Lutte des clans : Et si l’on cessait de croire en la politique à l’ère post-démocratique et technumérique ?

Nous avons vu le monde changer de décennie en décennie. Pourtant, les années 2010 ne semblent pas indiquer un new deal social, politique et culturel. Le monde paraît achevé autour des dispositifs industriels et numériques qui eux, ne cessent de se développer, de s’étendre pour tisser une maille technocosmique se superposant à la nature. Le monde achevé signifiant en fait une sorte de parachèvement anthropologique avec les cultures installées, mainstream pour les masses, alternative pour les décalés et enfin technocratique pour les dirigeants. La « planète humaine », dans une grande majorité, adhère aux objets technologiques et à la culture des réseaux sociaux. Sauf ceux qui ne peuvent pas y accéder et ceux qui par une sorte de sagesse existentielle, tentent de vivre au-dessus des contingences technumériques. Globalement, la technique n’a rien résolu des problèmes fondamentaux, que ce soient les aspirations humaines ou surtout les crises sociales. Les pays pauvres ont conservés leur misère, les pays émergents et émergés ne sont pas exempts de révoltes populaires et les pays avancés sont en état de rupture sociale avec les inégalités et un pacte républicain rompu. Bref, le progrès économique et industriel a solutionné quelques problèmes en créant d’autres problèmes.
Le citoyen autant que le philosophe se sent un peu démuni, déconcerté, désabusé, désorienté, face aux transformations du monde et aux événements et autres faits passant dans les tuyaux numériques pour nourrir les cerveaux en attente d’informations. Trop complexe disent les uns alors que d’autres dénoncent un improbable ordre mondial qui détiendrait tous les pouvoirs. En vérité, le pouvoir est entre les mains des citoyens mais ils ne savent pas s’organiser et ne le veulent pas. En démocratie, ce sont les partis qui devraient organiser la société comme le veulent les votants mais comme la vie est de plus en plus marquée par la technique et sa gestion, alors les partis politiques servent le plus souvent de relais aux injonctions décidées par les experts. L’opinion pense que les politiques ne peuvent pas infléchir les sociétés parce que le pouvoir des marchés et de la finance est devenu trop puissant. C’est seulement en partie vrai la technique comme le pensait Ellul, dicte aussi ses impératifs aux pouvoirs politiques. En plus, on peut penser que différentes pressions s’exercent à sur des Etats devenus trop complexes pour être au service d’un projet politique alternatif. Et encore faudrait-il concevoir un tel projet. La politique est condamnée à gérer et réguler le système.
Osons un constat fondamental. Pour qu’il y ait politique, il faut que la société soit orientée par des représentations sociales et des volontés particulières. Quand les désirs remplacent les volontés, il n’y a plus de possibilité de politique, du moins sur la face citoyenne. Chacun voit à la mesure de ses propres désirs et parfois s’associe en groupe d’intérêt pour défendre la satisfaction des désirs auprès des représentants élus qui agissent en usant des services de l’Etat et des moyens disponibles. La transition anthropologique a été rendue possible par le développement de l’industrie et la diffusion de messages alimentant les consciences désirantes sans compter les médias de masse diffusant des nouvelles alarmantes ou rassurantes.
Cette situation nouvelle fut préparée depuis quelques décennies. Avec une étape intermédiaire, la chute de l’empire soviétique au début des années 1990. Evénement qui plongea dans le désarroi un bon nombre d’intellectuels et de philosophes européens. Parmi lesquels quelques-uns ont évoqué une ère post-politique. J’aurais plutôt tendance à parler d’une ère post-démocratique. Pour autant qu’il y ait eu une ère démocratique. Disons une époque avec un peu plus de passion politique et d’engagement collectif. En quelque sorte une société à démocratie limitée, comme il y a des Sarl.
Cette nouvelle devrait déprimer les intellectuels épris de république et d’humanisme. Pourtant, c’est une bonne nouvelle car elle est accompagnée de vérité. Et quand on voit les choses vraies, on peut agir dans le bon sens ou bien ne pas agir. Nous sommes également incités à réfléchir sur le monde sans être prisonnier des anciens modes de penser et sans illusion en affrontant les réalités. C’est-à-dire en prenant appui sur les réalités humaines et les moyens techniques. Le champ est ouvert. Beaucoup de professionnels de la politique s’y sont engouffrés. A l’ère post-démocratique, les gens sont souvent malades, inquiets, les sociétés aussi et les techniques sont abondantes. On comprend alors pourquoi la pensée politique se conçoit à partir de thérapeutiques et de boîtes à outils. Il faut prendre soin des gens affectés, trouver les instruments pour la croissance, bricoler des solutions pour résoudre les problèmes identifiés. Parfois certains trouvent même des problèmes pour y appliquer leurs solutions. C’est cela la politique régulatrice à l’époque post-démocratique. Une partie en fait de l’action politique.
Le citoyen honnête qui réfléchit se demande alors s’il faut vraiment changer un système doué d’une telle inertie ou bien tenter de réussir son existence en épousant les règles tout en vivant ses instants privés de manière personnelle. J’ai comme l’impression que l’affaire est entendue. L’époque est post-démocratique. La démocratie est devenue le lieu où les intérêts et désirs se font face et se confrontent. Un combat sans doute inégal. Les uns ont des réseaux, les autres des savoirs et le reste, ni l’un ni l’autre. Le sens de l’existence pour la majorité étant de participer à ce grand jeu économique, industriel et politique, avec des positions à acquérir et des lots à gagner moyennant travail ou investissement et qu’on appelle « revenus ». Le système politique fait en sorte que le jeu ne soit pas trop déséquilibré et ne cesse de changer les règles en revoyant des petits détails le plus souvent. On pourra toujours déshabiller Paul pour habiller Pierre, le roi de la démocratie restera nu !
La lutte des classes n’existe plus mais elle s’est poursuivie sous forme de luttes d’intérêts alors on parlera de lutte des clans. La démocratie n’existe plus au sens moderne, disons rousseauiste. La volonté générale ni l’intérêt général n’existent à l’ère post-démocratique qui a dépassé le schéma ancien au profit d’une juxtaposition d’intérêts et de volontés non plus générales mais regroupées en cercles dont la défense se fait, dans l’espace public, sous la forme de lutte des clans. Communautés, corporation, oligarchies, industries, services publics font pression sur la politique et l’Etat. En jouant de deux mécanismes essentiels. Les relations privées ou semi-publiques et puis le nerf de la lutte à l’ère technumérique, l’information et la diffusion par l’intermédiaire des médias de masse. Même la politique a pris la forme de la lutte des clans. Ce ne sont pas tant des programmes qui s’affrontent mais des partis politiques fonctionnant comme des clans. Les programmes servent de prétexte pour nourrir un semblant de débat démocratique. Une fois au pouvoir, les priorités techniques et les groupes d’intérêts prennent le devant sur les programmes.
La démocratie fonctionne à plein régime mais sous une forme post-démocratique au sens moderne. Les élus servent la volonté générale dont la force politique s’exerce dans une société scindée en clans (à prendre le substantif clan au sens le plus général). On comprend alors pourquoi les retraités pauvres, les sdf, les chômeurs, les jeunes sans formations ne sont pas très bien défendus. Ils n’ont pas les moyens de s’organiser en clans. Il reste néanmoins encore quelques réflexes moraux anciens faisant que l’on ne délaisse complètement pas ces catégories sociales. Parce qu’heureusement, des gens apparaissent encore dans les médias. Il faut en effet retenir que la lutte des clans joue énormément sur le levier de la visibilité médiatique. Et parfois, une seule personne est invitée à se défendre à la messe du 20 heures. Bernard Tapie ou Claude Guéant pourraient faire leur cette formule : je suis un clan à moi tout seul !
Il ne faut plus croire en la démocratie mais la prendre pour ce qu’elle est devenue. Après, rien d’interdit d’envisager un nouveau contrat républicain une fois qu’une masse critique d’individus aura compris que cette lutte des clans conduit à l’impasse et se sera instruite pour inventer une société assez différente. N’oublions pas que les Lumières ont propulsé une ère nouvelle en cessant de croire aux balivernes propagées par les religieux (et non pas la religion). Alors faisons de même et cessons de croire aux balivernes propagées par les politiciens (et non pas la politique).
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