Langue et idéologie
Différents aspects de l’actualité politique nous poussent à chercher un éclairage sur les rapports existants entre langue et idéologie. Il ne se passe pas en effet une semaine sans que le gouvernement n’affirme que la gauche tient un discours idéologique, sous-entendant par là qu’il pratiquerait, lui, le parler vrai. Qu’en dire ?
Cratyle et Socrate
Dans le Cratyle, Platon relate un dialogue entre le célèbre Socrate et Cratyle, philosophe grec disciple d’Héraclite d’Ephèse, portant sur la nature de la langue.
La position de Cratyle est que, dans la langue, les noms désignent naturellement les choses avec justesse, et la langue décrit donc directement la réalité du monde ; elle est ainsi vraie par nature.
Socrate défend au contraire que les mots ne sont que des instruments, reliés à des choses menant une existence indépendante par l’acte de nommer ; association établie par un législateur, c’est-à-dire par l’homme, et que le dialecticien a pour but de mettre en question, recourant pour cela notamment à l’étymologie, c’est-à-dire à l’histoire de ces liaisons.
Malgré le fait qu’il finisse par approuver la position de Socrate, Cratyle ne peut accepter le total arbitraire du lien entre les noms et les choses, sans quoi la parole n’aurait selon lui aucun sens. Socrate révise alors son argumentation et affirme que, les mots et les choses étant de nature différente, le mot ne peut être qu’une image, nécessairement imparfaite, de la chose ; ce faisant, il implique deux choses : il existe dans les mots à la fois une ressemblance aux choses qu’ils représentent, et une part d’arbitraire liée au fait qu’ils ne sont que représentation.
Dès Socrate, on reconnaît donc qu’il existe dans le langage une part d’arbitraire, d’origine historique donc humaine, fondement d’un décalage entre le discours et la réalité, que le philosophe se donne pour but d’étudier.
La langue de Ferdinand de Saussure
Fondateur des idées qui mèneront à la pensée structuraliste, le linguiste Ferdinand de Saussure affirme que c’est la relation entre les mots comme signifiants et les concepts comme signifiés qui est à la base de la production du sens ; relation arbitraire, sans laquelle signifiant et signifié ne sont rien. Il appelle signe cette unité fondamentale du langage.
Par exemple, si l’on sépare le mot « arbre » du concept d’arbre qu’il dénote, il n’est qu’une suite de lettres ; à l’inverse, le concept d’arbre n’a aucune existence en dehors de la langue, il ne peut être décrit qu’à travers les mots.
Ainsi, le sens serait le fruit du lien arbitraire mais inséparable entre mots et concepts. Proche de la position socratique d’origine, cette vision scientifique moderne ne résout pas le problème de la vérité du discours, c’est-à-dire de son adéquation à la réalité ; au contraire, sa conception de l’arbitraire entre signifiant et signifié fait ressurgir l’interrogation cratylienne : la parole ne serait-elle que du vent ?
La mythologie par Roland Barthes
Reprenant la conception saussurienne, Roland Barthes la complète en affirmant que le langage est en outre soumis à un jeu de degrés, au sens du second degré de l’usage courant, c’est-à-dire qu’un signe peut lui-même être associé à un concept pour former un nouveau signe de niveau supérieur, comme c’est le cas du symbole, de la métaphore ou de l’allégorie.
Il enrichit également la notion d’arbitraire du lien constitutif du signe ; mais, au contraire de Socrate, qui postulait une ressemblance entre le mot et la chose qu’il dénote, Barthes pense que signifiant et signifié se contaminent en fait mutuellement, que c’est par la relation qui s’établit entre eux qu’ils vont se ressembler.
Ainsi, dans nos sociétés, le rouge est fréquemment utilisé pour symboliser l’interdit ou le danger, et le vert la permission ou la sécurité. Une explication donnée de ce fait est que le rouge rappelle notamment le sang issu de la violence, les marques de la brûlure et la couleur de l’objet qui les inflige ; tandis que le vert dénote la vitalité des plantes, la paix et la fertilité des campagnes. Barthes se place alors dans la situation hypothétique dans laquelle le rouge serait utilisé pour signifier l’autorisation, tandis que le vert symboliserait l’interdit, et affirme que nous expliquerions alors par exemple que le rouge renvoie à la chaleur et au sang des corps qui vivent, tandis que le vert serait celui du venin et de la froide raideur du cadavre. Il explique donc que le signe est arbitraire, produit par exemple de la décision d’un législateur poussé par la nécessité de trancher, mais établit ensuite par son usage une ressemblance mutuelle entre signifiant et signifié, entre mot et concept. A la manière de l’étymologie socratique, l’étude de l’histoire du signe permettrait de remonter à ces arbitraires, passant outre le jeu des ressemblances.
Articulant ainsi arbitraire et ressemblance que Socrate voyait déjà dans le signe, Barthes pointe alors par sa description et son étude des mythes contemporains un danger proprement politique : mettre l’accent sur la ressemblance existant entre signifié et signifiant, ou prétendre expliquer par elle le signe, c’est risquer de masquer, volontairement ou non, l’arbitraire, et donc le législateur, qui se cache ainsi derrière et en est pourtant la véritable cause.
Pour lui, le mensonge consiste donc en l’exploitation d’une ressemblance pour ancrer dans une nature éternelle ce qui n’est qu’action de l’homme, donc historique, et ce alors même que la similitude découle de cet acte.
Par exemple, lorsque le gouvernement reproche à l’opposition son caractère idéologique, il devient évident que le mot « idéologie » est négativement connoté, donc que l’idéologie est quelque chose de néfaste, mais qui peut être évité, ce qui correspond effectivement à l’usage de ce terme à droite ; or ce sens n’a rien d’évident, et, comme toute définition, mérite d’être questionné. Par exemple, la gauche radicale ne voyant pas de caractère spécifiquement négatif au concept d’idéologie mais estimant qu’elle se trouve en toutes choses, un débat sur le caractère idéologique ou non de l’opposition ne peut constituer qu’un procès à charge de cette dernière, parce que la question implique qu’il est possible de ne pas être dans l’idéologie, et donc accepte implicitement la position de la droite. La seule position acceptable pour la gauche radicale est donc de débattre sur le sujet même du débat, de le dépasser, et non d’y répondre.
A cette langue susceptible d’être touchée par le mensonge, il oppose alors la langue du prolétaire, qui ne peut selon lui qu’être vraie du fait qu’elle est directement ancrée dans son action, et donc dans la réalité matérielle ; ainsi, pour un bûcheron, un arbre est ce qu’il va abattre et découper, sa définition ne souffre donc d’aucune ambiguïté.
Conclusion
Cette réflexion pourrait donc nous amener à préférer un langage proche de cette simplicité originelle par son lien à l’action, pour nous approcher de la vérité en écartant tout biais idéologique.
Cependant, c’est Barthes lui-même qui vient tempérer par une mise en garde cette affirmation dans sa critique du héraut petit-bourgeois par excellence, Pierre Poujade : selon lui, le tribun s’empêchait de percevoir toute vérité en refusant toute pensée hors de celle qu’il considère comme directement issue du concret, c’est-à-dire du quotidien des petites gens, de ceux qui travaillent.
Se revendiquer exclusivement d’une langue de l’action comme langue de vérité, telle la langue prolétarienne définie par Barthes, serait donc le fondement même du populisme fascisant. Hors du travail sur la langue en tant qu’objet de culture, il n’est donc point de vérité possible…
Une morale de l’histoire ? Méfions-nous d’un président qui se veut homme d’action et de franc-parler, en dehors de toute idéologie, quelles que soient ses bonnes intentions.
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