aura qui lui manquerait dans son pays d’origine. Il faut se rappeler qu’elle avait fustigé la visite rendue par Emmanuel Macron à Angela Merkel à Berlin dès la prise de fonction à l’Élysée, en oubliant de dire qu’il y a un accord diplomatique qui lie la France et l’Allemagne et que le premier voyage d’un chef de l’exécutif nouvellement élu est pour rencontrer son homologue. Ainsi, dès qu’elle a été confirmée (réélue) Chancelière le 14 mars 2018, à la suite des élections de 2017, Angela Merkel s’est, elle aussi, rendue à Paris dès le 16 mars 2018 pour y être reçue par Emmanuel Macron : il n’y a pas de lien de vassalité quand il y a réciprocité.
Le vote pour le FN/RN peut être un vote contestataire, et il l’a longtemps été. Un vote qui servirait à exprimer son mécontentement, pour une raison ou une autre. C’est la démocratie de ne pas distinguer les motivations des électeurs. Mais depuis que Marine Le Pen préside le FN/RN, je pense qu’il n’y a pas qu’un vote contestataire. D’ailleurs, elle a tout fait pour que ce ne soit plus un vote contestataire, car elle sait, avec raison, qu’elle n’arriverait jamais au pouvoir uniquement sur une contestation. Il lui faut proposer quelque chose de constructif. Mais pour l’instant, ce qu’elle propose est bien flou. Et ce qu’elle a réalisé est inexistant, ce qui ne rassure pas plus.
Ceux qui, des électeurs les plus constructifs, seraient tentés par le vote en faveur de la liste RN doivent donc se demander de quelle manière leur vote serait le plus efficace, le plus utile, selon leurs propres critères politiques. Comme pour le vote écologiste qui n’est peut-être pas le plus efficace en choisissant "le" parti dit écologiste (EELV), il n’est pas sûr que le nationalisme (que je combats par ailleurs) y gagnerait le plus en reportant son vote vers un parti qui, de toute de façon, fait fluctuer son programme politique au gré des sondages thématiques et des buzz de réseaux sociaux…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (17 mai 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La Vaine Le Pen.
Jean-Marie Le Pen a-t-il tout perdu ?
Rassemblement oxymore.
La création de Debout la Patrie.
Le débat entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen du 3 mai 2017.
Les nationautes de la Marine.
Marion Maréchal-Le Pen.
Patrick Buisson.
Marion Wauquiez
Florian Philippot.
Des sénateurs FN.
Jean-Marie Le Pen, symbole de la vieille politique.
Marine Le Pen et la fièvre du dimanche soir.
Second tour de l’élection présidentielle du 7 mai 2017.
Nicolas Dupont-Aignan plonge dans la soupe extrémiste.
Ensemble pour sauver la République.
Débat du second tour du 3 mai 2017.
Choisis ton camp, camarade !
Pourquoi Mélenchon est-il si confus pour le second tour ?
Premier tour de l'élection présidentielle du 23 avril 2017.
Le nationalisme anti-européen de Marine Le Pen coûtera cher aux Français.
Marine Le Pen, est-elle si clean que ça ?
Que propose Marine Le Pen pour 2017 ?
Le programme de Marine Le Pen pour 2017 (à télécharger).
Fais-moi peur !
Peuple et populismes.
Les valeurs de la République.
Être patriote.
Le débat qui n’a pas eu lieu.
Marine Le Pen en Égypte.
Marine Le Pen contre les droits de l’Homme.
Jean-Marie Le Pen et ses jeux de mots vaseux.
Marine Le Pen et la faiblesse de ses arguments économiques.
Changement de paradigme.
Piège républicain.
Syndrome bleu marine.
Démagogie 2.0.
Le FN et son idéologie.
Les élections législatives partielles de 2013.
Le choc du 21 avril 2002.
Marine Le Pen candidate.
Le monde des bisounours.
Tout est possible en 2017…
Mathématiques militantes.
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