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Les images de la dispersion (2/2)

L'interdépendance problématique entre technologie, pouvoir et contestation :

Le développement d'une singularité technologique répond à la nécessité de réaliser une utopie, essentiellement celle que les pouvoirs entendent mettre en œuvre afin de se dégager des contraintes du monde réel. Mais leur dépendance envers ce dernier pour maintenir leur domination contredit leurs efforts pour s'en libérer. Cette relation dialectique entre pouvoir, technique et société questionne le véritable statut de la résistance. Celle-ci est-elle tout d'abord causée par une incompatibilité génétique fondamentale entre la civilisation humaine et la nature ? Ou alors par des failles uniquement liées à l'organisation politique et sociale, qui enrayent la recherche scientifique et la modernisation culturelle, comme le postulent les constructivistes et les progressistes ?

L'équivoque de la relation de l'homme avec la nature, poussée à ses extrémités dans la culture occidentale, de la machine à vapeur jusqu'à la fonte des glaces, est parallèle aux interrogations sur le statut irréconciliable que posent le sujet autonome et la modernité technique. L'autre manière de résoudre ce hiatus serait de constater qu'en recherchant le naturel, l'expérience artificialise de toute façon son objet, raison pour laquelle les idéologies mécanistes finissent toujours par l'emporter.

Le principal obstacle de la limite écologique étant posé, reste l'autre équivoque au sujet du niveau d'interdépendance entre le système et sa contestation. Est-il véritablement possible d'utiliser le réseau global à la fois comme instrument de communication et comme plateforme révolutionnaire ? La dépendance à internet n'empêche t-elle pas, dans une certaine mesure, la création d'un nouveau collectif autonome qui rompe les protocoles ? L'exemple du Printemps arabe l'a démontré : hormis la Tunisie qui était déjà la plus avancée démocratiquement, puis quelques gains sporadiques ailleurs, le soulèvement massif organisé avec les réseaux sociaux était clairement insuffisant pour résister aux forces de réaction. Certes, dans un premier temps le réseau global a permis d'accélérer la convergence des mouvements et donc a permis de destituer des gouvernements. Mais comme cela s'était passé pendant les manifestations de la place Tian'anmen en 1989, sur le long terme l'ouverture à l'extérieur de la contestation a poussé l'ordre établi à se rétracter puis à renforcer de plus belle la dictature militaire.

Étant donné l'étendue universelle du réseau cybernétique, un changement d'orientation idéologique nécessiterait une grève monstrueuse de milliards d'individus prêts à en découdre avec le système mondial de la finance automatisée. Le clip vidéo de la chanson Despacito de Luis Fonsi a fait 6 milliards de vue sur Youtube, évidemment grâce à une ambiance festive et bon-enfant. À quand le prochain brûlot politique faisant vibrer autant de foules sur la Place Rouge, la Concorde, Tian'anmen, la place Tahrir et le National Mall de Washington ?

Reste le non-agir qui, même s'il n'est que la puissance de l'impuissance, a le mérite de simuler l'inexistence des contraintes qui empêchent habituellement... d'agir.

Pour le moment, l'implantation du réseau numérique jusque dans les régions les plus isolées a joué en faveur du pouvoir monopolistique, et le développement des nouvelles technologies lui permet de devancer et de contrôler plus facilement les mouvements de masse. Mais surtout, de désinformer et d'organiser le chaos social pour ne pas perdre l'initiative.

Face à cet arsenal cybernétique déployé par les serviteurs de l'oligarchie, de jour en jour la résistance des forces contestataires se fait plus difficile. Bien que les inégalités et les discriminations soient de plus en plus fortes, jamais ne fut autant auto-satisfaite et rayonnante cette utopie, assez populaire, du village planétaire néolibéral, qui serait l'unique endroit de partage et d'ouverture, siégeant au-dessus des classes, des races et des frontières, et peuplé uniquement d'adorables autoentrepreneurs créatifs, hyperconnectés et super efficaces. Ce paradoxe tient au fait que l'image, qui sert à relier des personnes distantes, soit aussi le principal moyen de cacher aussi une séparation, et plus largement une dispersion, celle que subit la grande majorité des travailleurs isolés et exploités.

