Le président, garant des institutions ?
La loi instaurant la rétention de sûreté est délicate, et réclamerait des garde-fous vigilants. Après avoir soustrait l’application de cette loi à la justice, le chef de l’Etat montre qu’il ne sera pas ce garde-fou, et inquiète plus qu’il ne rassure...
Je ne suis pas juriste, mais que ce soit par les enseignements que j’ai reçus ou par mon intérêt propre, j’ai eu l’occasion d’apprendre à connaître les fondements institutionnels de la République.
Ma connaissance n’est pas celle d’un technicien du droit : c’est le citoyen en moi qui a appris à connaître la République, c’est le citoyen en moi qui a appris à aimer la sagesse globale de ces institutions.
La récente tentative de Nicolas Sarkozy de contourner la censure du Conseil constitutionnel au sujet de la loi sur la rétention préventive me laisse un sentiment de malaise, voire une inquiétude lourde, que je vais tenter d’expliquer ici de mon mieux.
La justice
Rendre la justice est une affaire sérieuse. Une responsabilité grave, lourde de sens, et de conséquences.
C’est un pouvoir terrible : il faut d’abord juger les actes, dire s’ils sont conformes aux lois de la République, décidées par le peuple par le biais de ses représentants.
Rendre la justice, c’est dans un premier temps assumer l’immense responsabilité de juger au nom du peuple.
Le deuxième aspect est sans doute encore plus impressionnant, encore plus grave dans ses conséquences : sanctionner. Dans le cas d’une peine de prison, il s’agit d’ordonner une privation de liberté.
Dès le tout début de l’Histoire, le pouvoir de rendre la justice revêt une forme de sacralité : ce pouvoir est réservé à certains (rois ou seigneurs), marquant bien ainsi qu’il doit être manipulé avec précaution, et que les dépositaires doivent en être soigneusement choisis.
Avec l’avènement de la République française, ce pouvoir est encore plus écrasant, puisqu’il devient le pouvoir de faire ponctuellement exception à la liberté, la première des valeurs de la République, le premier des trois mots de sa devise.
Il faut pour ce pouvoir terrible des serviteurs compétents, et ayant conscience d’appartenir à une institution pas comme les autres. Il faut des serviteurs formés pour cet exercice difficile, techniquement et moralement, et exercés à peser en chaque chose le pour et le contre. Cette exigence de serviteurs institutionnels de la justice - de magistrats autrement dit - me paraît une garantie que ce pouvoir sera utilisé avec précaution.
Un signe de la sagesse avec laquelle nous avons - en général - manipulé ce pouvoir, est l’idée essentielle de la présomption d’innocence : c’est une volonté de mesure et d’utilisation prudente du pouvoir judiciaire que de considérer que le plus grave danger serait de condamner à tort un innocent.
Tout ceci se trouve à mon sens contredit par la loi sur la rétention de sûreté.
Cette loi permet de maintenir enfermé après sa peine un criminel considéré comme dangereux, sur décision d’une commission de spécialistes.
Il y a une pente glissante, puisqu’il s’agit d’évaluer
(ce sont les mots de la loi) une « probabilité de
récidive ». Il s’agit d’évaluer une sorte de
culpabilité par anticipation pour des crimes qui n’ont pas été
commis. L’appel à la notion de probabilité admet même
l’impossibilité d’une certitude dans ce domaine. C’est une
sorte de « présomption de culpabilité »
qui remplace la présomption d’innocence, arguant de
circonstances et dangers exceptionnels.
Le principe de la rétention de sûreté va plus loin dans l’exception aux valeurs fondamentales : non seulement il est privateur de liberté, mais il crée la notion de coupable virtuel.
Je souhaiterais être bien compris : dire qu’il n’y a pas d’individu dangereux au sortir de la peine serait probablement (!) irresponsable. L’angélisme dans ce domaine recèle aussi sa part de graves dangers.
Je ne trancherai donc pas ici sur le principe de la légitimité
de cette exception nouvelle. Je me borne à constater
qu’elle va fort loin. A chacun de juger si les circonstances
légitiment l’exception. Mon propos n’est pas là.
