Luc Chatel, ami de la philosophie ?

L’effet de surprise
Cette annonce a étonné le milieu enseignant et le corps des professeurs de philosophie en particulier, dans la mesure où il ne correspondait à aucune demande précise. Absence de demande probablement due à une période de vaches maigres pour la valorisation de l’instruction, dont le résultat serait apparu comme perdu d’avance, les professeurs de philosophie ne souhaitant pas par ailleurs que leur enseignement se fasse au détriment des autres disciplines. L’attachement du Président actuel et de son ministre à cette “spécificité française” qu’est l’enseignement de la philosophie d’après son discours à la cérémonie d’ouverture ne laisse pas d’étonner (Précisons toutefois que cet enseignement n’est pas si spécifique que cela, puisqu’il y a aussi de la philosophie au lycée au Portugal, en Italie, en Belgique etc.).
Peu soupçonnable d’avoir lu et compris l’Esprit des Lois de Montesquieu, le Contrat Social de Rousseau ou encore le Traité théologico-politique de Spinoza, un président qui a systématiquement dénié la séparation des pouvoirs, les principes de volonté générale ou encore de laïcité paraît difficilement favorable à la philosophie. On se souvient aussi de la polémique embarrassante pour le candidat Sarkozy déclenchée par ses propos à tendance eugéniste sur les pédophiles, à l’occasion d’un entretien "philosophique" avec Michel Onfray.
Les intentions affichées
On ne peut toutefois que se féliciter des intentions affichées par le Ministre de l’éducation : “Héritiers des Humanistes, de Descartes, des Lumières, nous nourrissons en effet une passion du vrai et de la raison, un goût invétéré pour le débat et l’échange”... “Car, Mesdames, Messieurs, jamais sans doute le monde n’a eu autant besoin de philosophie. À l’heure, en effet, d’une mondialisation qui inquiète et incite parfois au repli sur soi et aux préjugés identitaires, nous avons plus que jamais besoin de tisser les liens de l’échange, du partage, de la compréhension, d’ouvrir nos horizons pour dépasser nos préjugés.” On retrouverait presque les accents du discours refondateur de l’enseignement de la philosophie que fût celui d’Anatole de Monzie, ministre de l’instruction publique en 1925.
De fait, l’enseignement de la philosophie a pour but, non pas seulement d’apprendre à parler et à écrire correctement en acquérant une culture littéraire comme en français, mais de former l’esprit critique vis-à-vis des opinions toutes faites, à commencer par les siennes, pour apprendre “par l’humilité du doute” comme le dit fort bien le ministre, à développer “la puissance de la raison” et ainsi à construire “un dialogue apaisé” avec autrui et entre les cultures, au moyen notamment de l’étude d’auteurs qui ont apporté des éléments décisifs sur les différentes questions abordées. Sans cela, l’idéal républicain de la citoyenneté, c’est-à-dire d’exercice de la participation éclairée aux décisions collectives, idéal issu des Lumières et de la Révolution qui en a découlé, n’est et ne reste bien souvent qu’un vain mot.
N’est-ce pas trop tôt ?
Dans une interview au Monde, Fabrice Guillaumie, un professeur de philosophie qui enseigne déjà sa discipline dès la première, considère qu’il serait prématuré d’enseigner la philosophie dès la seconde avec le raisonnement suivant : la philosophie s’appuie principalement sur des concepts, or les élèves de terminale ont déjà de grandes difficultés à manier l’abstraction conceptuelle ; donc enseigner la philosophie dès la seconde est prématuré. De fait, les notions abordées en cours de philosophie sont au fondement de notre culture et ne sont donc pas immédiatement de l’ordre du concret : qu’est-ce que savoir ? la vérité est-elle accessible ? la raison peut-elle nous rendre plus libres ? y a-t-il un bien commun ?
Mais il est facile de retourner l’argument : si les élèves de terminale ont des difficultés avec l’abstraction et la construction logique des raisonnements qui en découlent, c’est parce qu’ils n’y sont pas familiarisés assez tôt. On enseigne bien les mathématiques dès l’école primaire, or les mathématiques reposent tout aussi bien sur des abstractions, mais dans le domaine des grandeurs tandis que les concepts philosophiques portent beaucoup plus sur l’aspect qualitatif des idées.
Ainsi, dans le système éducatif actuel, on apprend à raisonner surtout en mathématiques, mais dès qu’il s’agit de passer aux idées qui structurent effectivement notre existence, on se contente des opinions les plus gratuites pourvu qu’elles soient bien dites. Ainsi obtient-on cette séparation absurde, spécifiquement française, entre “littéraires” ne sachant pas bien raisonner mais plutôt discuter sans rigueur sur des sujets pourtant essentiels à la citoyenneté, et “scientifiques” sachant raisonner mais seulement sur des nombres ou des phénomènes sans conséquence sociale. Et un littéraire qui raisonne mal, confusément, n’est que très rarement un bon littéraire, tandis qu’un scientifique qui ne sait pas manier la langue et ses subtilités ne saurait devenir un bon scientifique. Il y a bien sûr ici de nombreuses exceptions, mais nous parlons de ce que produit massivement notre système éducatif.
