Marine Le Pen en tête dans un sondage : attention au buzz !
« En statistiques, la marge d'erreur est une estimation de l'étendue que les résultats d'un sondage peuvent avoir si l'on recommence l'enquête. Plus la marge d'erreur est importante, moins les résultats sont fiables et plus la probabilité qu'ils soient écartés de la réalité est importante. » (Article Wikipédia).
Le 7 février 2024, l'hebdomadaire d'extrême droite "Valeurs actuelles" (n°4550) a sorti à sa Une sensationnelle : « Le coup de tonnerre Le Pen : 51% au second tour de l'élection présidentielle 2027 face à Gabriel Attal ». Le magazine a proposé un sondage de l'IFOP réalisé du 31 janvier au 1er février 2024 sur un échantillon représentatif de 1 081 personnes inscrites sur les listes électorales. A suivi une interview de la présidente du groupe RN à l'Assemblée Nationale Marine Le Pen, probable candidate (pour la quatrième fois !) à l'élection présidentielle de 2027.
Il n'a échappé à personne que la rédaction de "Valeurs actuelles" était particulièrement joyeuse à la connaissance de ce sondage qu'elle a commandé et voulait le faire savoir à la Terre entière. Cet excès d'optimisme est cependant bien peu professionnel.
Que dit le sondage ? Il propose des intentions de vote au premier et au second tours de la prochaine élection présidentielle, en prenant des candidats de manière assez arbitraire, vu que c'est encore dans trois ans, un temps énormément long lorsqu'on songe à la période 2019-2022, par exemple (gilets jaunes, crise du covid-19, guerre en Ukraine, crise inflationniste, crise de l'énergie, etc.) et que souvent, les campagnes présidentielles se focalisent sur certains éléments d'actualité immédiate dont on ne connaît pas grand-chose aujourd'hui pour 2027 (en 2002, sur la sécurité par exemple ; en 2007, sur la valeur travail ; etc.).
Néanmoins, c'est le principe des sondages : une situation envisageable d'une part, et une photographie de "l'opinion publique" d'autre part. Savoir que c'est une photographie est important : un sondage qui ne prédit pas les résultats n'est pas forcément un mauvais sondage, simplement, l'opinion des électeurs peut avoir évoluer entre-temps. C'est d'autant plus le cas de nos jours, depuis quelque temps où les électeurs ne sont plus fidèles à un parti politique ou à un courant politique et leur opinion beaucoup plus versatile.
Mais les sondages, c'est toujours la tarte à la crème : ils montrent une opinion majoritaire proche de la sienne et c'est un outil intéressant qu'il faut prendre en compte ; ils montrent au contraire une opinion majoritaire très éloignée de la sienne et c'est une enquête bidonnée, truquée, et de toute façon, les sondages se trompent toujours. Ce qui est amusant, c'est que les mêmes peuvent avoir ces deux types de réflexion sur les sondages selon les cas, et ils vous répondront : bien sûr, il y a les bons sondages et les mauvais sondages (on en est alors au sketch des Inconnus sur les chasseurs : il y a les bons chasseurs et il y a les mauvais chasseurs).
Le premier biais, inévitable, c'est la manière de poser la question. Selon la formulation de la question, entre : "Voulez-vous qu'on autorise à tuer les patients condamnés parce que leurs soins inutiles coûtent trop cher ?" et : "Voulez-vous empêcher d'atroces souffrances par la possibilité d'une aide active à mourir indolore ?", vous conviendrez que la réponse à la même question, celle de l'euthanasie, sera très différente.
Heureusement, pour les intentions de vote, la question est relativement facile : si le scrutin avait lieu aujourd'hui, pour quel candidat voteriez-vous ? Le biais reste là toutefois, dans le choix des candidats. Certains sont faciles à identifier (PCF, DLF, RN, FI, LO, NPA, Reconquête, etc.), tandis que pour d'autres partis, c'est la grande inconnue, d'autant plus que les élections européennes peuvent bouleverser les données d'aujourd'hui : la plus grande inconnue, c'est le candidat de la majorité sortante, soutenu par Renaissance, mais celui du PS est aussi inconnu (remarquez que cette question n'est plus très importante), celui de LR un peu plus important, et enfin, le candidat écologiste aussi a sa part d'importance (notez qu'aux élections présidentielles, à part Noël Mamère, candidat supermédiatique et ancien journaliste, en 2002, aucun candidat écologiste n'a dépassé le seuil des 5%).
Donc, lorsqu'on propose un sondage, on fait nécessairement des choix avant de les proposer aux sondés. Des choix qui peuvent donc être arbitraires et totalement déconnectés de la réalité. L'IFOP a fait ces choix : Olivier Faure pour le PS, Laurent Wauquiez pour LR et Marine Tondelier (une autre Marine) pour EELV. S'ils sont arbitraires, ils sont aussi pertinents, s'il n'était pas question d'évaluer différents candidats de ces partis (par exemple, Xavier Bertrand a fait sa énième déclaration de candidature au début de cette semaine).
