Prof d’Histoire, et fort sensible à celle de la Résistance dans laquelle une partie de ma famille risqua sa vie, je me suis trouvé il y a trois ans sollicité par mon chef d’établissement à propos de la nécessité impérative de lire la lettre de Guy Moquet sur injonction du président de la République, personnage dont à mes yeux les idées et les pratiques sont une insulte aux valeurs de la Résistance.
Ne pas le faire me paraissait revenir à laisser sans réagir à Mr Sarkozy le bénéfice de se réclamer d’un héritage qui est celui des miens, le faire revenait à conforter une interprétation, une image de la Résistance, volontairement déformées, récupérées pour servir à des buts qui sont pour la plupart, l’opposé de ce que fut le programme du Conseil National de la Résistance.
Ce n’est pas une question de différents politiques : toute la Résistance ne fut pas de gauche, et les miens ne l’étaient certes pas, mais bien d’une certaine idée de la liberté, de la défense du droit, de la République, de la solidarité humaine, de la justice sociale, que visiblement Mr Sarkozy ne partage pas, et peut être même ne comprend pas.
Par chance, la loi garantit encore, quoiqu’en pense Mr Guaino, la liberté pédagogique des enseignants. J’ai donc proposé de lire plutôt que la lettre de Guy Moquet, assassiné encore presque enfant pour ce qu’il était, un communiste, plus que pour ce qu’il avait fait, la lettre de Missak Manouchian, fusillé pour avoir en toute connaissance des risques, choisi de s’engager dans ce qui était sans doute la plus dangereusement risquée des activités de Résistance, la lutte armée en zone urbaine.
J’ai bien précisé à mon chef d’établissement que je comptait insister tout particulièrement auprès de mes élèves sur ce qui à mes yeux fonde l’honneur de la FTP-MOI, et toute la valeur symbolique de son engagement comme message aux jeunes gens d’aujourd’hui :
- ils s’appelaient Manouchian, Epstein, Rayman, Bancic, Della Negra, Wajsbrot, presque aucun n’était né français. Ils étaient pour la plupart des étrangers sans papiers, souvent des réfugiés comme Manouchian.
Comme ceux qu’au nom de la France le gouvernement de Mr Sarkozy enferme dans ses centres de rétentions pour les embarquer de force dans des charters au nom de la République.
- ils étaient l’« ultra gauche » de l’époque, engagés jusqu’au bout, jusqu’à en mourir, dans l’action violente, armée, meurtrière, en violation de la loi et des règles, contre le gouvernement légal, même s’il n’était pas légitime moralement, du maréchal Pétain. Au nom d’idées révolutionnaires, subversives et dangereuses pour la société, unanimement réprouvées par la morale publique de l’époque.
- ils étaient des assassins et des criminels aux yeux de la loi et des autorités. Ils étaient bien, d’après la loi, « l’armée du crime » dénoncée par l’affiche rouge : des terroristes contre lesquels tous les coups sont permis. Leur donner la chasse, les empêcher de nuire justifiait toutes les formes de répression, la suppression de tous les droits, libertés, garanties légales et principes de droit, auxquels on reconnait les nations civilisées. Au nom, déjà, de la lutte contre le terrorisme, contre les étrangers fanatiques qui parait-il menacent nos valeurs.
- ils ont été arrêtés par la Police française qui en ce temps là faisait un métier bien difficile, comme on l’entend parfois encore aujourd’hui. En pourchassant les étrangers sans papiers et les terroristes, ce sont souvent les mêmes il parait, pour les enfermer dans des camps ou les expédier de force vers des pays dangereux pour eux. Voir en arrêtant les enfants étrangers ou juifs à la sortie des écoles. Un vilain vieux temps qu’on n’aimerait pas voir revenir.
- et à cause de tout cela ils sont des héros, profondément humains, amoureux de la vie, morts sans haine, pour la France, la République et la liberté, aux noms d’idéaux qui effectivement justifient qu’on lise leur témoignage aux enfants d’aujourd’hui. Des symboles partout connus du combat pour le droit et la liberté.
J’ai développé abondamment, c’est un sujet qui me touche personnellement.
Deux jours après ( le temps de consulter en plus haut lieu ? de réfléchir ? ) ma direction m’a informé que bon n’est ce pas, la lettre de Guy Moquet, ce n’est pas vraiement obligatoire....
Je continue donc, comme avant car aucun prof d’Histoire n’a attendu Mr Sarkozy pour savoir ce qu’exigent son métier et ses responsabilités de fonctionnaire, de passer un quart d’heure sur l’affiche rouge. Bien plus représentative de ce que fut l’engagement communiste dans la Résistance que ne l’est la lettre de Guy Moquet, bien plus éclairante aussi par rapport aux problématiques de l’actualité sur les droits et libertés, le terrorisme, le statut des étrangers, le conflit que chaque citoyen peut devoir un jour trancher à titre personnel entre la loi et les valeurs morales.
Et trois quart d’heures à expliquer Pierre Frenay, Lucie Aubrac, Gilbert Dru, Lucien Neuwirth, Georges Guingouin, Joseph Epstein, les rouges espagnols des maquis, Roman-Petit et les maquis des Alpes. Des gens qui n’avaient rien en commun avant la guerre, furent pour certains des ennemis politiques avérés après la guerre, mais seraient tous je crois profondément ulcérés de voir aujourd’hui leur engagement personnel dans la Résistance et les valeurs morales qu’ils partageaient instrumentalisés au service d’une ambition politicienne si contraire aux idéaux pour lesquels ils ont risqué leur vie.
L’enseignement de l’Histoire vise à former des citoyens, c’est pour cela que le contribuable me paye. Pas pour obéir au caporal de service qui prétend m’ordonner de faire la pub de telle ou telle lubie des politiciens à la mode ( voire l’obligation d’enseigner « les aspects positifs de la colonisation française » ou l’Histoire de l’Art ), fussent t il président de la République, n’en déplaise à Mr Guaino.
Chaque année, nous emmenons nos élèves au musée de la Résistance. Quand ils sortent de l’ancien quartier général de la Gestapo de Lyon, devenu le Centre d’Histoire de la Résistance, après deux heures de discussion avec tel très impressionnant survivant du camp d’Auschwitz, il suffit de voir les réactions de ces jeunes pour avoir la certitude que nous avons rempli le contrat, qu’ils savent, dans leurs tripes et pour toujours ce qu’il faut combattre et ce qu’il faut défendre en termes de valeurs.
Et chaque année dans ce musée je ressens la même émotion devant cette photo des cadavres de Résistants assassinés par la Gestapo place Bellecour à l’angle de la rue Herriot, au printemps 44, la où se trouve aujourd’hui le monument aux morts de la Résistance lyonnaise.
A l’idée que si l’un d’entre eux n’avait pas eu le courage de mourir sans parler, mon grand père et les siens serait sans doute morts quinze ans avant que j’ai eu la possibilité de naitre.
Le souvenir de l’angoisse dans la voix de ma grand mère qui, enfant, me racontait cela plus de vingt ans plus tard. La haine effrayante dans sa voix, elle si profondément, si imperturbablement chrétienne et charitable, lorsqu’elle parlait de Klaus Barbie au moment de son procès.
A côté de cela, Mr Sarkozy, Mr Guaino, et leurs tentatives de récupération d’une Histoire trop profondément noble et émouvante, trop chargée de sang, de souvenir et d’émotions, pour qu’ils puissent la comprendre m’apparaissent comme très petits. Peut être même un peu minables. Et finalement assez ignobles.