En retour, la dissémination des flux favorise la révolte mais la désamorce aussitôt, en dilapidant son énergie via les canaux électromagnétiques qui diffusent son message. Dans la circularité immédiate et ultrarapide que procure internet, les phrases et les images sont moulinées, mixées et désynchronisées, comparablement à la fission nucléaire qui sépare et brûle la matière. Offrant une ouverture à la fois virtuelle et interactive sur le monde, dans un second temps le réseau assèche les désirs dans les réelles impasses de son circuit.

À petite échelle, la connexion fonctionne comme diffraction, un épuisement instantané de tous les énergies, les grands mouvements sociaux finissant par se vider dans les terminaux du web, immense décharge virtuelle où les individus se perdent. Les identités et les rôles sociaux perdent ainsi leur signification et chacun se trouve désorienté : la vie sociale contemporaine ne consiste qu'à appliquer puis à subir les effets de la cybernétique, en éparpillant les gens, les choses et les idées. Le télégraphe électrique, le téléphone et la radio ont produit des effets chaotiques semblables au début du vingtième siècle.

Le pouvoir cherche à utiliser internet à son avantage mais passe son temps à essayer de polariser les flux qui se dispersent. Mais comme le réseau arrive encore à éponger le venin qui anime les conflits sociaux, en les faisant imploser en lui, le pouvoir préfère abdiquer et se déclarer incompétent ‒ ce qu'il est de toute façon. Sa crainte fondée est qu'au bout d'un moment, le niveau de séparation, de confusion et d'éclatement sera si élevé que le blocage hiérarchique deviendrait nuisible à la bonne marche du système, et finalement à la survie des populations. Et le maillon de base du petit caporal qui fait la police dans tous les ateliers, en échange d'un salaire de deux mille euros ou deux fois plus élevé que les autres, ne serait plus qu'un gaspillage honorifique, que seul le commerce de luxe se permettra encore d'employer.

La corrélation entre, dans un sens, la dispersion des masses d'individus que nécessitent les réformes néolibérales, et dans l'autre, le recentrage unitaire des classes sociales détentrices du capital, dissout les corps intermédiaires et forme le type de gouvernement autoritaire que les libéraux modérés favorisent malgré eux depuis toujours : le populisme du tout-marché sécuritaire.

Internet est une cyber-machine à rêves, de laquelle il est difficile de se séparer. À cause de la longue évolution que partagent le développement technologique et la génétique des populations, le réajustement par rapport à des nouvelles limites écologiques sera toujours contraint et forcé. En revanche, rien n'interdit de favoriser des activités moins gourmandes que d'autres en ressources. En premier lieu : la force démiurgique de l'imagination humaine.

 

La possibilité d'une émancipation grâce à l'expérience artistique :

Ni gauche ni droite, ni haut ni bas, vive le parti unique ! Vous êtes trop jeunes pour avoir connu cela mais quand j'étais étudiant, il y avait ce qu'on appelait le centralisme démocratique, que les dictatures communistes appliquaient avec disons... un clair souci de l'autorité. C'était quand même autre chose mais la comparaison ne manque pas de piquant. Donc à partir de maintenant, dans notre chère République française laïque, démocratique et sociale, le champ politique serait moulé d'un seul bloc totalitaire et rempli d'individus atomisés, tous super ouverts, inventifs et entreprenants, dont la grande générosité et la divine intelligence nous économiseraient les retards inutiles causés par une opposition archaïque, vétilleuse et criarde.

Plus aucun repère, même cartésien, guidant l'action sociale, la conscience humaine ou même un intérêt économique quelconque. Plus d'entendement élémentaire ni d'intelligence réflexive qui se construisent dans et avec l'altérité. Rien sans l'unité et tout pour l'unité ! Chacun doit se vider de son histoire, de sa conscience et de ses idées, avant d'être soi-même avalé par la mégamachine. Reste éventuellement le stade primitif de l'innovation, de tenter un acte artistique inespéré pouvant distraire l'exigence irresponsable et capricieuse d'une rentabilité financière instantanée. Et nous voici engagés sur le chemin interlope pour sonder le mystère des charmes de la prostitution marchande... Balance ton porc, et la France s'arrête de travailler.

