Législatives 2024 (35) : Vers une cohabitation du troisième type ?
« Le Président de la République est malgré tout supposé se cantonner à n’appliquer "rien que la Constitution", c’est-à-dire à n’assumer qu’une mission d’arbitre, non de capitaine. Il peut endosser un tel rôle lorsque le peuple le lui a clairement confié, après une élection présidentielle, mais non lorsque ce même peuple le lui a clairement retiré, après des élections législatives que le Président a perdues. Il ne lui appartient donc pas de définir "l’arc" dans lequel doit s’inscrire le futur gouvernement. » (Jean-Philippe Derosier, le 15 juillet 2024 dans "Le Monde").
Comme Benjamin Morel, Jean-Philippe Derosier, dont j'apprécie les billets précis et rigoureux sur son blog, fait partie de ces constitutionnalistes qui ont pris soudain la lumière à l'issue des élections législatives anticipées avec leur résultat, l'absence totale de majorité par une division tripartite de l'Assemblée Nationale.
Jean-Philippe Derosier considère que le Président de la République n'a pas à indiquer l'architecture de la nouvelle majorité, mais il oublie que lui seul peut prendre l'initiative pour contribuer à la formation de celle-ci, puisque la nomination du Premier Ministre est exclusivement de sa prérogative constitutionnelle, comme l'a oublié la nouvelle farce populaire (NFP) avec la "désignation" de l'inconnue Lucie Castets venant de nulle part (véritable arnaque politique et électorale pour les électeurs du NFP, soit dit en passant).
Le professeur de droit constitutionnel de Lille rappelait au début de son billet du 15 juillet 2024 les mots de François Mitterrand avant le 16 mars 1986, avec la perspective de la première cohabitation : « La Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution ! ». Mais avec cela, on n'est pas vraiment avancés...
À l'époque, la situation inquiétait d'un point de vue institutionnel, car aucune cohabitation n'avait encore eu lieu, et surtout, aucune condition ne s'était produite pour donner lieu à une cohabitation. La droite républicaine allait revenir au pouvoir, dans les hypothèses les plus probables, tandis qu'un Président de gauche avait annoncé qu'il resterait coûte que coûte à l'Élysée, quel qu'en soit le résultat. Comment cela allait-il se passer ? C'était une inquiétude, mais aussi une belle curiosité pour les constitutionnalistes de l'époque qui allaient prouver une fois de plus à quel point la Constitution était souple, flexible et adaptée aux imprévus institutionnels. En ce sens, la situation inédite d'aujourd'hui est, elle aussi, très intéressante en pratique comme en théorie.
Lors de sa conférence de presse du 16 mai 1967, le Général De Gaulle a commenté le résultat des élections législatives de mars 1967 (courte majorité absolue à un siège près). Il expliquait à quel point les partis d'opposition voulaient remettre en cause les institutions, un commentaire qui pourrait tellement bien s'appliquer à la France politique du 7 juillet 2024 : « Les institutions de la République étaient en cause. Elles étaient en cause parce que, pour les dirigeants de toutes les oppositions, le but à atteindre, c’était grâce à ces élections, de remettre le pouvoir à la discrétion des partis comme il l’était autrefois, et comme tout justement l’exclut notre Constitution. Ils comptaient y parvenir en faisant élire à l’Assemblée Nationale une majorité négative. Qui, ils espéraient tout au moins, en censurant tous les gouvernements qu’aurait nommés le chef de l’État, auraient, je répète, ils l’espéraient, amené celui-ci à se soumettre ou à se démettre, et contrairement aux obligations du mandat, qu’il tient, lui, du peuple tout entier, à abandonner la responsabilité suprême de notre République et de la France. S’ils y étaient d’aventure parvenus, il va de soi qu’ils n‘auraient rien pu mettre que la confusion en lieu et place du régime qu’ils auraient ainsi détruit. ».
À l'instar de Maurice Duverger, les constitutionnalistes se sont mis d'accord pour décrire la Cinquième République comme un régime semi-présidentiel à parlementarisme rationalisé. C'est-à-dire avec cette bivalence à la fois présidentiel (élection du Président de la République au suffrage universel direct) et parlementaire (responsabilité du Premier Ministre et de son gouvernement devant le Parlement avec possibilité réciproque de censure et de dissolution). Cette description ne départage cependant pas les différentes interprétations du texte fond.
Il y avait, en effet, en 1986, deux lectures possibles de la Constitution, au-delà de l'interprétation (celle de Raymond Barre) selon laquelle la défaite aux élections législatives du parti présidentiel entraînerait une délégitimation du Président de la République et la remise en jeu de son mandat (démission et nouvelle candidature). Cette dernière interprétation est d'ailleurs plus compliquée à accomplir avec la limitation à deux mandats successifs, car, dans le cas du Président Emmanuel Macron en 2024, comment remettre en jeu son mandat puisqu'il ne pourrait plus se représenter en même temps ?
Il y avait une lecture parlementaire qu'a adoptée immédiatement François Mitterrand, qui n'a pas tergiversé et a nommé le seul Premier Ministre accepté de l'alliance UDF-RPR ayant la majorité absolue, Jacques Chirac. Dans cette lecture, François Mitterrand aurait pu aussi nommer d'autres personnalités UDF-RPR à Matignon, comme Valéry Giscard d'Estaing (son adversaire récurrent, cela aurait fait bizarre), Jacques Chaban-Delmas (son ami de la Résistance et de la Quatrième République), Simone Veil (très populaire), Édouard Balladur (le théoricien de la cohabitation), Alain Peyrefitte (un autre théoricien de la cohabitation), René Monory (au bon sens sénatorial), etc. Le président du RPR avait de toute façon tout verrouillé de manière à ce que la majorité parlementaire refusât toute autre personnalité que lui-même (à l'époque, il y avait de vrais chefs dans les partis politiques).
Mais il y avait une autre lecture, une lecture présidentialiste, en considérant que le régime est plus présidentiel que parlementaire. Et cette lecture voudrait que le Président de la République, élu par le peuple français, reste légitime pour nommer le pouvoir exécutif, si bien que, comme aux États-Unis, il pourrait nommer un gouvernement de sa couleur politique, à charge pour ce dernier de convaincre l'Assemblée à la majorité contraire de ne pas le censurer (mais aux États-Unis, il n'y a ni censure ni dissolution). Cette option n'a pas été choisie ni par François Mitterrand ni par Jacques Chirac parce qu'un tel gouvernement aurait une durée de vite très limitée, de l'ordre du jour et au plus long, du mois. En effet, on peut imaginer que la majorité parlementaire élue souhaiterait un gouvernement de sa couleur politique et censurerait tout gouvernement qui n'irait pas dans ce sens, ce qui est logique et démocratique. C'est pour cette raison que la lecture parlementaire a été définitivement adoptée par la pratique, pour une simple question de bon sens.
La configuration d'un Président socialiste et d'une majorité absolue UDF-RPR à l'Assemblée s'est produite deux fois, en mars 1986 et en mars 1993, et a abouti à la nomination respectivement de Jacques Chirac et Édouard Balladur à Matignon. Une configuration inverse, de deuxième type, s'est produite en juin 1997 avec un Président gaulliste, Jacques Chirac, et une majorité absolue de gauche à l'Assemblée, ce qui a abouti à la nomination d'un gouvernement dit de la gauche plurielle dirigé par Lionel Jospin. Chacun de ces trois Premiers Ministres, d'ailleurs, s'est présenté à l'élection présidentielle à l'issue de cette période de cohabitation, mais aucun n'a été élu, deux ont même été battus dès le premier tour !
Ces trois cohabitations étaient finalement faciles. Il n'y a pas eu beaucoup de changements dans la pratique institutionnelle, si ce n'est que le centre des décisions était transféré de l'Élysée à Matignon. Il s'agit là de la traduction de la légitimité populaire la plus récente. J'ajoute, pour évoquer l'hypothèse d'une cohabitation avec un gouvernement RN dirigé par Jordan Bardella, que les trois premières cohabitations ont fait intervenir des acteurs politiques soucieux de l'intérêt national et qui avaient le sens de l'État, si bien qu'ils pouvaient se mettre d'accord sur des visions d'intérêt national comme la politique étrangère, la défense, la construction européenne et quelques autres visions stratégiques (ce qui n'aurait pas été le cas avec un RN quasiment acheté par Vladimir Poutine).
Mais l'hypothèse d'un gouvernement RN car d'une majorité absolue RN a été battue en brèche par le front républicain plébiscité par une grande partie des électeurs (sinon, cette tactique n'aurait pas réussi), et on se retrouve ainsi avec une absence totale de majorité. Comme sous la Quatrième République.
Parlons alors histoire politique. Contrairement à ce qu'on dit habituellement, le Président de la Quatrième République avait un pouvoir non négligeable, et c'était justement le choix du Président du Conseil (chef du gouvernement).
Ainsi, le choix de Guy Mollet en janvier 1956 est provenu exclusivement de René Coty et pas de l'alliance qui avait gagné les élections législatives anticipées du 2 janvier 1956 après la dissolution décidée par Edgar Faure le 1er décembre 1955 (Président du Conseil qui a été mis en minorité le 29 novembre 1955). Pourtant, la victoire du front républicain qui rassemblait les socialistes (SFIO) et les radicaux, ainsi que quelques partis annexes, a été menée par Pierre Mendès France. Logiquement, à la fois politiquement et électoralement, René Coty aurait dû nommer Pierre Mendès France à Matignon. Mais René Coty a eu une autre interprétation, il s'est basé sur le groupe politique le plus important, et a nommé Guy Mollet, le chef du parti ayant eu le plus de députés (secrétaire général de la SFIO). Du reste, Guy Mollet a dirigé le gouvernement le plus long de la Quatrième République (quinze mois et demi !).
Entre parenthèses, notons que dans cette logique de tradition républicaine, Lucie Castets, dont on dit qu'elle émanerait plus du PS que des insoumis (c'est en tout cas ce qu'a prétendu Olivier Faure, premier secrétaire du PS, le 25 juillet 2024 au conseil national du PS : « La candidature de Lucie Castets, c'est nous qui l'avons voulue. (…) C'est nous qui l'avons proposée. (…) Et il faudrait maintenant que nous soyons les premiers à dire que, finalement, on ne sait pas très bien si nous la soutenons ou pas ? »), n'a rien à faire dans cette galère, puisque le groupe le plus important du NFP est les insoumis : la logique de la tradition républicaine, ce serait plutôt de désigner Jean-Luc Mélenchon, chef des insoumis, et personne d'autre du NFP... ou même, si on prenait l'ensemble des groupes politiques, de nommer Jordan Bardella, président du RN, puisque le RN est aujourd'hui le groupe le plus important de l'Assemblée (suivi... du groupe macroniste Ensemble pour la République). Je referme ma parenthèse.
De même, la désignation de De Gaulle pour former un nouveau gouvernement, a été une initiative historique mais personnelle de René Coty. Il aurait pu, au contraire, la refuser et on ne sait pas où l'on en serait aujourd'hui. On voit bien que la désignation de De Gaulle n'était pas évidente politiquement, même si la plupart des partis politiques lui ont finalement accordé les plein pouvoirs le 1er juin 1958. Le rôle du Président de la République était donc crucial dans une crise politique parce que le Président de la République était justement un pôle de stabilité institutionnel, ce qu'il reste encore aujourd'hui.
Ainsi, il n'est pas anormal, d'un point de vue institutionnel et même constitutionnel, dans la grande tradition républicaine plus que séculaire (depuis 1870), qu'aujourd'hui, Emmanuel Macron soit à l'initiative pour rechercher cette impossible majorité au sein de l'Assemblée. Il a au moins la légitimité pour la rechercher ou pour l'encourager, et il en a la compétence constitutionnelle.
Cela écrit, il s'agit bien aujourd'hui d'une impossible majorité puisque, autour du bloc central, seuls des députés du bloc de gauche pourraient le compléter pour former une majorité. Or, pour l'instant, alors que d'un point de vue intellectuel, beaucoup de députés socialistes ne seraient pas opposés à faire cette grande coalition, ils meurent de trouille de se faire accuser par les mélenchonistes d'être des traîtres à la gauche, et surtout, de laisser à Jean-Luc Mélenchon l'exclusivité du terrain à gauche dans la perspective de l'élection présidentielle de 2027 (leur problème, c'est que ni les socialistes ni les écologistes n'ont de candidat solide et sérieux à l'élection présidentielle, donc, dans tous les cas, Jean-Luc Mélenchon préemptera le terrain à gauche).
Pour l'instant, les Français s'en moquent. Après un mois particulièrement stressant et fatigants, ils décompressent, se détendent, prennent des vacances, se réjouissent des nombreuses médailles olympiques de nos champions. Mais à la rentrée, bien évidemment, exigeants, ils vont attendre la nomination d'un gouvernement et des mesures concrètes. Dans les sondages, le principe de la "grande coalition" est plébiscité, probablement plus par raison que par passion. En d'autres termes, les Français disent à leurs députés : mettez-vous d'accord pour un gouvernement !
On verra bien, dans l'indicible "opinion" politique, qui aura la sympathie des sondés, les doctrinaires qui refusent de gouverner par refus obstiné du compromis au point de créer une absence de gouvernement ou les bonnes volontés qui, par esprit de responsabilité et pour l'intérêt national, vont chercher des compromis pour pondre le futur budget de l'État (projet de loi de finances 2025).
C'est cette bataille de "l'opinion publique" qu'Emmanuel Macron cherche à gagner. Et gare aux inconséquents, il se pourrait qu'il puisse la gagner !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (01er août 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Élysée 2022 (49) : vers une quatrième cohabitation ?
La première cohabitation (1986-1988).
Législatives 2024 (35) : Vers une cohabitation du troisième type ?
Législatives 2024 (34) : Lucie Castets noyée dans une réalité alternative !
Législatives 2024 (33) : Le grain de sel du Sénat !
Législatives 2024 (32) : Le casse-tête de Lucie Castets.
Législatives 2024 (31) : Emmanuel Macron et les joyeux JO.
Interview du Président Emmanuel Macron le 23 juillet 2024 sur France 2 (vidéo intégrale).
Claude Malhuret au Sénat : le spectacle continue !
Législatives 2024 (30) : coalition ou pacte ?
Législatives 2024 (29) : le staff de l'Assemblée Nationale.
Législatives 2024 (28) : la stratégie du chaos institutionnel de Jean-Luc Mélenchon.
Législatives 2024 (27) : l'émotion de Yaël Braun-Pivet.
Législatives 2024 (26) : les larmes de Marine Tondelier.
Législatives 2024 (25) : faut-il ostraciser le RN à l'Assemblée Nationale ?
Législatives 2024 (24) : Huguette Bello, mélenchonette en peau de lapin.
Législatives 2024 (23) : grand pays recherche son gouvernement.
Législatives 2024 (22) : qui au perchoir ?
Législatives 2024 (21) : marche sur Matignon ?
Lettre aux Français par Emmanuel Macron le 10 juillet 2024 (texte intégral).
Législatives 2024 (20) : le poison du scrutin proportionnel.
Législatives 2024 (19) : quel possible Premier Ministre pour une impossible majorité ?
Législatives 2024 (18) : la fin du cauchemar Bardella (pour le moment).
Résultats du second tour des élections législatives du 7 juillet 2024.
Fake news : la scandaleuse manipulation politique du RN.
Législatives 2024 (17) : rien n'est joué dimanche prochain !
Législatives 2024 (16) : la question de dimanche prochain.
Législatives 2024 (15) : les promesses n'engagent que ceux qui y croient !
Législatives 2024 (14) : la revanche des gilets jaunes ?
Législatives 2024 (13) : fortes mobilisations au premier tour.
Résultats du premier tour des élections législatives du 30 juin 2024.
Appel aux sociaux-démocrates.
Éric Le Boucher : la France va plutôt bien (27 juin 2024).
Législatives 2024 (12) : un isoloir, ce n'est pas un cabine d'essayage !
Législatives 2024 (11) : front, rassemblement, union nationale, barrage, consignes de vote...
Législatives 2024 (10) : il était une fois Jordan Bardella, Gabriel Attal et Manuel Bompard.
Législatives 2024 (9) : Emmanuel Macron et son n'ayez-pas-peur !
Interview d'Emmanuel Macron à Génération Do It Yourself le 24 juin 2024 (podcast intégral).
Lettre aux Français d'Emmanuel Macron le 23 juin 2024 (texte intégral).
Législatives 2024 (8) : la bataille de Matignon.
Le programme aux élections législatives du 30 juin 2024 d'Ensemble pour la République (document à télécharger).
Législatives 2024 (7) : Ensemble pour la République.
Législatives 2024 (6) : Nicolas Sarkozy et François Fillon bougent encore !
Législatives 2024 (5) : le trouble de Lionel Jospin.
Législatives 2024 (4) : l'angoisse de Manuel Valls.
Législatives 2024 (3) : François Hollande dans l'irresponsabilité totale !
Législatives 2024 (2) : clarification ou chaos ?
Législatives 2024 (1) : vaudeville chez Les Républicains.
Sidération institutionnelle.
Élections européennes 2024 (4) : la surprise du chef !
Résultats des élections européennes du dimanche 9 juin 2024.
13 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON