Le rapport Olivennes, un plaidoyer contre la vie privée sur internet ?
Depuis plusieurs années, le gouvernement tente avec plus ou moins de succès, de limiter le téléchargement illégal sur internet. Les lois s’accumulent et se ressemblent. Toutefois, avec celle qui arrive, basée sur une mission de recherche mandée par la ministre de la Culture au patron de la Fnac, M. Denis Olivennes, et en l’état actuel du rapport, un cap pourrait être franchi, un cap que je pensais infranchissable dans une démocratie occidentale.
Le sujet pouvant s’avérer ardu quand on ne connaît rien aux réseaux informatiques et aux lois qui les régissent, je vais d’abord essayer de faire très simple, pour que tout le monde comprenne (A), et rentrer un peu plus dans le détail après (B), pour ceux que la lecture n’effraye pas.
A) Ce que le rapport Olivennes va changer, pour faire simple.
Tout d’abord, on remarquera le ministère de la Culture qui demande au patron de la Fnac de faire une étude sur le téléchargement, c’est comme si le ministère de la Santé demandait au patron de Marlboro de faire une étude sur les méfaits du tabac, il y a "un peu" conflit d’intérêt. Nous y reviendrons.
En l’état actuel des choses, la vie privée des citoyens est protégée par diverses procédures. Par exemple, admettons que vous soyez suspecté de trafic de drogue (ou de n’importe quel délit) par la police, et que celle-ci veuille surveiller vos conversations téléphoniques ou vos emails pour confirmer ses soupçons. Le flic menant l’enquête devra collecter des preuves, notamment en vous interrogeant, les présenter à un juge, qui décidera alors d’ouvrir une instruction sur vous, ce qui permettra au policier, avec l’accord du juge, d’écouter vos conversations téléphoniques, ou d’examiner votre activité sur internet via votre fournisseur d’accès. Puis, si on trouve des preuves de votre culpabilité dans tout ça, elles seront présentées devant un juge, et vous aurez droit à un procès. Vous pourrez alors vous défendre avec un avocat.
En l’état futur, avec ce que propose le patron de la Fnac dans son rapport : une police privée, appartenant aux majors, pourra examiner, avec des serveurs espions, tout ce que vous téléchargez ou uploadez sur le net, et si elle trouve des fichiers qui lui semble illégaux, elle pourra exiger devant une autorité administrative nouvellement conçue à cet effet, de faire fermer votre ligne adsl, avant une quelconque intervention d’un juge. Cette police privée ainsi que cette nouvelle autorité pourront tenir des liste, de tous les gens qu’elles auront surveillés, ainsi que de leur activité sur internet.
B) Plus en détail.
D’abord, on remarquera que cette police privée utilisant des serveurs espions existe déjà, elle s’appelle CoPeerRight Agency (entre autre, mais mentionnée spécifiquement à ce sujet, en bas de la page 8 du rapport Olivennes, disponible ici).
Si vous vous demandez quelle est l’étendue de son activité, je vous invite à télécharger le logiciel peer guardian 2, et à le laisser tourner une journée. Puis, vous regarderez combien de fois par jour "ils" (cette agence ou une autre) rôdent autour de votre connexion. Etant donnée la procédure que j’évoquais succinctement plus haut, ces vilaines milices de rôdeurs ne pouvaient jusqu’ici faire que de la figuration, tenir une comptabilité ponctuelle du téléchargement sur le net et, surtout, n’avait aucun droit quant à exiger une sanction, autrement qu’en avertissant certains ayants droit, qui pouvaient alors porter plainte auprès de la police comme n’importe quel citoyen, ce qui amène à la procédure expliquée en A. Demain, ces cyber polices privées employées par les majors, auront pour ainsi dire un pouvoir sur le net supérieur à celui de la police nationale, puisqu’elles ne font qu’un avec les ayants droit, et qu’elles pourront se passer d’un juge pour demander une identification et sanctionner, grâce à la nouvelle autorité publique créée exprès pour ça.
Dans le texte, la suppression du juge pour l’identification au profit de cette nouvelle autorité est demandée en p. 21 du rapport, deuxième paragraphe, “le suivi de la procédure”, et p. 22 “Il sera également nécessaire d’autoriser l’autorité à faire le rapprochement entre les données de connexion et le titulaire de l’abonnement sans intervention du juge, ainsi que de conserver des données de connexion.”
La capacité de l’autorité à sanctionner sans l’intervention d’un juge se trouve en p. 20, du rapport, point 3.3.2.2.1 A), alinéa 3, “(l’autorité) prendrait une sanction qui irait de la suspension temporaire à la résiliation du contrat”, et il est également question un peu plus haut de contravention.
Qui plus est, dans l’arsenal répressif souhaité par le rapport Olivennes, on demande aussi des FAI qu’ils deviennent des flics du net (et ils sont d’accord, puisqu’ils ont signé à l’Elysée ensemble). Ils devront filtrer tout ce que vous téléchargerez ou uploaderez sur le net, ce qui inclut donc vos échanges de fichier en conversation MSN, vos pièces jointes de mail, etc. Dans le texte, p. 8 du rapport, point 1.1.2, “Déceler la circulation de contenu illicite à partir d’outil de filtrage placés au sein du réseau. Cette approche implique nécessairement les fournisseurs d’accès internet”, et p.16, point B “il s’agirait d’un filtrage en temps réel, directement chez le fournisseur d’accès internet”. Cette collaboration semble acceptée par les FAI, y compris avec la peine d’être sanctionnés s’ils manquent de zèle, par une astreinte ordonnée par la nouvelle autorité (p. 22, quatrième paragraphe).
Il me semble que mécaniquement, qui dit filtrage du contenu illégal, dit forcément filtrage du contenu légal, puisque par définition, il faut tout regarder pour vérifier. Evidemment, les personnes employés chez Free ou Neuf pouvant accéder aux logs des serveurs ont toujours eu cette capacité, votre vie privée n’était donc pas parfaitement protégée. Mais jusqu’ici, ces employés n’avaient pas l’obligation de le faire, et encore moins de transmettre ces informations aux majors et leur police personnelle, ou à une autorité publique non judiciaire, les unes comme les autres bientôt habilitées à lister et conserver ces données. J’entends déjà les arguments massues des majors “On pourra tout regarder certes, mais on n’examinera que ce qui est illégal, par respect pour votre vie privée”. Il est prévu dans l’accord que ces filtres soient installés dans un délai de 24 mois.
Concrètement, en termes de liberté informatique, ça amènera la France environ au niveau de la Chine, à cette nuance près qu’au pays du fleuve jaune, ce sont les termes démocratie et liberté qui entraînent des délations de la part des FAI. Chez nous, ce sera les mots Madonna et Céline Dion. Encore que, Madonne vient de quitter sa maison de prod’, elle n’est donc plus dans le giron des majors.
Ce qui nous ramène au problème du conflit d’intérêt évoqué en A). Sur un CD vendu 15 ou 20 euros dans les magasins de M. Olivennes, environ 1 à 2 euros vont à l’artiste, les 14 à 19 restant sont pour les producteurs et les distributeurs. Comment les Olivennes et consort justifient-ils cette proportion ? Eh bien ce serait, d’après eux, le seul et unique moyen de “faire vivre la musique”. Quel altruisme. Récemment, le groupe Radiohead a décidé de se passer du concours de ces majors et de ces distributeurs, et mettant directement son dernier album en ligne, laissant le choix aux internautes de donner ou pas. Surprise, cela leur a rapporté plus et plus vite. Les deux tiers des internautes ont acheté l’album pour 3 euros en moyenne. 3 euros pour un album entier, c’est bien moins qu’en rayon Fnac. Mais comme ces 3 euros sont revenus intégralement aux artistes, ils ont pu gagner environ 3 millions d’euros, en offrant seulement 1,3 million d’album au total. Dans le système traditionnel, il aurait fallu qu’ils vendent 2 millions d’albums à 15 ou 20 euros pièce. Et pour rentabiliser, ils leur restent encore les concerts, ainsi qu’un projet d’album physique, mais collector, particulièrement soigné, pour ceux qui veulent avoir “l’objet”.