La conciliation un peu délicate d'une production souvent immature car précipitée, mais avec l'usage de moyens dépensiers et fastueux, donne malgré tout un état de créativité intéressant et potentiellement très transgressif. Comme la quantité déborde tellement au-delà de la qualité, aucun pouvoir n'arriverait à imposer une forme quelconque d'art officiel, qui serve de nomenclature policière sur le bon goût et les bonnes manières. S'accommodant aux contraintes d'une débrouillardise anarchique, ce libre marché saturé de pléthore de démunis et d'expropriés en propose pour tous les goûts et toutes les pratiques : le libéralisme a toujours été très généreux en diversification sur la pacotille, bien que pingre en qualité sur la matière. Ce qui importe dans cette magical start-up nation, c'est de faire semblant de croire que la ressemblance a plus de valeur qu'une création originale. Qu'un beau reflet vaut toujours mieux qu'un simple rayon de soleil. De gagner une mentalité de pays émergent surpeuplé et de préférer à une création artisanale de qualité une reproduction de masse semi-finie et bâclée.

Pour surmonter les affres de cette régression sociale, l'irruption d'un autre sujet qui se différencie vraiment de la réalité objective que procure mécaniquement le système technicien ne peut survenir qu'en recourant à des moyens extrêmes, en défonçant les murs des usines où sont emprisonnées et censurées la création artistique et la liberté d'expression. Mais selon le niveau des pathologies sociales, la délivrance cathartique sera plus ou moins douloureuse : soit les déchirures affectives irrémédiables appellent à la vengeance et aux positions autoritaires, soit elles s'apaisent globalement dans un véritable esprit de réconciliation et de compréhension.

Dans la société néolibérale et communautarisée, il n'existe toujours pas, même virtuellement, d'idée commune avec laquelle les classes populaires se regroupent et se reconnaissent mutuellement, leur donnant la possibilité de créer collectivement leurs propres représentations. Cette absence injustifiée se remarque aussi bien dans les médias que dans les organisations politiques, la direction des grandes entreprises et la haute administration, qui privent de parole publique la grande majorité de la population.

Désormais, le citoyen n'est autorisé à interpeller l'opinion publique qu'en qualité de porte-parole d'une catégorie administrative bien circonscrite, relative à toute une monographie d'expertises remplissant au moins la moitié d'une bibliothèque municipale, et nécessitant un savoir-faire d'alchimiste pour correctement déchiffrer et énoncer les formules consacrés par la magie techno-scientifique. Lors des débats techniques de haute volée, dans les assemblées consultatives et délibératives, là où le néophyte attend désespérément une parole signifiante, le connaisseur éprouve une extase sophrologique à réciter des vers de poésie juridico-administrative.

La recherche et le travail sur les formes esthétiques de l'expression politique ont été abandonnés par la gauche au profit du néolibéralisme, qui dispose ainsi d'une armada florissante de techniques pour embobiner toujours plus de gens. Suite aux années 1980 et 1990, lorsque la social-démocratie ménageait encore un petit coin pour l'activité artistique et culturelle, une ambiance de laboratoire chirurgical s'est imposée à haut-niveau : calcul rigoureux, cravates grisonnantes, avis conformes, règle d'or budgétaire... Mais ce minimalisme lisse et aseptisé du pragmatisme comptable n'était que le côté rassurant d'une illumination baroque et flamboyante, répondant au simulacre exposé par les puissances d'argent ‒ sans compter la corruption de tout temps organisée autour des pouvoirs. Faisant semblant d'être les victimes d'un jeu dont ils avaient adopté les règles au préalable, la force stupéfiante du mirage néolibéral a permis aux gouvernants de gauche d'éluder le débat économique puis de lessiver les vieilles utopies socialistes, qui pourrissent maintenant dans les égouts du village planétaire libre-échangiste.

Résultat, plus aucune union prolétaire ne saurait empêcher la montée inéluctable du fascisme compétitif, utilisé comme énergie sale par le capitalisme tardif qui tente d'arracher au sous-développement chronique son marché ultraconnecté et hystérisé par les médias. En attendant ‒ ou pour les plus abîmés et mécontents, en faisant tout pour ‒ que le néolibéralisme soit confronté à sa propre liquidation écologique, s'impose la nécessité d'une recherche esthétique pluridisciplinaire, ayant pour mission d'opposer aux lois de l'histoire un autre simulacre idéologique : la fiction d'un monde où règnent des valeurs similaires à celles que défendait le communisme à ses débuts.