Pour Renaissance, le choix s'est porté sur deux hypothèses, Édouard Philippe et Gabriel Attal, le premier et (actuellement) le dernier Premier Ministre du Président Emmanuel Macron. Si un sondage avec Édouard Philippe trois ans avant l'échéance a un sens, parce qu'il n'est plus au pouvoir, avec Gabriel Attal, qui va gérer environ deux ou trois crises par semaine, il faudra se demander dans quel état il se trouvera au bout de trois ans, à Matignon ou ayant quitté Matignon depuis longtemps d'ailleurs. Les biais sont nombreux avec Gabriel Attal, biais positif : nouveauté, jeunesse, relance de l'action gouvernementale (mais on voit déjà que sa popularité, qui a fait un bond dans les sondages, est en train, mécaniquement, de redescendre), biais négatif avec l'usure du pouvoir et, de toute façon, décider crée toujours des mécontentements.
De plus, le choix de ne pas tester d'autres hypothèses est en lui-même un biais : pourquoi ne pas tester Gérald Darmanin, ou Bruno Le Maire, tout aussi ambitieux que les deux précédents ? Et pourquoi ne pas avoir inclus l'hypothèse d'une candidature de François Bayrou, isolée ou représentant la majorité sortante ?
Alors, évidemment, les résultats sont inquiétants. J'écris "inquiétants" car il y a une franche évolution de l'électorat depuis une vingtaine d'années qui va vers l'extrême droite. Si, centriste, je me pensais plutôt de droite (centre droit) dans les années 1980, j'ai presque l'impression d'être un gauchiste aujourd'hui ! Non, je ne le suis pas, mais je ne peux plus m'identifier à des partis même de droite "classique" (LR par exemple), tant leur positionnement est proche de l'extrême droite dans une surenchère idéologique plutôt malsaine, à mon avis. Si Emmanuel Macron a bien compris cette évolution et a décidé d'aller un peu plus vers sa droite, la gauche classique et archaïque, elle, n'a rien compris de ce mouvement de fond qui fait que la gauche va forcément devenir de plus en plus isolée, avec deux effets trompeurs, une ultraminorité très militante, à l'extrême gauche, qui aveugle l'absence d'électorat, et la personnalité particulière de Jean-Luc Mélenchon dont le talent et l'éloquence compensent encore un peu l'anachronisme des positions prises (mais pas pour longtemps).
La tendance est donc inquiétante et le RN a de quoi se réjouir, c'est évident. Dans les intentions de vote du premier tour, les deux hypothèses donnent d'ailleurs le même résultat pour le candidat de Renaissance, seulement 22% d'intentions de vote, ce qui est faible quand cela représente l'ensemble de la majorité actuelle. Le candidat de LR fait autour du score de Valérie Pécresse en 2022 et il n'y a aucune raison qu'il fasse plus, il est inexistant dans le débat médiatique national actuel.
Ce qui est notable (et significatif), c'est le score de Marine Le Pen, 36%, ce qui est énorme. Il faut remonter loin, à 1974, pour retrouver un candidat qui a obtenu autant au premier tour. Elle propose donc une offre électorale spécifique et attendue. Le "pire" est si l'on totalise les scores de Marine Le Pen, Éric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan, et cela donne près de 45% au premier tour. C'est donc clair que l'offre de l'extrême droite est un camp à lui tout seul. LR aura du mal à se maintenir indépendant, il lui faudra choisir entre l'extrême droite ou le camp d'en face, aujourd'hui représenté principalement par la majorité actuelle (pour une grande partie, et la gauche pour une autre partie). Si on ajoute LR à ce bloc de droite extrême, cela donne autour de 50%, d'où cette tentation d'aller devenir des supplétifs du RN (pour un ancien parti hégémonique qui se gaussait des centristes, cela ne manque pas d'ironie).
À gauche, la candidature de Jean-Luc Mélenchon reste dominante dans les intentions de vote avec 14%, ce qui était prévisible puisque aucune autre personnalité n'émerge véritablement, à part le communiste Fabien Roussel qui est un candidat très orienté, et donc peu rassembleur (électorat communiste). Quant au total PS+EELV, il tourne autour de 4% d'intentions de vote (Benoît Hamon a fait plus en 2017). On est loin du hollandisme triomphant d'il y a dix ans.
Comme toujours, pour ce type de sondages d'intentions de vote, ce n'est pas la valeur absolue qui est intéressante mais la pente, l'évolution des scores. Pour le RN, c'est clairement une tendance à la hausse depuis 2022. L'IFOP indique ainsi les intentions de vote du RN : 29% en mars 2023, 31% en octobre 2023, 33% en début janvier 2024. Il est possible que ce sondage exclusif soit le premier du genre et qu'il n'y a pas de références comparatives précises. Néanmoins, la tendance à la hausse est palpable. De plus, les différences importante des trois premiers candidats : 36%, 22% et 14% sont telles que leur réalité photographique est indéniable.
Cependant, la Une de "Valeurs actuelles" du n°4550 ne s'appuie pas sur ces résultats du premier tour, mais du second tour qui sont les suivants : Marine Le Pen 51% face à Gabriel Attal et 50% face à Édouard Philippe. Non seulement "Valeurs actuelles" en fait des tonnes pour créer le buzz : « [Exclusif] Présidentielle 2027 : Marine Le Pen l’emporterait au second tour face à Gabriel Attal selon un sondage IFOP », mais leur prestataire sondagier, l'IFOP, aussi. Ainsi, dans son commentaire, le très médiatique Jérôme Fourquet conclut : « En conséquence de la dynamique en faveur du RN, si le second tour se déroulait ce dimanche, Marine Le Pen serait vainqueure de l’élection présidentielle avec 51% des intentions de vote en cas de duel face à Gabriel Attal… ou à égalité à 50% contre Édouard Philippe. ».
Eh bien non, cette interprétation est erronée alors que dans l'enquête elle-même, l'IFOP explique pourquoi. Ainsi, lorsque les résultats sont donnés autour de 50%, "l'intervalle de confiance à 95% de chances" est à plus ou moins 3,1% ! C'est-à-dire que le résultat de 51% est à prendre avec des pincettes car cela veut dire qu'il y a 95% de chances qu'il soit compris entre 47,9% et 54,1%. Cela signifie que dans la réalité des sondés de ce sondage, Marine Le Pen serait aussi possiblement battue que gagnante. En fait, dans ce cas-là, on ne peut pas conclure.
Je sais que ce sont des mathématiques statistiques qui peuvent être un peu gonflantes, mais quand on a fait un peu des mesures de n'importe quelle grandeur, on s'intéresse à cet insupportable intervalle d'incertitude avant de vouloir conclure à tort et à travers. Ce qui est facile à comprendre, c'est que plus l'échantillon est important (10 000 sondés au lieu de 1 000 sondés par exemple), plus les résultats du sondage sont précis car il donne une meilleure représentativité de la population. Alors, pourquoi pas des sondages à 10 000 sondés ? Tout simplement parce que cela coûte dix fois plus cher qu'interroger (sur Internet) 1 000 personnes et les en faire l'analyse.
Du reste, les bons journalistes le savent et sont beaucoup plus prudents dans leur conclusion. Ainsi, dans un tweet, Laurent de Boissieu rappelle le B.A. BA du journalisme (et de leur professionnalisme) sur les sondages, en faisant référence à son cours qu'il donne au CELSA : « J'y explique notamment les marges d'erreur, et la tension qu'il peut y avoir pour un média en cas de résultat 49-51% entre rester sérieux ou rentabiliser la commande d'un sondage avec une telle Une. ». Tout est dit !
La seule conclusion admissible est la troisième hypothèse de second tour testée par l'IFOP, le duel entre Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, très largement favorable à la candidate du RN, dans un clivage 36%-64% dont l'écart est tel que malgré la marge d'erreur, la conclusion s'impose (toujours à un instant t de la vie politique, photographie d'aujourd'hui et pas celle de demain ou dans trois ans).
Jérôme Fourquet a bien sûr raison quand il explique pour "Valeurs actuelles" : « Une victoire de Marine Le Pen n’est plus dans le domaine de l’impensable, le scénario n’a jamais été aussi plausible au regard des chiffres. La dynamique frontiste se confirme et s’amplifie de sondage en sondage. (…) La respectabilité que le RN a gagnée à l’Assemblée, associée à une situation sécuritaire et économique qui se dégrade, contribue à marquer des points de manière substantielle dans l’électorat retraité, qui demeure cependant encore l’un des points faibles de Marine Le Pen. ».
Le directeur du département Opinion de l'IFOP a raison aussi lorsqu'il analyse que le plafond de verre de RN n'existe plus : « Le sceau infamant d’être "hors de l’arc républicain" repose aujourd’hui plus sur les épaules de Mélenchon que sur celles de Le Pen. ». C'est peut-être en lisant ce sondage que le président du MoDem François Bayrou a eu son "coup de sang", craignant que les deux têtes de l'Exécutif ne mesurent pas assez gravement la situation réelle dans "l'opinion publique" qui fait que, après cinquante ans de militantisme forcené, le FN/RN est maintenant aux portes de l'Élysée et du pouvoir.
Alors, évidemment que les partisans de Marine Le Pen ne peuvent que se réjouir de ce sondage (tout en restant humbles, comme l'a souligné Sébastien Chenu), parce qu'il montre à l'évidence une tendance à la hausse, mais la conclusion hâtive qui dirait que si une élection présidentielle avait lieu aujourd'hui, Marine Le Pen serait élue est erronée et statistiquement inexacte, mais sert bien sûr à créer du buzz.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (10 février 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Marine Le Pen en tête dans un sondage : attention au buzz !
Christine Boutin.
André Figueras.
Patrick Buisson.
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Jordan Bardella.
Le nouveau JDD et la récupération des Enzo...
Geoffroy Lejeune.
Attention, un train de violence peut en cacher un autre...
Éric Caliméro Zemmour.
Jean-Marie Le Pen et sa marque dans l'histoire.
La tactique politicienne du RN.
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