Le triomphe de la gouvernance ou comment se passer des élections
Alors que le gouvernement cherche à tout prix à réduire les dépenses publiques et que, comme on dit, les petits ruisseaux font les grandes rivières, il est une dépense récurrente qui pourrait aisément disparaître sans causer plus d’émoi que cela au sein de la classe politico-médiatique à droite comme à gauche. Je veux parler des sommes non négligeables engagées quasiment tous les ans pour organiser des élections ou plus exceptionnellement des référendums.
Je suis conscient de ce que cette proposition a de choquant au premier abord. Dans un bel élan général d’indignation on m’accusera de vouloir signer l’arrêt de mort de notre démocratie.
Pourtant, il s’agira-là, pour l’essentiel, de contestations de pure forme car, aujourd’hui, les élections ne sont déjà plus organisées que pour le principe et pour donner aux citoyens le sentiment qu’ils ont encore leur mot à dire.
De la démocratie à la gouvernance en passant par le gouvernement représentatif
Il y a fort longtemps existait la démocratie. Cela se passait en Grèce. Chaque citoyen pouvait participer au fonctionnement politique de la cité. La plupart des « magistrats » n’étaient pas élus mais tirés au sort. Ceux qui voulaient prendre un rôle actif dans les institutions participaient aux tirages au sort qui désignaient régulièrement les membres de la boulée et les juges. L’élection existait aussi mais se limitait, pour l’essentiel, à la désignation des généraux et des comptables. Puis la démocratie s’est éclipsée à la fin de l’Antiquité.
Au 18ème siècle, les révolutions américaine, anglaise et française ont ouvert une voie nouvelle : le gouvernement représentatif. Ce n’est plus le peuple qui décide mais ses représentants élus. Le tirage au sort a totalement disparu au profit de l’élection.
Ce gouvernement représentatif est le nôtre mais aujourd’hui il disparaît à son tour.
Alors que le tirage au sort évitait une professionnalisation de la fonction politique, l’élection y a conduit de manière croissante. Aujourd’hui, les hommes et femmes politiques sont des professionnels. Le commun des citoyens n’a aucune chance de devenir député. Parallèlement à cette professionnalisation, on constate un décalage toujours plus grand entre la composition de la classe politique et celle de la société française. Au sein de l’Assemblée Nationale élue l’année dernière, 2,6 % des députés sont des employés (pour 28,6 % dans la population) et 0,2 % des députés sont des ouvriers (pour 23,1 % de la population). A l’opposé, 81,5 % des députés sont cadres ou catégories supérieures (pour 15,5 % dans la population).
L’élection mène donc, non pas à la démocratie, mais à l’aristocratie voire à l’oligarchie.
Ce régime de gouvernement représentatif est donc déjà fort éloigné de ce que les athéniens appelaient démocratie.
Et pourtant, ce régime tend à disparaître à son tour au profit de la « gouvernance ». La gouvernance n’est pas le gouvernement. Un gouvernement gouverne, décide … La gouvernance consiste à administrer en ne sortant jamais d’un cadre prédéfini. Un gouvernant fait de la politique, fait des choix, oriente la société. Avec la gouvernance, on élimine la politique. Celui qui est au pouvoir doit simplement faire en sorte que le système socio-économique tel qu’il est défini au préalable fonctionne de manière immuable et efficace. Nul n’est plus doué pour la gouvernance qu’un expert ou un technicien dépourvu de toute passion.
La gouvernance actuelle s’exerce dans le cadre imposé de l’économie libérale.
Jusqu’à la chute du Mur de Berlin, il existait deux systèmes antagonistes. Le modèle communiste avait ses graves défauts mais il avait le mérite de rappeler au tenant du modèle capitaliste qu’une alternative existait et que le système devait être acceptable par tous faute de quoi l’autre modèle pourrait attirer les déçus. L’effondrement du bloc de l’Est a rompu la digue. Le système capitaliste désormais sans rival a dérivé vers le modèle que nous connaissons aujourd’hui, un capitalisme financiarisé où seul compte le rendement à très court terme de l’investissement, où dumping social et fiscal sont de mise et où la concurrence libre et non faussée est tel un onzième commandement.
La fin de la politique
La gouvernance implique que, quel que soit le résultat des élections, le vainqueur respect le cadre imposé. Une bonne gouvernance veut que le marché soit soumis à une régulation minimum qu’elle soit sociale ou environnementale, que la place de l’Etat soit limitée à ses fonctions de base …
Les élections présidentielles et législatives de l’année dernière et la politique du gouvernement actuel donnent un exemple frappant de ce que la gouvernance implique.
Un individu tombé dans le coma au mois d’avril 2012 qui se réveillerait aujourd’hui et à qui on dirait que :
- Le traité Merkel / Sarkozy a été ratifié sans qu’une virgule n’y ait été changée,
- Les dépenses publiques baissent,
- La TVA pesant sur les consommateurs augmente,
- Les charges patronales baissent,
- Une nouvelle réforme des retraites est annoncée,
penserait légitimement que l’alternance n’a pas eu lieu et que la droite est toujours au pouvoir.