Pas seulement une vision révolutionnaire, de la classe prolétarienne en action ou de quelque leader national autoproclamé, mais davantage l'annonciation d'un transfert vers un autre lieu, autrement dit l'image sublime et transcendante d'une promesse utopique. Pour la rendre réelle, il est nécessaire de définir ce qu'il y a d'universel dans l'idée, ce qui la met en mouvement et en quoi elle est inaltérable, et enfin la matérialiser dans la création de nouvelles formes qui la manifestent clairement dans toute sa puissance. En clair, recommencer la même démarche que les premiers socialistes pendant la première moitié du dix-neuvième-siècle, Marx et Engels inclus.

Délaissant le champ esthétique ces dernières décennies, la gauche n'ose plus sortir le drapeau rouge et entonner les chants révolutionnaires. Comme autour du socle de la statue de la Bastille lors de sa rénovation, la fresque des grands mouvements sociaux est couverte par les publicités du grand capital. Les mots ont déserté un récit glorieux que l'époque a rendu ineffable. Accablés par ce désarroi, quelques-uns déterrent alors d'autres symboles eux aussi tombant dans l'oubli ‒ le drapeau bleu-blanc-rouge, la Marseillaise, liberté-égalité-fraternité... ‒ pour leur redonner du sens. Un effort très louable qui réussit à mobiliser ceci dit, mais là n'est pas le problème. Parce que cette manière de réactualiser une certaine vision de l'histoire nationale ne suffirait pas à combler le manque flagrant d'imagination du côté idéologique et culturel, chez les artistes et les intellectuels en particulier.

Dans l'historiographie de la gauche, la défense de la souveraineté nationale correspond aux moments les plus pénibles, quand la démocratie fait obstacle à la réalisation de son projet politique et social. En rejetant tout d'un bloc dans les poubelles de l'histoire, fâcheuse tendance de la gauche révisionniste depuis les années 1980, ce serait dommageable pour l'intérêt général d'oublier certains enseignements indispensables à propos des contraintes dans l'application d'une ligne stratégique socialement audacieuse lors des périodes de fortes tensions internationales, comme en 1793, en 1871 et en 1936. Pour des raisons évidentes sur lesquelles il ne s'agit pas de revenir ici, l'exaltation d'un patriotisme national, même largement tempéré par une forte justice sociale et une solide fraternité avec les peuples étrangers, échoue trop souvent dans une dictature conservatrice et réactionnaire ‒ voilà une des principales leçons à retenir sur les contradictions que posent la conquête et la défense par la gauche d'un pouvoir souverain.

Dans une situation de blocage institutionnel et de conflit armé, lier la question de la souveraineté à la mise en œuvre de la justice sociale reprend une ancienne pratique d'association entre le peuple et la noblesse militaire, qui promet gloire, butin et avancement hiérarchique. Parfois, nombreux sont les intéressés qui réagissent positivement à cette requête, trépignant à l'idée de s'engager dans une grande aventure. Mais une telle démarche est-elle suffisante pour transformer les rapports sociaux et l'imaginaire collectif d'un pays, et surtout au-delà, chez tous les autres ?

Chacun peut le constater, pour amorcer une transformation de la société, il ne suffit pas d'être convainquant en recourant aux moyens qu'offre déjà le système existant ‒ notamment la télévision et internet pour ce qui est de la communication et de la propagande. Il est d'abord nécessaire de créer une nouvelle esthétique dans laquelle s'incarne une autre culture idéologique. Et pour la gauche, cela ne peut advenir qu'avec la participation massive des classes populaires dans la conception de leurs propres représentations, ainsi qu'en arrêtant la domination quasiment sans partage des classes éduquées dans la culture et les médias, qui se sont réduits à un marigot où seuls les grenouilles, les perroquets et les hyènes vont se rafraîchir. La construction de nouvelles formes esthétiques est ce qui permet dans un premier temps de regrouper des individus autour d'une autre identité collective, et surtout de faire la liaison indispensable entre, grosso modo, le monde du travail et un univers symbolique par lequel il s'élève politiquement. D'harmoniser les mouvements d'une lourde mécanique avec la douceur vaporeuse d'un songe éveillé.

 

La fausse alternative des néopopulismes

Quel que soit le bout par lequel est abordé cette mutation civilisationnelle, nous voici en route vers le parti unique d'une force arbitraire qui voudrait bien agir en toute occasion, mais selon des moyens qui n'existent plus ou pas encore. Au début, cette tentative de refondation de la politique va laisser libre-champ à toutes les bêtises monumentales qui voudront graver dans l'histoire une montagne d'exploits ridicules. Populistes ou aristocratiques, ce qui reviendra au même de toute façon. Et avant que ce gigantesque brouillon se compacte et donne de formes synthétiques plus claires et apaisées, cette profusion orgiaque de tentatives artistiques désespérées nous acculera au dilemme injuste de choisir soit notre gagne-pain, soit les droits de l'homme. Soit exclure les riches, soit exclure les étrangers. Soit l'extrême-gauche de cultiver la pauvreté collective, soit l'extrême-droite d'exalter une gloire sacrificielle. Soit la tyrannie impavide et aveugle de l'égalitarisme bureaucratisé, soit le délire paranoïaque d'autodéfense libertarien à grande échelle. Soit tout en même temps et en marche ! Le retard incalculable mais volontaire des réformes néolibérales nous oblige à adopter des agendas de plus en plus drastiques et à parcourir des lignes de plus en plus tranchantes. Commencez dès maintenant à faire votre choix, car il y a une de forte chance que cela s'impose bien avant que vous ne le vouliez.

Serait-il nécessaire de s'engager dès maintenant dans une forme d'action à la fois violente et romantique, comme le font les réactionnaires et les fascistes, pour réussir à défendre d'autres stratégies politiques ? N'est-il pas évident que le populistes, une fois arrivés au pouvoir, suscitent plus de conflits qu'autre chose ? Et une position au centre n'est-elle pas préférable à des solutions qui paraissent expéditives ?

Les théories sur le populisme n'ont pas amélioré le débat politique et elles ont multiplié les clivages au point de camoufler l'essentiel : le partage des richesses et la gestion collective de l'économie. Dans la pratique, la finalité de ces analyses scientifiques concerne tout d'abord les acteurs politiques qui chercheraient à les appliquer dans des nouvelles techniques de mobilisation et de gouvernement. Comme la conception de ces théories, bien qu'elles ne manquent pas d'intérêt, n’est pas fondée au sein d'un cadre de débat démocratique, jusqu'à maintenant la définition du populisme demeure la chasse gardée d’un tout petit cercle de savants et de journalistes. En continuant à creuser avec les mêmes outils, à leur insu tous ces discours auront comme résultat le plus probable de faciliter l'arrivée progressive d'un pouvoir de type autoritaire, au-dessus de populations européennes appauvries et déclassées, que la plupart des experts du populisme auront peut-être le grand plaisir de rééduquer.

Dans le fond, le populisme est un retour en force du clivage entre gauche et droite, mais uniquement interprété et manipulé selon le point de vue des élites et d'une bonne partie des classes moyennes. Avez-vous déjà remarqué un seul ouvrier ou employé parmi les équipes dirigeantes des mouvements dits "populistes" ? Bien sûr que non. Tout simplement parce que dans notre douce et pacifique société néolibérale les classes populaires sont massivement exclues du jeu politique et institutionnel, même si tous ces mouvements démagogiques, et les penseurs qui les analysent, essayent de persuader que le peuple se trouve majoritairement à leurs côtés. Plutôt que d'être obnubilés par l'actualité que le système politico-médiatique jette en pâture à une masse dispersée et inactive, les docteurs ès sciences du populisme devraient bâtir une nouvelle école théorique ayant pour but de mobiliser, d'éduquer et d'émanciper l'action populaire, sur la base de fondements démocratiques rénovés.

Cela nécessite évidemment de sortir un peu des cercles institutionnels et de prendre certains risques en brisant la censure de la bien-pensance des élites, puis de la critique autorisée et brevetée par la classe moyenne supérieure. A fortiori quand cette dernière se voudrait transgressive, lorsqu'elle inverse le cynisme des riches en le faisant passer pour un cynisme de pauvres, opération lui permettant à la fois de faire oublier sa condition de classe servile et de recrédibiliser à moindre frais son magistère moral auprès des classes populaires ‒ enfin si, quand même au prix exorbitant de s'autodénigrer en légitimant une contestation anti-intellectuelle bas de plafond, au mieux réactionnaire et xénophobe, dont l'avant-garde éclairée serait l'archétype du français moyen des espaces périphériques ‒ le vieux beauf aigri et râleur, patriarche avachi et faisandé par les Trente Piteuses, que les intellectuels en mal de rupture exploitent juste comme faire-valoir de leur propre incompétence.

En la transposant dans d'autres contextes, cette critique de la critique de gauche pourrait s'interpréter comme la façade honorable d'un certain mépris du peuple, bien qu'elle se targue du contraire. L'éminence symbolique de la culture bourgeoise libertaire s'est étiolée au fil de toutes les crises auxquelles les catégories sociales aisées n'ont pas vraiment cherché à s'opposer, préférant se réfugier dans le repli sur soi et l'égoïsme. Certes. Mais au lieu de se lamenter sur cette collaboration de classe, lorsque la petite bourgeoisie commençait à dominer la gauche occidentale et pactisait avec le néolibéralisme, qui en échange récupérait l'esthétique des mouvements contestataires des années 1960, ne serait-il pas préférable de créer soi-même une nouvelle esthétique qui réactualise les enjeux du conflit social ?

Parce qu'à force de rajouter des commentaires à propos d'une histoire qui se termine toujours mal, ce ne serait pas incongru de se demander si une forme de jalousie complaisante ne taraude pas tous ces auteurs moralistes, qui se condamnent à revivre incessamment ce qui s'est passé, et donc n'arrivent pas à proposer d'avenir alternatif. Quand les regrets persistent jusqu'au point de se couper du monde présent, la dernière possibilité est d'influencer le monde imaginaire de la fiction, qui attire beaucoup plus les foules que la politique. L'impossibilité de lever une armée de travailleurs et de petits soldats bien éduqués n'oblige pas à dénigrer puis à rejeter la culture et le public de masse, qui justement est captivé par le divertissement et se retrouve dispersé la plupart du temps.

Enfin en ce qui concerne la pseudo neutralité idéologique du centre, credo le plus tenace et inexpugnable que défendent avec acharnement tous les libéraux, d'Alain Minc à Daniel Cohn-Bendit : toute action bien attentionnée se considérant normale ou modérée, ayant pour but d'amender la gestion du système, finit par accroître les excès négatifs du grand capital. Dans le contexte actuel d'accélération exponentielle des flux, plus une dynamique se renforce, plus elle s'emballe et plus le rééquilibrage nécessite des interventions dangereuses. Lorsqu'un avion risque le crash, la modération dans le pilotage peut s'avérer bien plus extrémiste que ne le feraient les extrêmes.

En voulant temporiser, à reporter au lendemain les ruptures nécessaires, cette modération pseudo-pacifique favorise la montée d'une spirale qui provoquera une déflagration systémique très violente. Et en cas de conflit majeur, le système serait ingérable puisque dans notre civilisation postindustrielle où tous les acteurs sont interconnectés, ce sont les trajectoires individuelles qui déterminent les frontières politiques, bien avant les cadres traditionnels assez rigides comme les États ou les religions, qui essayent tant bien que mal de s'adapter à cette mobilité permanente.

Malgré tous les risques apocalyptiques inimaginables, vaine requête que de vouloir modérer les soi-disant modérateurs : cela fait belle lurette que les libéraux ont commencé la dérégulation financière et le dumping tous azimuts, et ensuite organisé le désordre politique. Toutefois, à l'ère des Trump, des Bolsonaro et des Poutine, ils vont devoir s'éclipser des radars, reprendre un travail souterrain de construction théorique et avaler quelques couleuvres de la taille d'un anaconda : le nouveau cahier des charges que leurs patrons chéris vont de plus en plus leur imposer est de trouver les moyens de rendre compatibles fascisme et capitalisme, au nom de la sacro-sainte croissance du profit et de la sécurité des classes moyennes laborieuses, trop souvent acquises à la social-démocratie corrompue et aux entorses légales systématiques envers les minorités et les pauvres.

La distinction entre amis et ennemis est donc très floue ou alors très grossière, selon le caractère défensif ou offensif de la stratégie que chacun des acteurs décide. Dans le contexte géopolitique actuel, la modération de type libérale au centre de l'échiquier politique ne peut qu'accentuer la tendance à l'individualisation et à la généralisation des micro-conflits. Le social-libéralisme, qui a connu il y a vingt ans déjà ses heures de gloire avec Clinton, Blair et Schröder, est maintenant le chemin le plus court vers la décomposition anarchique des conventions, des lois et des institutions. Comme il s'est produit récemment chez d'autres pays européens tels que l'Italie, la Grèce ou la Belgique, les réformes des présidents Hollande et Macron, engagées avec vingt ans de décalage, vont surtout créer un vide géopolitique et diminuer toujours davantage les capacités d'intervention, de décision et de relance.

Face à ce rouleau compresseur, beaucoup sont tentés de rejoindre les cohortes des nouveaux fascismes qui disent remettre en cause la mondialisation et veulent restaurer le cadre national, afin de rétablir l'ordre et de reconstituer les anciennes catégories. Malgré leurs débordements et leur héritage idéologique discutable, ces mouvements ont-ils néanmoins choisi le bon plan stratégique ?

Chacun aura beau vouloir se protéger à sa manière, cela restera inutile tant que le principal adversaire ne soit pas vraiment inquiété, puisque toutes les parties sont reliées par un engrenage de chaînes que personne n'arrive même pas à décélérer : le capital dérégulé à très haute fréquence. D'où ces fétiches et ces placebos identitaires, le dépoussiérage des anciennes prophéties et les bravades militaro-policières machistes et revanchardes qui, il est vrai, engendrent tellement de mouvements contradictoires et de reconfiguration géopolitique qu'on peut au moins leur faire crédit d'une petite pointe de résistance acérée envers le néolibéralisme.

À conjurer le sort en se limitant au recouvrement de la souveraineté nationale et des identités culturelles assez désuètes, autant supplier une comparution immédiate et vite expédier le procès de notre jugement dernier. C'est principalement une souveraineté mondiale qu'il faut viser puisque c'est l'humanité dans son ensemble qui est dépossédée de son principal bien : une Terre encore vivable. Le repli sur soi n'empêchera pas l'apocalypse qui est déjà à son commencement. Il faut agir comme des survivants, qui affrontent les éléments avec comme équipement un kit de survie et une bonne carte IGN. Or ces fascistes d'opérette n'ont rien d'aventurier et la plupart de leurs leaders ne sont que des petits bureaucrates endimanchés n'ayant jamais planté un clou de leur vie.

 

Photo : Nam June Paik, "Internet Dream," 1994.


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1 réactions à cet article    


  • Boogie_Five Boogie_Five 10 mars 2019 16:32

    Tout se relie le pouvoir libéral règne sur l’Europe maastrichienne avec ses instruments de propagande et divise les peuples vers une mondialisation effrénée. La sophistique habituelle face aux autres pays, nous disent les tenants du libéralisme :« Après nous c’est le déluge ».On a déjà entendu cela dans la bouche des dictateurs et des religieux.Les images les commentaires les médias font le lie de la propagande.

    La puissance d’internet qui s’étale sur le monde est d’abord une infrastructure du capital, Certes nous ne sommes qu’au début de cette nouvelle ’religion’ et cela nous pose pléthores de questions,Si internet pouvait mieux servir la cause des peuples le citoyen aura un rôle déterminant contre les forces des gouvernements, Actuellement les tenants du pouvoir contrôlent bien la situation avec des instruments performants dont le logiciel Pégase et bien d’autres ainsi que des logiciels espions. Le citoyen est bien ciblé de la tête au pied comme dans les tragédies kafkaïenne et orwellienne...

    Dans ce tableau noir où l’on fait dire aux images beaucoup de choses, la confusion entre le réel et le virtuel devient un obscurantisme. Les images finissent par se disperser dans tous les sens et le citoyen est démuni face à la propagande.N’oublions pas que le pouvoir est consolidé par les banques par les médias/internet par la force public et la justice et face à cette armada les réseaux sociaux sont de loin perceptibles.Il est nécessaire que les réseaux sociaux s’organisent s’ils ne veulent pas être absorbés par la pieuvre du système.Peut-être que la force démiurgique de l’imagination humaine créera une nouvelle esthétique en réactualisant les enjeux des conflits sociaux.Alors la reconstruction d’internet deviendra une puissance contre toutes les forces du pouvoir.Mais nous ne sommes pas encore là. Il nous faudra beaucoup d’imaginations pour ôter étape par étape les chaînes établies par « la répression libérale » afin de se libérer de ce carcan mondialiste.

    Internet est un outil formidable.L’enseignement dés le jeunes âge résoudra bons nombres de problèmes,,,La propagande des images est terrifiante, on le voit bien avec les gilets jaunes où le pouvoir impose la force dans le seul but de mettre plus d’impôts.Il y a des peuples bien divisés et des réseaux sociaux peu maîtrisés. C’est dire sous la toge démocratique se cache un pouvoir dictatorial qui ne dit pas son nom : Maastricht ! Nous sommes bien dans la guerre des images avec les tenants de la société du spectacle.


    Malik

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