Le matérialisme historique... pas mort !
Le matérialisme historique, retrouverait-il une seconde jeunesse au XXIème siècle ? Ce n’est pas impossible, grâce à Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001.
Le matérialisme historique est l’explication marxiste de la structure et de l’évolution de la société. Elle s’articule sur trois grands principes :
- Le caractère essentiel du concept de classe sociale pour expliquer une société et son évolution
- L’évolution des rapports de classes est le fruit de la croissance des forces productives
- Les institutions politiques ainsi que les croyances et idées forment la superstructure qui est entièrement déterminée par la réalité socio-économique formant l’infrastructure de la société.
Au cours des dernières décennies, l’étoile du marxisme a pâli dans le firmament des idées, notamment avec la « révolution conservatrice » anglo-saxonne de la fin des années soixante-dix. Au début du XXIème siècle, la matérialisme historique a sans doute dû passer pour ringard. C’est dans ce contexte que j’ai lu le livre « Le prix de l’inégalité » de l’économiste américain Joseph Stiglitz[1].
J’ai été frappé à quel point ce livre est imprégné des principes 1 et 3 (ci-dessus) du matérialisme historique. Les classes du capitalisme, Marx les appelle les « bourgeois » et les « prolétaires » ; Stiglitz les appelle le « 1% » et « les 99% » mais il s’agit d’une différence de détail. Stiglitz n’étant pas marxiste, cette similitude est involontaire, mais elle n’en est que plus naturelle.
L’objet principal du « Prix de l’inégalité » est de montrer comment le 1% a accru sa part du gâteau au cours des dernières décennies. Mais dans cet article, je m'attache tout particulièrement au chapitre V intitulé « Une démocratie en danger » et au chapitre VI « Nous sommes en 1984 » qui décrivent respectivement la domination politique et la domination idéologique du 1%. C’est la version moderne de la superstructure déterminée par l’infrastructure.
Pour mettre en lumière cette analogie, je vais exposer quelques extraits du livre « L’idéologie allemande » de Marx et Engels suivis de citations du « Prix de l’inégalité ».
Marx & Engels : L’idéologie allemande[2]
« Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l'expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d'idées, donc l'expression des rapports qui font d'une classe la classe dominante ; autrement dit, ce sont les idées de sa domination ». (32)
« (la division du travail) se manifeste aussi dans la classe dominante sous forme de division entre le travail intellectuel et le travail matériel, si bien que nous aurons deux catégories d'individus à l'intérieur de cette même classe. Les uns seront les penseurs de cette classe (les idéologues actifs, qui réfléchissent et tirent leur substance principale de l'élaboration de l'illusion que cette classe se fait sur elle-même), tandis que les autres auront une attitude plus passive et plus réceptive en face de ces pensées et de ces illusions, parce qu'ils sont, dans la réalité, les membres actifs de cette classe et qu'ils ont moins de temps pour se faire des illusions et des idées sur leurs propres personnes ». (33)
« … mais cet État n'est pas autre chose que la forme d'organisation que les bourgeois se donnent par nécessité, pour garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. » (47)
« L'État étant donc la forme par laquelle les individus d'une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d'une époque, il s'ensuit que toutes les institutions communes passent par l'intermédiaire de l'État et reçoivent une forme politique ». (47)
« Dans le droit privé, on exprime les rapports de propriété existants comme étant le résultat d'une volonté générale ». (48)
Stiglitz : Le prix de l’inégalité
« Pour ceux qui ont de l’argent, le dépenser pour modeler le processus politique n’est pas une question de civisme ; c’est un investissement pour lequel ils exigent (et obtiennent) un rendement ». (182).
« (L’arrêt de la Cour Suprême autorisant les entreprises à financer sans limite les campagnes électorales) n’est en un sens qu’une nouvelle illustration du brio avec lequel les intérêts d’argent parviennent à créer un système « un dollar, une voix » ». (196)
« Les règles du jeu politique donnent aux plus riches une influence démesurée. » (200)
« Les tentatives pour faire (des réformes) sont paralysées, pour une raison évidente : les plus fortunés ont assez d’incitation et de ressources pour assurer que le système continue à servir leurs intérêts. » (201)
« L’électeur médian (celui dont on peut dire que la moitié des électeurs gagne plus que lui et l’autre moitié moins que lui) est plus riche que l’Américain médian. Nous avons un électorat biaisé, déplacé vers le haut ». (…) L’ampleur des faveurs que le système politique accorde aux très riches est supérieure à ce que peut expliquer la « déformation » de l’électorat. Un autre élément d’explication (…) : le « haut » a persuadé le « milieu » de voir le monde de façon distordue, pour que les mesures servant les intérêts des riches lui paraissent en harmonie avec ses propres intérêts. » (203)
« La grande énigme présentée au chapitre précédent se formulait ainsi : comment, dans une démocratie fondée théoriquement sur le principe « une personne, une voix », le 1% a-t-il pu orienter si triomphalement l’action publique dans son intérêt ? » (213)
« Les grandes fortunes ont un autre moyen d’obtenir de l’Etat ce qu’elles veulent : convaincre les 99% qu’ils ont certains intérêts communs avec le 1%. Cette stratégie relève d’une prestidigitation impressionnante ; à bien des égards, les intérêts du 1% et ceux des 99% sont tout à fait différents. » (213)
« Les milieux aisés ont les instruments, les ressources et les incitations pour configurer les croyances dans le sens de leurs intérêts. Ils ne gagnent pas toujours- mais on est loin d’une bataille à armes égales ». (264)
*
On retrouve les mêmes idées dans ces deux groupes de citations, mais la manière de les exprimer diffère. Marx avait une formation de philosophe[3], ce qu’on ressent dans son langage plutôt abstrait. Stiglitz est plus concret, plus encore que ne le laissent apparaître les citations que j’ai sélectionnées ; les deux chapitres démontent en détail les mécanismes de la domination politique et idéologique dans les Etats-Unis du XXIème siècle.
[1] Datant de 2012, de même que la traduction française publiée chez Les Liens qui Libèrent. Les nombres entre parenthèses renvoient aux numéros de page.
[2] Texte original de 1845, traduction française de 1952. Edition électronique de Jean-Marie Tremblay, sur la page Web : http ://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/ideologie_allemande/Ideologie_allemande.pdf
Les nombres entre parenthèses renvoient aux numéros de page.
[3] Il était docteur en philosophie de l’université d’Iéna.
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