Le Destin de Giscard
« J’approche un âge où l’immortalité devient une valeur-refuge. » (VGE, décembre 2003, lors de son élection à l’Académie française).
L’immortalité, oui, c’était un peu ce qu’on croyait de Valéry Giscard d’Estaing. Tout glissait sur lui, les années passaient, les décennies passaient, et lui, imperturbable, insubmersible, il était là, toujours là, toujours avec sa tête si pleine, si bien faite, malgré une allure de plus en plus frêle, une silhouette de plus en plus courbée, une voix de plus en plus chevrotante (au lieu de chuintante), capable encore le 28 avril 2020 de nous faire part de ses analyses avec grande hauteur de vue, sur la façon de redéployer l’Europe, de proposer des cercles d’intégration différents, d’imaginer une Europe de la Santé, etc.
Depuis la fin de l’été, deux séjours à l’hôpital, à partir du 14 au 17 septembre 2020 à l’hôpital Georges-Pompidou de Paris pour une « légère infection aux poumons », puis du 15 au 20 novembre 2020 au CHU Trousseau de Tours pour une « insuffisance cardiaque » mais « sans critère de gravité ». Il semblait s’en sortir, s’en être remis, malgré tous les aléas de la vie. Et puis non, le destin est là, l’immortalité n’a jamais été pas de mise. Valéry Giscard d’Estaing aura été le chef d’État français qui aura existé le plus longtemps de l’histoire.
Son enterrement a lieu ce samedi 5 décembre 2020 là où il s’est éteint, à Authon, auprès de sa fille, dans la plus grande intimité familiale. Pas d’hommage national, pas de messe à Notre-Dame de Paris qui, de toute façon, est fermée pour cause d’incendie (et de covid-19), pas de cérémonie aux Invalides… mais juste une journée de deuil national le 9 décembre 2020, et un hommage du Parlement Européen à Strasbourg le 2 février 2021, lors de son 95e anniversaire. Probablement aussi un hommage dans les deux assemblées du Parlement.
Inutile de dire que j’ai été surpris en bien par les réactions des médias à l’annonce de la mort de VGE. Certes, il était un ancien Président de la République, mais tellement oublié. Tellement oublié de son vivant. C’est vrai, il faut avoir au moins une cinquantaine d’années pour se souvenir de son septennat (1974-1981), mais il y a eu une grande part d’injustice sur son bilan pourtant très important. Peut-être a-t-il été handicapé par sa vie si longue ? Peut-être préfère-t-on se souvenir des morts ? Certes, il n’y a pas la liesse populaire qui a succédé à l’annonce de la mort de Jacques Chirac. Ni non plus l’émotion à la mort de François Mitterrand qu’on savait malade depuis longtemps.
Cette renaissance de Valéry Giscard d’Estaing dans la mémoire collective, ou même, plus exactement, cette naissance dans la mémoire collective a peut-être bénéficié de cet effet de mode "vintage" des années 70, au même titre qu’on voit fleurir des ventes de tourne-disques, comme si ceux qui, aujourd’hui, sont devenus grands-parents, qui avaient une vingtaine d’années dans les années 1970, voudraient retrouver ce temps ancien où les budgets étaient encore à l’équilibre, les contentieux internationaux relativement simples (basés sur un clivage binaire, la guerre froide), la fin de la lancée prospère des Trente Glorieuses…
Eh pourtant, non, le septennat Giscard, c’était justement le début des emm@rdes, le début du chômage de masse, point central des débats de la campagne présidentielle de 1981, les deux chocs pétroliers, et surtout, une insupportable bataille politicienne avec son allié RPR qui ont débouché sur l’arrivée de la gauche au pouvoir.
Beaucoup ont dit que Valéry Giscard d’Estaing était un homme d’État et pas un homme politique. C’est une erreur : pour atteindre ce niveau si élevé, il fallait au contraire être un véritable animal politique, qu’il a été dès ses 30 ans, député, puis ministre très jeune. Rien n’a été détail pour lui, on le voit lors des préparations d’allocution télévisée, le moins cadre devait être à sa place. Dans sa jeunesse, il a eu des centaines d’entretiens individuels avec le Général De Gaulle dans le cadre de ses fonctions de Ministre de l’Économie et des Finances, ce qui, il faut bien le reconnaître, était un apprentissage inégalé de ce qu’être un homme d’État. Et en même temps, il a su dire "zut" à De Gaulle, enfin, "oui mais", mais ça revenait au même.
