Médias Bolloré : Pap Ndiaye sauve-t-il son portefeuille avec cette polémique ?
« Quand vous regardez CNews, quand vous regardez ce qu'est devenu Europe 1, quand vous regardez cet ensemble-là, la conclusion s'impose. (…) CNews, c'est très clairement l'extrême droite. (…) Il font du mal à la démocratie, il n'y a aucun doute. Je considère que lutter contre l'extrême droite est une priorité. Ça peut se faire de toutes les manières possibles. » (Pap Ndiaye, le 9 juillet 2023 sur Radio J).
Le Ministre de l'Éducation nationale et de la Jeunesse, Pap Ndiaye, se retrouve au centre d'une polémique qu'il a lui-même provoquée en évoquant le caractère d'extrême droite des médias appartenant au groupe Bolloré. Il l'a dit au cours d'une interview accordée à Frédéric Haziza pour Radio J diffusée le dimanche 9 juillet 2023. Comme d'habitude dans le microcosme que constituent les réseaux sociaux mais aussi l'extrême droite, deux minutes des propos du ministériel ont fait réagir beaucoup de monde alors que l'entretien durait près de cinquante minutes.
Ce n'est pas nouveau. Très "bizarrement", Pap Ndiaye a remplacé dans ce gouvernement ce que représentait Christiane Taubira dans les gouvernements de François Hollande pour un certain nombre de personnes. Une haine qui a nettement dépassé le stade politique pour s'installer dans la détestation personnelle, encore que Christiane Taubira était porteuse de propositions politiques qu'on pouvait discuter. Mais qui sait ce que propose Piap Ndiaye ? Car ce défaut du ministre (j'y reviens juste après) est la preuve que la haine dont il est la cible, propagée par l'extrême droite, dépend d'autres éléments, et il faut bien avouer que sa couleur de peau pourrait en être une raison assez convaincante (je mets au conditionnel et je suis ouvert à toute autre explication, bien sûr !). Pap Ndiaye est avant tout un Français, et, aussi étrange que cela puisse paraître, un descendant de paysans de la Beauce par sa mère ; il n'a jamais connu que la France (et la romancière Marie Ndiaye, Prix Femina 2001 et Prix Goncourt 2009, est sa sœur et fait honneur à la France et à la culture française).
Je reviens au handicap de Pap Ndiaye : il est un intellectuel, un vrai, un authentique, un historien, reconnu par ses pairs, fruit de la méritocratie et de l'excellence républicaines que les bas du front, forcément, exècrent (normalien, agrégé d'histoire, docteur, professeur des universités), il n'est pas un intellectuel revendiqué (il ne revendique rien), mais c'est son travail, sa profession, on peut le combattre politiquement, on peut combattre ses idées, on peut combattre ce qu'il dit dans ses bouquins, dans ses conférences (par exemple, je suis opposé à ses positions sur les statistiques ethniques, il est pour, et sur le mot "race" dans la Constitution, il est contre sa suppression), mais encore faudrait-il les lire, les écouter pour avoir une idée de quoi combattre, sans faire de projection sur une sorte de wokisme ou de communautarisme qui n'existe pas chez Pap Ndiaye sinon que justement fantasmé par ses détracteurs qui se situent quand même, "bizarrement", du côté de l'extrême droite (notons que des personnalités de centre droit comme Bernard Stasi et Lionel Stoléru, entre autres, et même Jacques Chirac !, avaient été les pires ennemis de l'extrême droite dans les années 1990 et elles n'étaient pas pour autant ni communautaristes, ni d'extrême gauche, je n'évoque pas le wokisme car pour l'époque, ce serait de l'anachronisme).
La nomination de Pap Ndiaye au gouvernement le 20 mai 2022 n'a pas été acquise à l'initiative du Président Emmanuel Macron, mais de la Première Ministre Élisabeth Borne qui cherchait à "gauchiser" son gouvernement. Contrairement à d'autres personnalités issues de la "société civile" (je n'aime pas cette expression mais je n'en ai pas d'autre) bombardées un jour ministres, Pap Ndiaye n'est décidément pas à l'aise avec le jeu politique commun car au-delà de l'action, il faut aussi le faire-savoir, il faut habilement manœuvrer, prendre date, désamorcer de potentielles bombes médiatiques, répondre aux polémiques, faire attention à sa parole, etc. Frédéric Mitterrand (à la Culture en juin 2009) et Éric Dupond-Moretti (à la Justice en juillet 2020), pour ne prendre que deux exemples, ont, au contraire du Ministre de l'Éducation nationale actuel, excellemment réussi leur transmutation ministérielle et politique.
