La vie politique française semble de plus en plus, à l’approche de la présidentielle, rythmée par les sondages. Les sondages d’intentions de votes et d’opinions se succèdent et sont chaque fois présentés par leurs commanditaires comme des enseignements faisant état « des préoccupations des Français », de la « crédibilité » ou de la « popularité » dont les personnalités politiques jouissent auprès d’eux, et cela comme d’une récompense à leurs actions ou à leurs engagements.
Mais les sondages sont-ils des instruments de mesure fiables ? Quels enseignements peut-on par exemple tirer de ces trois sondages d’opinions récents qui révèlent que : 93% des personnes interrogées souhaitent que l’on « relève les bas salaires », 55% d’entre elles veulent que l’on « renationalise certaines banques »(1) alors qu’elles sont 61% à penser que DSK fera la même politique que Sarkozy (2), et que 52% d’entre elles ont une opinion favorable que DSK (3) ? Ce qui voudrait dire, si on croit à la fiabilité et à la précision de ces sondages que la majorité des français veut des réformes de gauche, pense que DSK est de droite et est prête à voter pour lui.
Ces résultats tendraient plutôt à accréditer l’affirmation de Pierre Bourdieu selon laquelle « l'opinion publique n'existe pas », c’est-à-dire qu’ellen'est pas une « réalité constituée a priori, que les sondages prétendent recueillir, mais un artefact construit par le fait même de sonder » (4).
Ce jugement concerne certainement davantage les sondages d’opinions que ceux d’intention de vote, qui eux, devraient offrir des résultats plus réalistes étant donné qu’ils concernent un acte anticipé et que les possibilités d’utilisation de biais d’interaction y sont plus limitées. Mais malheureusement, ils reposent sur les mêmes fondements techniques boiteux que les sondages d’opinions : catégories sociales sous représentées,critères d'identification sociale insuffisants, taille des échantillons tropréduite, redressements hasardeux. Ils présentent donc de gros risques d’imprécisions avec des marges d'erreurs allant jusqu'à 8,5%.
Mais leur plus grand défaut vient de leur utilisation à des dates trop éloignées du scrutin, où les sondeurs n’obtiennent qu’une réponse sur 10 ou sur 7 à cause de la très grande proportion d’indécis (5).On peut aussi se demander quelle valeur accorder à leurs utilisations répétée à plus d’une année du scrutin, alors que de nombreux événements peuvent survenir d’ici là et modifier considérablement les intentions de votes. Tout cela a conduit mainte fois à des erreurs de pronostics que les sondeurs ont infligées à la classe politique et qui ont quelquefois gravement perturbé le déroulement de la vie politique française (4).
Mais les erreurs de pronostics sont-elles les seules perturbations que les sondages peuvent faire subir au jeu démocratique ? N’est-on pas tenté, dans les milieux médiatiques, par exemple, de façonner l’opinion en sondant, et en interprétant les sondages (6) ? Pour Alain Garrigou, professeur de science politique, la réponse est claire « ce ne sont pas les sondés, mais les sondeurs et les journalistes qui s’invitent à la sélection des candidats (7) », car « les sondages répétés sur la popularité ou sur les intentions de vote, tous aussi biaisés et peu fiables les uns que les autres, [finissent] par engendrer la croyance unanime dans la fiabilité de la définition de la situation et du pronostic, car chacun sait selon le théorème de Thomas que : " si les gens perçoivent des situations comme réelles, elles sont appelées à devenir réelles par leurs conséquences" »(8).
Et quand un candidat est soutenu par tous les médias dominants, qui entremêlent campagne de presse et sondages ; la plus grande partie des journalistes les plus influents et des sondeurs peut à la fois pousser en avant ce candidat par des articles élogieux, obtenir des sondés des résultats positifs pour ce candidat en posant des questions biaisées (dans les sondages d'opinion) et en sélectionnant les meilleurs sondages, et interpréter et commenter ces sondages à l’avantage de ce candidat.
Le problème est donc important, car pour la plupart des journalistes et des hommes politiques, les sondages fonctionnent comme des oracles.
Avec Dominique Strauss-Kahn, la méthode des prédictions auto-réalisatrices est donc en marche, ou plutôt en marche forcée étant donné l’insistance des média qui le soutiennent.
Par Gaël Michel
Notes :