Ses deux modèles, c’étaient De Gaulle et Jean Monnet.
De Gaulle, c’est la hauteur de vue. Mais c’est aussi la Résistance. On l’oublie souvent de rappeler que le jeune VGE, à 18 ans, s’est engagé dans la Première armée française de De Lattre de Tassigny, en 1944, malgré l’opposition de sa famille, pour contribuer à la libération du territoire. Cet acte courageux, risqué évidemment, surtout quand l’X et l’ENA attendaient l’étudiant, a sans doute été l’une des raisons de l’estime que pouvait lui porter De Gaulle.
Par ailleurs, j’étais heureux qu’on dise (enfin) que Valéry Giscard d’Estaing était un véritable Père de l’Europe, que toute sa vie, il a voulu construire une Europe forte. Comme le dit le journal allemand "Die Welt" le 3 décembre 2020, jusqu’à la fin, « l’unification politique de l’Europe est restée l’œuvre de la vie de Giscard ». Un autre grand journal allemand "Süddeutsche Zeitung" a expliqué le même jour : « Ses arguments en faveur de la coopération communautaire ont toujours été pragmatiques, peu idéologiques. Les projets retentissants de M. Giscard s’inscrivaient dans l’idée d’une Europe pacifiquement unie, mais pour lui, ils étaient surtout convaincants sur le plan pratique. ».
Et ce quotidien, cité par le site "Toute l’Europe" dans sa revue de presse, de rappeler les propos de VGE : « Nos États sont trop petits pour résoudre certains problèmes. Si nous voulons encore jouer un rôle dans un monde de six milliards d’habitants, nous ne pouvons plus tout faire seuls. C’est pourquoi l’Europe est une nécessité. ».
Au contraire de l’idéal gaullien, il s’est en effet rendu compte, en considérant la Chine, l’Inde, la Russie, les États-Unis, le Brésil, que la France ne resterait pas une puissance mondiale de première importance sans son intégration européenne : la France n’est qu’une puissance moyenne (un constat qui lui a fourni beaucoup d’adversaires scandalisés par cette lucidité) mais qu’il était possible de peser encore sur le monde avec une Europe intégrée et approfondie (il s’était plutôt opposé à l’élargissement avant l’approfondissement) et il pensait absolument que le France pouvait être le moteur de cette Europe-là (ce qui fut le cas pendant son septennat).
Tardive certes, cette reconnaissance fait chaud au cœur, et j’ai même l’impression que ceux qui ne cessent de critiquer, contester Emmanuel Macron, comme ils l’ont fait avec François Hollande, et avant Nicolas Sarkozy, vont maintenant encenser Valéry Giscard d’Estaing pour montrer qu’à l’époque, les hommes étaient d’une autre valeur, d’une autre grandeur, etc. Et pourtant, à l’époque, ils devaient être les mêmes à vouloir le critiquer lorsqu’il était au pouvoir ! On n’est jamais mieux populaire qu’après l’exercice du pouvoir. C’est pour cela que Pierre Mendès France marque encore aujourd’hui tant les esprits : il a été au pouvoir pendant une très courte période. Il aurait passé un ou deux septennats, il aurait eu beaucoup plus de contestation et aurait moins marqué les temps…
VGE était un animal politique très dégourdi, il se plaisait autant dans la vie politique politicienne que dans la politique internationale à grande hauteur de vue. Il était incapable, en revanche, malgré sans doute sa sincérité, sa bonne volonté, d’établir des relations de proximité avec le peuple, au contraire de Jacques Chirac. Toutes ses tentatives ont fini par des échecs où il était assez ridicule. Parce qu’il mettait toujours une distance sociale qui le rendait arrogant sinon méprisant. Paradoxalement, c’est lui pourtant qui a voulu rendre les relations plus "tendres", moins graves, moins solennelles, plus proches des Français.
Les deux mots qui sont revenus le plus à l’évocation de Giscard, ce furent réformes et modernité. Valéry Giscard d’Estaing fut le Président de la Réforme qui a fait entrer la France de mai 1968 dans la Modernité. Après, on a été plus loin, mais c’est lui qui a initié cette modernité sociétale.
Son bilan est immense. J’y propose rapidement quelques éléments, un peu plus complet qu'hier.
Social et sociétal : majorité politique à 18 ans, légalisation de l’IVG, possibilité du divorce par consentement mutuel, place des personnes en situation de handicap dans la société, création du minimum vieillesse, création d’un Ministère de la Condition féminine (avec Françoise Giroud).
Institutions : possibilité pour l’opposition parlementaire de saisine du Conseil Constitutionnel (premier pas vers les QPC), préparation à la cohabitation en 1978, institutionnalisation des questions d’actualité au gouvernement par les parlementaires, éclatement de l’ORTF et libéralisation de l’audiovisuel public, création de la CNIL et protection Informatique et Libertés des citoyens, création de l’UDF (rassemblement centriste) et émergence de personnalités politiques de grande envergure comme Simone Veil et Raymond Barre, décrispation de la communication politique.
Vie économique : indépendance énergétique avec le programme de centrales nucléaires (la France est le pays le moins polluant du monde pour son énergie), lancement de gros projets industriels, comme le TGV, Airbus, etc., création d’un Ministre de la qualité de la vie pour éviter les excès d’une urbanisation non maîtrisée.
Culture : lancement du Musée d’Orsay (il est probable que la chose qui lui aurait fait le plus plaisir serait de baptiser ce musée par son nom comme le Centre Pompidou à Beaubourg et le Musée Chirac quai Branly), lancement du parc Vulcania en Auvergne.
Relations internationales : institutionnalisation du G5 puis G7 (devenus G8 puis G20) pour organiser, réguler les politiques économiques mondiales après le premier choc pétrolier et la crise mondiale, aide concrète de la France à mettre fin au régime des colonels en Grèce, intervention militaire à Kolwezi (Zaïre) en mai 1978 pour sauver des centaines de personnes.
Construction européenne : mise en place du couple franco-allemand avec son amitié exceptionnelle avec le Chancelier allemand Helmut Schmidt, arrivé au pouvoir au même moment que lui, institutionnalisation des Conseils Européens (l’innovation la plus importante depuis le Traité de Rome selon Jean Monnet), création du Serpent Monétaire Européen (SME) qui fut l’ancêtre de l’union monétaire et de la monnaie unique européenne (l’euro), élection du Parlement Européen au suffrage universel direct et élection de sa ministre Simone Veil comme première Présidente, création de l’Agence spatiale européenne (ESA), participation de VGE à la campagne du premier référendum sur le Brexit le 5 juin 1975, rédaction du TCE en 2002-2004.
Il faut rappeler aussi que le 16 octobre 2019, Valéry Giscard d’Estaing avait revendiqué avoir été le créateur du principe du Brexit (« C’est moi qui ait inventé le Brexit ! »), à savoir être le rédacteur de ce qui est devenu l’article 50 du Traité de Lisbonne, cette possibilité d’un État membre à sortir de l’Union Européenne, pour ne pas dire que l’Europe était une prison dont on ne pourrait plus sortir. D’ailleurs, pour lui, le départ du Royaume-Uni n’était pas nécessairement négatif dans la mesure où les Britanniques ont souvent freiné toute volonté d’approfondissement européen. Notons que VGE a débuté sa vie politique avec le Traité de Rome et quitte ce monde à quelques jours de l’application concrète (et probablement sans accord) du Brexit. VGE a d’ailleurs souvent rendu hommage à l’action de Michel Barnier (négociateur en chef de l’Union Européenne) pour sa fermeté dans les négociations avec les Britanniques.
Ce qui est intéressant à comprendre chez VGE, c’est qu’il a toujours été présent dans la vie politique après son échec de 1981, présent de manière active (jusqu’en 2004 et son ultime échec électoral aux régionales en Auvergne) ou passive au-delà, il recevait régulièrement de très nombreuses personnalités du monde politique et médiatique et on peut même dire qu’il était devenu le Antoine Pinay de la période contemporaine, en ce sens qu’on allait souvent le voir comme dans un pèlerinage.
Intéressons-nous à quelques avis concernant son action et sa personnalité, avant ou après sa mort. J’ai évoqué Pinay mais c’est bien sûr Raymond Poincaré (républicain de gauche) qui fut la référence permanente de Valéry Giscard d’Estaing, à tel point qu’il aurait rêvé d’occuper Matignon en 1986 pour la première cohabitation (Poincaré est redevenu Président du Conseil après avoir été Président de la République).