La chanteuse Barbara Hendrix vient d’annoncer qu’elle allait faire de même.
On notera au passage que le système pourrait sans doute être optimisé avec certain mode de web-paiement direct. Par exemple, si tous les internautes avaient acheté l’album en question pour un simple allopass à 1 euros et des poussières, payable sur leur forfait d’abonnement de portable, ça aurait été encore plus rentable pour eux, autant que pour le groupe.
En dehors de la sphère musicale, on relèvera que CBS et depuis peu NBC ont mis à disposition du public américain un service de visionnage gratuit de leurs séries en streaming, rentabilisé grâce à la pub... soit exactement le même système que la télé, quelle idée géniale, mieux vaut tard que jamais.
Il apparaît donc raisonnable de douter du fait que la “survie de la musique” passe obligatoirement par les rayons de la Fnac et les poches de Vivendi.
Bien sûr, la Fnac aussi vend sur internet. Entre 0.99 et 1,99 euros la chanson, soit entre 9,99 et 19,99 euros pour un album de dix chansons, donc exactement le même prix qu’en magasin, mais sans avoir à payer d’employé en rayon, ni de support CD. Vous pourrez par contre graver ces chansons sur un CD vierge (sauf si DRM), un CD sur lequel vous payerez une taxe destinées aux majors de la musique (taxe qui existe aussi sur tous les supports d’enregistrement, clé USB, disque dur externe, etc.). D’ailleurs, la Fnac vend des CD vierges, environ 8 euros les 10 pour du bas de gamme, ainsi que le graveur pour PC, 40 euros en premier prix. Et toujours 1 ou 2 pour les artistes, bien sûr. Hein ? Comment ? Ils nous prennent pour des gogos ? Mais pas du tout voyons, ils font “vivre la musique”.
Cela dit, admettons. Admettons qu’ils faille absolument passer par les majors de la production et de la distribution pour faire de la musique. Admettons, même si ça paraît complètement faux.
Est-il légitime, pour défendre des intérêts privés, qu’ils soient ceux de la musique ou d’autres, de sabrer le droit à la vie privée de tous les internautes ? Il y a sur internet, de très nombreux crimes et délits, à commencer par les escroquerie à la carte de crédit, la pornographie infantile, la prostitution organisée, la vente de contrefaçons, sans parler des sites politiques extrémistes ou fanatiques. Je pense que tout citoyen digne de ce nom est plus qu’hostile à tout cela. Pour autant, serait-il légitime de mettre sur écoute le PC de chaque citoyen pour vérifier qu’il n’est pas un escroc, un pédophile, un proxénète, un extrémiste politique ? Assurément pas, et encore moins si cette surveillance doit être faite avec une police privée, et un mécanisme judiciaire qui ne donne pas droit à l’explication, ou alors seulement après la sanction (p. 22 du rapport, modalité de procédure, "ses décisions seront susceptibles de recours devant une juridiction", merci, vraiment trop aimable).
La présomption d’innocence, le droit à la vie privée, et la liberté d’expression sont des droits fondamentaux, interconnectés, qui fondent la qualité de citoyen dans un démocratie. Si ces droits ne sont pas sur le net, le net va très très vite devenir un outil de lutte CONTRE la démocratie.
D’ailleurs, on peut déjà envisager la rhétorique suivante : “puisqu’on a une autorité qui peut se passer du juge pour identifier et espionner le contenu d’une connexion de particulier et sanctionner sans procédure judiciaire, à partir de preuves envoyées directement par les FAI, ou des organismes de polices privées pour lutter contre le piratage musical, pourquoi ne pas étendre ce dispositif au terrorisme, à la pédophilie, c’est quand même plus grave que les problèmes de musique ?” Et c’est vrai, que sont ces quelques artistes qu’on prive de leur 2 euros par album, en comparaison de ces familles détruites par la folie d’Al Qaïda, de ces femmes vendues comme des objets, de ces enfants traqués par des cyber pervers ? Hein ? Franchement ? Et puis c’est tellement has been la présomption d’innocence. Et hop, un gouvernement qui peut lire et utiliser comme preuve n’importe quel mail, sans aucun contrôle préalable.