Un enseignement plus précoce de la philosophie permettrait de faire le lien entre raisonnement et questions essentielles, de façon à former non seulement des professionnels efficaces capables de se former tout au long de la vie mais aussi des citoyens plus critiques vis-à-vis des opinions toutes faites, facilement manipulables.
Cela ne signifierait pas nécessairement se contenter de discuter sans méthode de ces questions fondamentales qu’aborde la philosophie, en se contentant de s’appuyer sur des exemples trop vite généralisés. L’opinion commune, et notamment celle des élèves, est fortement attachée par exemple à l’idée que chacun peut dire “sa vérité”, comme si la vérité était en fait l’opinion elle-même, quelle qu’elle soit. Mais que la libre expression des opinions soit un droit indiscutable n’empêche pas qu’on puisse distinguer avec des jeunes ce que l’on croit vrai et ce qui l’est effectivement. On pourra alors définir la vérité non comme n’importe quelle pensée se rapportant au réel, mais comme celle qui le représente objectivement, tel qu’il est et non tel qu’on aimerait qu’il soit. Il ne s’agit au fond que d’apprendre aux élèves ce qu’ils savent déjà mais qu’ils ne voient pas très bien par confusion entre les idées : ils savent bien qu’on peut se faire des illusions et que les appeler “vérités” n’est qu’une conséquence de l’aveuglement propre à l’illusion. Et il est facile pour un enseignant d’amener ces élèves à faire le lien entre le concept de vérité ainsi redéfini et des situations concrètes qu’il permet d’éclairer. Car si la philosophie est effectivement le lieu de l’abstraction conceptuelle, elle n’a de raison d’être que pour mieux comprendre, rassembler les données éparses de l’expérience concrète.
Questions de mise en œuvre
Si donc, un républicain attaché à l’idée d’une citoyenneté éclairée ne peut que se féliciter du principe d’un enseignement plus précoce de la philosophie, qu’en est-il de son application dans les faits ? L’annonce ministérielle faite à l’UNESCO, ne serait-elle pas du même tonneau que les annonces présidentielles en faveur d’une remise en cause radicale du capitalisme financiarisé, dérégulé, fondé sur les paradis fiscaux ? Un simple effet d’annonce ?
Dores et déjà, nous dit le ministre, il existe 250 lycées où un enseignement anticipé de la philosophie se pratique. Mais c’est le fait de professeurs en sous-service. Dans un lycée d’un millier d’élèves en moyenne, il y a en général besoin de trois postes d’enseignants employés à temps complet pour assurer les besoins en heures de cours. Il arrive cependant que dans certains lycées, il faille un demi poste de plus, notamment au gré des fluctuations dans le nombre d’élèves en classes de terminales (souvent une STG, une S ou une ES en plus). Il y a alors nécessité de 3 postes et demi pour assurer les besoins en terminale. Ainsi le 4ème professeur nommé se retrouve en sous-service de 9 h par rapport à ses trois autres collègues. Quand il n’est pas nommé sur d’autres établissements voisins pour compléter son service, il a donc la possibilité d’intervenir en première, le plus souvent, pour assurer un cours de deux heures par semaine à certaines classes de première, voire de quelques classes de seconde dans le cadre de l’Education Civique Juridique et Sociale (ECJS, c’est-à-dire une heure tous les 15 jours pour des demi-groupes d’élèves). Mais avec ces neuf heures, il est loin de pouvoir assurer une offre d’enseignement sérieuse pour toutes les classes de seconde et de première (700 élèves en moyenne !).
On voit donc qu’en l’état actuel des moyens humains, un enseignement de la philosophie ne pourrait pas se généraliser avant la terminale ; sauf vague de recrutement massif de professeurs, mais ce serait contraire à la volonté présidentielle de réduction massive du nombre des fonctionnaires. Il y a donc le plus probablement surtout un effet d’annonce de plus, qui ne sera pas suivi d’effets concrets autres que la situation actuelle, que le gouvernement pourra prétendre avoir organisée.
Une autre "piste" serait la réduction des heures de cours en terminale pour tous les professeurs de philosophie, de façon à ce qu’ils puissent aussi intervenir dans les autres niveaux, mais ce serait contradictoire avec la volonté affichée que "ce développement de la philosophie en seconde et en première ne se fasse au détriment ni des programmes, ni des horaires de la classe de terminale."
On peut toutefois rêver que soit enfin sérieusement fait un travail de jonction entre les disciplines, que seule la philosophie peut faire par son caractère généraliste (comme le précise bien Luc Chatel), et qui n’est actuellement fait qu’en terminale, bon an mal an, étant donnée la prise en charge tardive des élèves dans ce sens. On pourrait commencer ainsi, entre autres et enfin à sortir de l’opposition absurde entre littéraires et scientifiques. Mais cela ne pourra certainement pas se faire sérieusement pour tous les élèves, par les quelques professeurs de quelques lycées qui n’auront que 9 heures d’enseignement à proposer à toutes les secondes et premières de leurs lycées.
Le ministre risque bien de ressembler au final à ces mauvais élèves qui affichent de très bonnes intentions dans leur volonté de progresser mais qui ne s’en donnent pas les moyens.
17 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON