Législatives 2024 (1) : vaudeville chez Les Républicains
« Quand on lève la garde pour se protéger le visage, on expose son cœur. Et inversement. » (Jo Nesbo, 2021).
Ce qui se passe chez Les Républicains depuis les élections européennes pourraient faire rigoler à grands éclats. En effet, la journée du mercredi 12 juin 2024 restera certainement dans toutes les mémoires tant dans la rubrique humour que dans la rubrique politique.
L'épisode (j'y reviendrai juste après) d'un président de parti enfermé dans son bureau et empêchant ses collègues de s'introduire dans le bâtiment, un peu comme les gosses le feraient dans une cour de récréation, me faisait penser à cette excellente bande dessinée de Christian Binet, l'auteur de la série des Bidochons, intitulée "Monsieur le Ministre" (en deux tomes). À un moment, les jeunes du parti veulent prendre le pouvoir en interne, alors ils se rebellent contre les vieux (les caciques qui dirigent le parti) et s'enferment dans les toilettes. Suit alors une négociation pour qu'ils rouvrent la porte des toilettes, etc. Le très observateur Binet faisait référence à la séquence des Rénovateurs de l'opposition, entre avril et juin 1989, où les jeunes loups quadragénaires de l'UDF et du RPR (dont Dominique Baudis, Michel Noir, François Bayrou et Philippe Séguin) voulaient mettre dehors Jacques Chirac et Valéry Giscard d'Estaing.
D'autres mettent un parallèle avec la guéguerre entre Jean-François Copé et François Fillon pour s'emparer de la présidence de l'UMP en 2012-2013. Mais je pense que c'est beaucoup plus grave que cela. Ici, il ne s'agit pas de la tambouille interne d'un parti politique, mais de candidatures pour les élections législatives et donc, à terme, pour un futur gouvernement. Cela ne concerne donc pas seulement les adhérents (raréfiés) d'un (désormais petit) parti politique, mais l'ensemble des Français.
J'écris "vaudeville", j'écris "rigoler", et on a raison de rire, un rire nerveux, car peut-être que les temps vont être durs, mais en fait, ce n'est pas drôle du tout, c'est même très grave et j'aurais même tendance à penser que ce qui se passe aux LR est une déflagration encore plus grave que celle provoquée par la dissolution.
Venons-en aux faits. Après l'allocution du Président Emmanuel Macron, le président de LR, Éric Ciotti, conformément à la doctrine de ce parti depuis 2017, a annoncé dès le soir du 9 juin 2024 qu'il n'était pas question de faire alliance avec la majorité présidentielle. Pas de surprise, mais surtout, pas de réaction hostile de la part des hiérarques de LR. Et puis, est venue cette (malheureuse ?) déclaration d'Éric Ciotti interrogé au journal de 13 heures le mardi 11 juin 2024 sur TF1. Il a annoncé vouloir faire une alliance entre LR et le RN, afin de présenter des candidatures uniques dans toutes les circonscriptions : « Nous avons besoin d'une alliance. Il faut une alliance avec le RN, ses candidats. Je souhaite que ma famille aille dans ce sens. ».
En quelque sorte, voyant le vent favorable au RN, il voudrait que les favoris lui fassent une place. Allez, Françoise Hardy manque, petit intermède (il y en aura deux autres dans cet article qui poursuit l'hommage à la chanteuse).
« Fais-moi une place
Dans ton avenir
Pour que j'ressasse
Moins mes souvenirs »
Le raisonnement d'Éric Ciotti est cynique mais réaliste : face à trois blocs importants, le RN, la majorité présidentielle et la gauche qui s'est unifiée comme par magie (j'y reviendrai dans un autre article), Les Républicains ne peuvent pas rester seuls dans cette aventure électorale et risquent de tout perdre, de n'avoir plus aucun député. Dans la tradition de la Cinquième République, il leur faut donc faire alliance. Ce raisonnement est à mon avis tout à fait pertinent et valable, mais c'est la conclusion qui devient complètement débile.
Car pour lui, LR doit donc s'allier au RN. Pas de candidature opposée à l'un ou à l'autre dans les circonscriptions. Marine Le Pen, qui s'est réjouie de cette prise de position, a tout de suite dit ok et, du coup, a jeté à la poubelle ses débuts de négociation avec Reconquête commencées lundi. Pour Éric Ciotti, dont la circonscription niçoise doit être très RN au lendemain des européennes, c'est la consécration.
Pourtant, politiquement, c'est débile parce que le programme économique d'Éric Ciotti est diamétralement opposé aux vagues déclarations faites sur le sujet par le RN : il souhaite instaurer l'ultralibéralisme, supprimer quasiment tous les impôts mais aussi les dépenses publiques.
Les réactions ne se sont pas fait attendre ! Tous les autres responsables LR ont condamné sans appel cette prise de position. Tous, sans exception, en particulier, bien sûr, Valérie Pécresse, Michel Barnier et Xavier Bertrand, ainsi que Gérard Larcher, ce qui était prévisible, mais aussi Laurent Wauquiez (qu'on n'entendait plus), Bruno Retailleau, Geoffroy Didier, même Nadine Morano, Brice Hortefeux, encore François-Xavier Bellamy et Cécile Imart, les acteurs LR des européennes. Tous ont condamné mais on ne sait pas toujours pour quelle raison, car il y a deux motifs à condamnation.
Le premier est à la fois moral et politique : il n'est pas question que Les Républicains fassent alliance avec le parti de Jean-Marie Le Pen, fondé par des anciens de l'OAS qui voulaient la peau de De Gaulle. Le second est moins clair, surtout procédural, certains s'indignent qu'Éric Ciotti prenne une décision si lourde de sens sans concertation, sans consulter le bureau politique, sans consulter les adhérents, bref, comme un autocrate, comme l'a très bien décrit sur tous les plateaux de télévision la maire de Taverny Florence Portelli, vice-présidente de LR. D'un côté le fond, de l'autre la forme, mais les deux se rejoignent.
Le problème de LR, c'est qu'Éric Ciotti est le président élu par les adhérents et que rien ne l'empêche de le rester. Problème juridique fort comme c'était le cas pour François Fillon désigné candidat à l'élection présidentielle par la primaire et rien juridiquement ne permettait de l'évincer. L'épreuve de force a donc eu lieu.
Le lendemain, mercredi 12 juin 2024, c'était la guerre des tranchées. En prévision du grabuge, Éric Ciotti a fait évacuer le siège de LR de tous ses permanents censés désormais travailler en télétravail. À midi, les portes du bâtiment se sont fermées, place du Palais-Bourbon. L'idée était motivée par la réunion prochaine d'un bureau politique contre lui. Qu'importe, les membres du bureau politique se sont installés pas très loin, rue Las-Cases, au Musée Social (cela ne s'invente pas, même dans les plus mauvais romans d'anticipation politique).
Résultat : la réunion du bureau politique de LR a été tenue, sans Éric Ciotti, et l'a exclu de LR pour avoir pris la décision de s'allier au RN. Ces membres du bureau politique ont d'ailleurs rappelé la célérité avec laquelle Éric Ciotti avait voulu exclure les membres de LR qui avaient rejoint Emmanuel Macron entre 2017 et 2022. Pendant ce temps, Éric Ciotti était dans son bureau au siège de LR et y est resté, bunkérisé ! Les responsables LR lui ont retiré les codes des comptes Twitter et de la boîte email de LR, ont retiré le chauffeur, si bien que pour retourner à Nice, Éric Ciotti devra prendre un taxi jusqu'à l'aéroport (quelle horreur !), etc. On retrouve ici les petites misères et humiliations que l'on peut trouver dans les affaires de harcèlement dans les entreprises.
Éric Ciotti a refusé ce verdict et a rappelé qu'il a été élu président de LR par les adhérents et que beaucoup d'adhérents lui ont apporté leur soutien, ce qui est plausible d'ailleurs. J'y suis, j'y reste ! Il y a désormais un choc de deux légitimités. Ah, la nostalgie d'une équipe soudée (comment, il n'y en a jamais eu ?). Qu'importe, deuxième intermède avec toujours Françoise Hardy.
« C'est le temps de l'amour
Le temps des copains
Et de l'aventure
Quand le temps va et vient
On ne pense à rien
Malgré ses blessures »
La situation est donc très grave car dans ce choc de légitimité politique, il y a des investitures qui doivent être données de manière urgente (le dépôt des candidatures se termine le 16 juin 2024). Ainsi, il y a une commission des investitures LR qui provient du bureau politique et refuse tout candidat LR voulant faire alliance avec le RN, tandis qu'Éric Ciotti lui-même délivre des investitures à "ses" candidats LR sur le terrain. De quoi rendre confus les choses non seulement auprès des électeurs, les leurs, mais aussi auprès des cadres locaux de LR. Quel pourrait être l'argumentaire de campagne avec des positions si différentes ?
En gros, on a un Éric Ciotti qui est exclu de LR mais tout en restant président de LR. Le bureau politique a pourtant annoncé qu'une présidence collégiale était mise en place (ce n'est pas la première fois !) avec la députée Annie Genevard, secrétaire générale de LR, et François-Xavier Bellamy, l'ancienne tête de liste LR aux européennes.
Cela me fait penser à 2015 quand Marine Le Pen avait fait adopter par le bureau politique du FN l'exclusion de son père, Jean-Marie Le Pen, mais juridiquement, ce dernier restait tout de même le président d'honneur du FN car c'était inscrit dans les statuts du FN (les statuts, c'est l'équivalent d'une constitution pour un parti politique, c'est difficile de les modifier, il faut l'accord des adhérents au cours d'une assemblée générale ou congrès).
Ces événements sont graves pour Les Républicains car ils remettent en cause leur propre existence. Petite séquence nostalgie : dire que LR était ce gros mastodonte UMP qui était hégémonique dans les institutions avec 358 députés sur 577 ! Tout cela est bien fini, depuis 2017, la fleur a fané vite, et 2024 pourrait en être le point final. Comme pour l'amie la rose. Troisième et dernier intermède avec hardyesse.
« Je me suis épanouie
Heureuse et amoureuse
Aux rayons du soleil
Me suis fermée la nuit
Me suis réveillée vieille
Pourtant j'étais très belle
Oui, j'étais la plus belle
Des fleurs de ton jardin
On est bien peu de chose
Et mon amie la rose
Me l'a dit ce matin
Vois le dieu qui m'a faite
Me fait courber la tête
Et je sens que je tombe »
Ce vaudeville n'est pas prêt d'être terminé. Cela va se jouer à coups de constat d'huissiers, voire de plaintes devant les tribunaux, sans aucun respect ni pour les électeurs ni pour leurs sympathisants. L'aspect administratif et juridique risque de mettre au second plan l'aspect politique qui est pourtant la seule chose qui compte dans une élection : que proposeront les candidats LR comme programme et avec qui comptent-ils gouverner.
En ce qui me concerne, je me réjouis que la digue anti-RN soit maintenue chez les dirigeants de LR, hors Éric Ciotti dont on connaissait déjà l'architecture cérébrale ultradroitisée. En particulier, la réaction de Laurent Wauquiez, Nadine Morano, Brice Hortefeux, entre autres, montre que l'indignation est quasi-unanime vis-à-vis de leur président pourtant effectivement légitime.
En revanche, je suis inquiet voire en colère contre les dirigeants LR supposés "modérés", en particulier Gérard Larcher : il condamne effectivement les propos d'Éric Ciotti, parce qu'il ne veut pas un gouvernement RN, mais il continue à dénigrer systématiquement Emmanuel Macron au lieu, au contraire, de chercher un terrain d'entente avec lui. En continuant à s'opposer de manière totalement stérile à Emmanuel Macron, Gérard Larcher et quelques autres font finalement le jeu du RN. Après tout, avec ses hypothèses, Éric Ciotti gagnerait dans ce jeu de dupes son Ministère de l'Intérieur et le reste de LR aurait tout perdu.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (12 juin 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Législatives 2024 (1) : vaudeville chez Les Républicains.
Sidération institutionnelle.
Élections européennes 2024 (4) : la surprise du chef !
Résultats des élections européennes du dimanche 9 juin 2024.
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