Merci qui ? Merci-monsieur-le-patron-de-la-Fnac-et-ses-amis-les-majors- qui-font-vivre-la-musique.
Ce millionnaire de la culture se fend même d’une pointe d’ironie dans Libé, exprimant sa surprise quant aux accusations sur son étude : “Je veux bien que l’on m’accuse d’être liberticide, mais quatre avertissements pour en arriver là, ça ne me paraît pas être un régime de sanctions digne de la Chine ou de la Corée du Nord.” Mais cher ami, cher patron de la Fnac qui ose se targuer d’être “agitateur de conscience depuis 1950”, quand bien même la sanction serait un caramel mou, si pour obtenir l’adresse du délinquant ayant mérité ce caramel, vous avez fait en sorte qu’on espionne les boîtes mails de tous les internautes du pays, transformé les FAI en radar, court-circuité la procédure judiciaire, vous obtenez non pas un régime de sanction, mais un régime de droit digne de celui de la Corée du Nord ou de la Chine.
Ce qui est fabuleux au passage, c’est de voir que là où de grands démocrates occidentaux tels que Georges W. Bush invoquent la sûreté nationale, agite le spectre du terrorisme pour marcher sur les libertés fondamentales avec des Patriots Acts, les patrons des majors ne se donnent même pas cette peine. Ils se contentent d’agiter les chiffres de leur vente. Alors que le Patriot Act n’est que temporaire, c’est ce qui lui permet d’être constitutionnel, la proposition de M. Olivennes va donner une loi qui n’a pas ce caractère éphémère, et que ce brave homme voudrait voir étendue à toute l’Europe, tellement il est fier de son projet. Projet qu’il considère comme “pédagogique” et “proportionnel au problème”, puisque si on oublie qu’il réduit en miette le droit à la vie privé des internautes, il remet aussi au goût du jour les sanctions graduelles prévues initialement par la Dadvsi (principe cassé par le Conseil constitutionnel il y a quelques mois, mais bref), on ne risquera plus la prison pour un MP3 téléchargé sur un réseau p2p. Sauf qu’à ce jour, personne n’a encore été en prison pour ça, les juges ne sont quand même pas si cons, ils sont capables d’apprécier un faute pour appliquer la loi plus ou moins lourdement, sans que les majors ne viennent à leur secours.
Pour finir, l’accord autour de l’étude parfaitement objective et désintéressée, menée par Denis Olivennes, a été signé par les FAI, les sociétés de protections du droit d’auteur, et le gouvernement, à l’Elysée, avec en guest star, Patrick Bruel, Jean Reno, Alain Chamford, Christian Clavier. Par contre, sans la présence d’une seule association de défense des consommateurs ou d’usagers d’internet, ou même de certains grands acteurs économiques du net qui avaient pourtant été sollicités, comme Google ou Dailymotion. Tant qu’à détruire les droits des internautes, autant le faire entre amis, c’est plus convivial. Surtout quand c’est le contribuable qui paye les petits fours, puisque c’est une réunion officielle.
Au cas ou vous voudriez l’avis d’une association de consommateurs sur la question : un article dans Le Point.
Quant aux associations d’internautes, un petit tour chez la ligue Obedi vous renseignera fort bien sur leur avis.
De-ci de-là, on voit des internautes lancer des appels au boycott de la Fnac et des majors de la production et de la distribution de musique en général. Par exemple : là ou ici.
Il me semble que ça pourrait être un début de réaction.
En plus, on peut aussi tout simplement envoyer des mails aux signataires, comme nos FAI, ces flics du futur, afin de demander une petite explication.
Et il y a sans doute d’autres moyens d’action à trouver.
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