On lui répondrait que le PS est bien arrivé au pouvoir mais que le « principe de réalité » s’est imposé à lui. Le principe de réalité est, avec la gouvernance, le nouveau mot à la mode et ils vont de paire. Ce principe de réalité est le cadre imposé. Un principe ne se discute pas. Il est là et il faut faire avec. Les dirigeants confrontés au principe de réalité doivent gérer de leur mieux avec le peu de pouvoir qu’on leur laisse. Ce cadre, cette « réalité » pourraient être remis en cause par le politique, pas par la gouvernance.
La gouvernance exclut également tout recours au référendum par lequel le peuple pourrait remettre en cause ce cadre. En 2005, sûrs qu’ils étaient du résultat, nos dirigeants se sont dit qu’ils pouvaient faire ratifier la Constitution Européenne par référendum. Bien mal leur en a pris et soyez sûrs qu’on ne les y reprendra plus. Les français ayant, à une assez large majorité, dit non à la construction européenne telle qu’elle était menée, fondée sur une libéralisation à outrance, le Constitution fut renommée Traité de Lisbonne est ratifié par le Parlement …
Deux traités engageant l’avenir de la France ont été ratifiés en 2012 et aucun des deux n’a été soumis à référendum …
Vous rappelez-vous les visages saisis d’horreur des dirigeants européens lorsque le Premier ministre grec eu, au mois d’octobre 2011, l’idée « folle » de proposer un référendum afin que le peuple grec donne son avis sur le plan d’austérité qu’on se proposait de lui infliger ?
Le cadre étant strict, les élections ont donc perdu toute importance. Mieux, la très bonne gouvernance implique qu’on élimine purement et simplement les élus du système.
L’union Européenne, laboratoire d’expérimentation de la gouvernance
Les institutions européennes ont, en la matière, donné l’exemple. Le déficit démocratique au niveau européen est régulièrement dénoncé mais rien ne change, bien au contraire.
L’institution communautaire par excellence, la Commission, dispose du monopole d'initiative en matière législative et est quasiment irresponsable politiquement puisqu’elle ne peut être censurée par le Parlement qu’à la majorité des deux tiers. Les commissaires sont donc indépendants et ont peu de compte à rendre. Leur légitimité démocratique est très limitée. On pourrait penser qu’il s’agit d’une faiblesse mais, au contraire, dans le cadre de la gouvernance, il s’agit d’un atout. Les commissaires ne sont pas soumis à la pression, toute relative, que subissent les élus de la part du peuple. Ils n’ont donc pas à se préoccuper des doléances et revendications du peuple, celles-ci n’allant, en général, pas dans le sens de ce que la Commission estime être l’intérêt de l’Union. La Commission œuvre donc paisiblement au renforcement constant des principes du libre échange sans que son action ne soit contrainte par une opinion publique par forcement favorable comme le rejet de 2005 l’a démontré.
Le pouvoir législatif au niveau européen est donc déjà soumis à la gouvernance.
La politique monétaire subit le même sort. La BCE est totalement indépendante et donc irresponsable politiquement. Les Traités lui ont donné pour unique mission de limiter l’inflation. La politique monétaire se résume à cela. Le cadre est strict et peu importe que cette obsession de l’inflation engendre un chômage de masse en Europe et qu’en période de crise on se prive d’un outil précieux pour relancer l’économie.
Le semestre européen, dernière avancée de la bonne gouvernance, soumet le pouvoir budgétaire des Parlements nationaux au contrôle de la Commission Européenne !
Voilà comment, de petits pas en petits pas, les élus se sont vu retirer le pouvoir législatif, le pouvoir monétaire et le pouvoir budgétaire. Si ça ne vous avez pas frappé plus tôt, rassurez-vous, c’était fait exprès.
La dernière marche : supprimer les élections
De manière quelque peu provocatrice, j’ai tout à l’heure parlé de supprimer les élections puisqu’elles étaient devenues inutiles. Eh bien figurez-vous que certains semblent y penser très sérieusement.
Il y a quelques semaines Mario Monti a donné sa démission de la Présidence du Conseil italien. Cette démission implique l’organisation de nouvelles élections législatives permettant de dégager une nouvelle majorité qui soutiendra le prochain Président du Conseil et son gouvernement. Il convient ici de rappeler que Mario Monti qui fut commissaire européen au Marché intérieur en 1995 puis commissaire européen à la Concurrence en 2000 avant de devenir, en 2005, consultant pour Goldman Sachs. Au mois de novembre 2011, il était nommé Président du Conseil italien et prenait la tête d’un gouvernement composé entièrement de techniciens et qui ne comprenait aucun parlementaire. Ainsi, Monti mettait en place en Italie la gouvernance qu’il avait déjà pratiquée au niveau communautaire : des gens non élus gouvernent sans se soucier de ce que le peuple pense. Monti ayant démissionné, on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que, soit il se retire du jeu politique, soit il tente de se maintenir au pouvoir en gagnant les élections. Eh bien non ! Mario Monti a annoncé qu’il ne se présenterait pas aux élections mais n'excluait pas de rester au pouvoir après le scrutin ! En résumé, celui que les médias appellent avec respect le « Professore » entend rester au pouvoir quel que soit le résultat des futures élections !
Une nouvelle étape est franchie. Jusqu’ici ceux qui étaient élus menaient tous la même politique contraints qu’ils étaient par le cadre strict de la gouvernance mais les apparences étaient sauves : les hommes changeaient et faisaient mine de ne pas être d’accord. Désormais, on ose dire ouvertement au peuple que quel que soit son vote, le gouvernement ne changera pas !
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