Cela étant, j’espère avoir assez insisté sur le fait que l’emprisonnement « classique », comme exception à la primauté de la liberté, réclame des garde-fous rigoureux (la présomption d’innocence) et toute la légitimité de l’institution judiciaire.
S’agissant d’une exception plus grande encore aux valeurs fondamentales, j’attends des garde-fous plus rigoureux encore. Un outil aussi dangereux ne saurait prétendre être acceptable qu’à la condition préalable d’être manié avec la plus grande prudence.
Or c’est exactement le contraire qui se produit ici : sur la forme, tout d’abord, puisque la rétention de sûreté sera décidée par une commission, et pas par l’institution judiciaire.
D’autre part, il me semble malheureusement que l’actuel président de la République et sa majorité n’ont pas la hauteur de vue nécessaire pour éviter les pièges que recèle la mise en place d’une telle mesure.
Tomber dans tous les pièges
Le premier danger que je vois à une mesure de « répression préventive » est la mise en place d’une rhétorique de la peur, qui peut en soi conduire à tout justifier.
J’aimerais si vous le permettez
proposer un parallèle avec la rhétorique de George W.
Bush concernant la guerre d’Irak.
La rhétorique de la peur
est la même dans les deux cas :
- Choisir un ennemi incontestable (les criminels dangereux
prêts à récidiver ici, les islamistes dans le
cas de G. W. Bush) ;
- Une fois la peur - toujours légitime - attisée,
déclarer la possibilité/nécessité d’une
prévention, au vu des (plus ou moins) probables intentions
malveillantes de l’ennemi incontestable (la rétention
préventive ici, la guerre préventive pour G. W. Bush) ;
- A partir du moment où l’ennemi est incontestable,
considérer tout opposant au dénonciateur comme
complice de l’ennemi (pour Nadine Morano, porte-parole de
l’UMP, le PS, s’opposant, est désormais « du côté
des assassins », et dans le cas de George Bush, avoir un poster
anti-Bush affiché chez elle a conduit une Américaine à
être inquiétée pour suspicion de complot
terroriste).
C’est évidemment le point 3 qui marque le basculement, et la réaction de l’UMP par la voix de son porte-parole montre que la majorité n’a pas eu la sagesse nécessaire pour s’en prévenir.
Le deuxième danger tient à la personnalité même du président de la République.
Comment être confiant en constatant qu’un outil aussi délicat que la rétention préventive est mis en place par un homme qui, durant sa campagne électorale, s’était fait l’avocat du déterminisme génétique total ?
Comment être confiant en voyant que le président qui accepte de remplacer la culpabilité par la probabilité du passage à l’acte est celui qui, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, s’inspirait d’un rapport préconisant la détection des futurs délinquants dès l’âge de 36 mois ?
Je n’ose évoquer les risques que pourrait receler l’alliance de ce point de vue obscurantiste avec le principe d’une rétention préventive fondée sur la probabilité d’un passage à l’acte. Personnellement, ce n’est pas l’humanisme ou la stature morale de M. Sarkozy qui me rassureront sur l’invraisemblance de ces risques...
Comment enfin, être rassuré de voir qu’un outil juridique aussi dangereux se met en place au moment où le président de la République, gardien suprême de nos valeurs morales républicaines et garant de l’intégrité de l’Etat, vient de demander au président de la Cour de cassation de lui trouver un moyen d’appliquer rétroactivement la loi, alors que le Conseil constitutionnel vient de censurer ce caractère rétroactif ?
La Constitution le précise clairement, pourtant : les décisions du Conseil constitutionnel s’imposent « aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ».
La tentative d’imposer son opinion personnelle même lorsqu’elle contredit la décision du Conseil constitutionnel est un signe - parmi bien d’autres, hélas - d’une incompréhension des valeurs fondamentales de la République par celui qui devrait en être le gardien.
Comment alors voir sereinement l’arrivée d’une telle disposition, soustraite au contrôle de l’institution judiciaire, et sous la seule responsabilité d’un gardien suprême bien peu rassurant ?
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