Le 15 novembre 1963, Georges Pompidou, alors Premier Ministre, a confié sa ligne économique à son ministre Alain Peyrefitte : « Moi, j’admets que seul l’État peut prendre l’initiative dans certaines circonstances : redresser une situation compromise, remédier à une injustice criante, assurer un arbitrage. Mais ce sont là, pour moi, des moyens provisoires, non des buts. Le but, c’est une économie saine, c’est-à-dire libérale, autorégulée par des échanges sans frontières. ». Et il a insisté plus particulièrement : « Notez bien que Giscard pense exactement comme moi. Mais il excelle à saisir toute occasion de se bâtir un personnage à la Poincaré et ainsi de s’attirer les faveurs du Général. Il joue son jeu. Et il faut reconnaître qu’il ne manque pas d’habileté. » (dans "C’était De Gaulle", éd. Gallimard, p. 1141).
Le Président du Sénat Gérard Larcher le 3 octobre 2020 au Sénat : « Nous garderons tous le souvenir de sa grande intelligence, d’un Président moderne et réformateur, d’un militant de la construction européenne. Je lui rendais visite chaque année, je l‘ai fait encore il y a quelques mois à peine, et son intelligence fulgurante me frappait à chaque rencontre. ».
L'actuel Président de la République Emmanuel Macron le 3 octobre 2020 dans son allocution télévisée : « Il part en des temps tourmentés, victime à son tour de ce mal contre lequel nous luttons et qui a bouleversé le monde. Il aura été une figure centrale de l’histoire de notre République (…). J’appartiens à une génération qui est née sous sa Présidence et qui, sans doute, n’a pas toujours mesuré à quel point Valéry Giscard d’Estaing avait, pour elle, changé la France. (…) Notre République est transmission. Aussi, au moment où se tourne, avec la mort du Président Giscard d’Estaing, une page de l’Histoire de notre pays, soyez sûrs que je mettrai avec vous tout en œuvre pour faire vivre cette flamme du progrès et de l’optimisme qui ne cessa de l’animer. ».
Roselyne Bachelot, émue, venue soutenir son budget de la culture, le 3 octobre 2020 au Sénat : « C’est en fait l’auteur de nombreuses réformes novatrices qui marquent, encore aujourd’hui, la société française. Un hommage sera rendu et ce sera justice. ».
Mais probablement que l’hommage le plus sincère, le plus ému, le plus émouvant est provenu de son prédécesseur, l’ancien Ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, neveu du rival de VGE, qui, le 3 décembre 2020 sur LCI, a déclaré : « Il a soigné la France de manière remarquable pendant sept ans avec ses réformes. » et a terminé par une véritable déclaration d’amour : « Je l’aimais, (…) il m’aimait. ». Il l’avait aimé dès le début des années 1970 et sa fureur de réformer le pays ankylosé par un gaullisme d’État devenu anachronique par les aspirations de sa jeunesse (en mai 1974, il avait 26 ans).
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (03 décembre 2020)
http://www.rakotoarison.eu
NB : Je découvre sans surprise que mon titre était déjà utilisé. "Le Destin de Giscard" est en effet aussi le titre d'un article du journal "Le Monde" du 22 février 2002 évoquant le film documentaire réalisé par Raymond Depardon à l'occasion de la campagne présidentielle de 1974, enfin diffusé après vingt-huit ans de blocage. Un documentaire que je recommande vivement de regarder, notamment ce moment crucial décrit par "Le Monde" ainsi : « Quel sang-froid le soir du second tour. Victorieux impassible, un frémissement détend le visage de Giscard, une fraction de seconde, et c'en est fini. ».
Pour aller plus loin :
Allocution télévisée du Président Emmanuel Macron d’hommage à VGE le 3 décembre 2020 (texte intégral et vidéo).
Le Destin de Giscard.
Giscard l’enchanteur.
Valéry Giscard d’Estaing et les diamants de Bokassa.
Valéry Giscard d’Estaing et sa pratique des institutions républicaines.
VGE, splendeur de l’excellence française.
Propositions de VGE pour l’Europe.
Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (1).
Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (2).
Loi n°73-7 du 3 janvier 1973.
La Cinquième République.
Bouleverser les institutions ?
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