Pourtant, ce n'est pas faute de travailler. Car Pap Ndiaye est un ministre bosseur. Il suffit de lire son agenda, de suivre ses déplacements pour connaître le nombre impressionnant d'établissements scolaires qu'il a visités depuis un an. Mais il a deux défauts : son premier est d'être un (vrai) intellectuel, je le réécris, c'est-à-dire que sa démarche personnelle a toujours été fondée sur l'honnêteté intellectuelle, la sincérité des débats, je dirais même une certaine candeur, il peut se tromper, il s'est sûrement trompé, comme toute personne qui "pense", on ne "pense" pas toujours avec pertinence et efficacité, mais il n'a jamais cherché à esquiver sa sincérité ; or, en politique, il y a un côté posture qui est important, un coté hypocrisie, un côté mauvaise foi (sans aller jusqu'au côté mensonge, du moins par omission), qui va rarement dans le même sens que l'honnêteté politique. En politique, il faut imposer aux autres qu'on a raison, même si on sait que c'est faux ! Ce n'est pas le mouvement naturel d'un intellectuel.
Son second problème, il ne vient pas de lui mais du Président de la République lui-même : Emmanuel Macron lui donne rarement l'occasion d'exister politiquement car les affaires d'éducation sont l'une des attentions très fortes de l'Élysée. Ainsi, lors de son déplacement à Marseille, Emmanuel Macron a jeté un pavé dans la mare des enseignants en envisageant de réduire la durée des vacances scolaires alors que tout près de lui, son ministre n'avait même pas été mis au courant. C'est d'ailleurs l'une des raisons qui, aujourd'hui, poussent les journalistes à penser que Pap Ndiaye fait partie des ministres au siège éjectable pour le supposé prochain remaniement (qui n'a jamais été annoncé par l'Élysée mais seulement par des journalistes soi-disant bien informés).
C'est cette donnée qui pourrait faire comprendre la provocation sur CNews et Europe 1, un peu encouragée par Frédéric Haziza d'ailleurs (cet ex-journaliste de LCP cherche systématiquement le buzz ; il faut bien en convenir, il a réussi cette fois-là). Pap Ndiaye a déclaré : « Il faut évidemment soutenir la mobilisation du personnel du JDD et je comprends bien qu'ils ne veulent pas entrer dans la galaxie des publications ou des médias contrôlés par un personnage qui est manifestement très proche de l'extrême droite la plus radicale. ». Ce n'est qu'après que le journaliste a insisté sur le groupe Bolloré (Pap Ndiaye s'était bien gardé de prononcer son nom).
Je m'explique : quittant son univers studieux et confortable de la technique maîtrisée, Pap Ndiaye vient de faire vraiment de la politique, dans le mauvais sens du terme, à savoir, créer un événement (futile, dérisoire) par une posture (revendiquée). À bon compte, il s'est octroyé un brevet de chasseur d'extrême droite, applaudi par (tous) les partis de gauche.
En soutenant les journalistes de la rédaction du "Journal du dimanche" (contre l'arrivée à la direction de leur rédaction de Geoffroy Lejeune, issu de "Valeurs actuelles"), et en critiquant la posture éditoriale et idéologique de CNews et de la radio Europe 1, Pap Ndiaye n'a fait qu'exprimer son opinion personnelle comme la liberté d'expression le lui permet, tout comme ces médias peuvent exprimer la leur sur son action de ministre : parler de censeur pour sa part est largement abusif. On peut ne pas être d'accord avec lui, avec son appréciation, mais il n'a jamais demandé d'interdire ces médias, il les respecte et il aimerait sans doute que ceux-ci aussi le respectent dans son droit à exprimer sa propre opinion : la défense de la liberté d'expression ne doit pas être à sens unique.
Comme c'est une personne intelligente, Pap Ndiaye devait évidemment imaginer les suites médiatiques qu'il allait provoquer. Maintenant, effectivement, ce genre de buzz est très prévisible et beaucoup en usent et en abusent pour leur propre compte. Ici, on voit bien tout l'intérêt de la chose : en devenant la cible renouvelée de la fachosphère, il devient une figure emblématique qui sera plus difficile à renvoyer au moment du (possible) remaniement.
Au cours de la semaine qui vient de se terminer, Pap Ndiaye a donc été confronté à deux questions sur le sujet aux cours des séances de questions au gouvernement des deux assemblées. Très "bizarrement", les deux parlementaires contradicteurs étaient tous les deux membre du parti Les Républicains (et aucun RN par exemple à l'Assemblée), comme si LR avait une raison particulière de défendre le groupe Bolloré.
Ainsi, le mardi 11 juillet 2023 à l'Assemblée Nationale, Pap Ndiaye a répondu, plutôt assez maladroitement, au député LR Philippe Gosselin (dont j'ai souvent apprécié le travail parlementaire) : « Je serai auditionné dans quelques heures sur les questions scolaires. Si vous avez un quelconque intérêt pour ces questions, ce qui n’est apparemment pas le cas, vous assisterez à cette audition. En ce qui concerne la seconde partie de votre propos, vous êtes membre d’un groupe à la longue tradition républicaine et gaulliste qui a longtemps combattu l’extrême droite. Je m’étonne donc que vous soyez surpris par le constat, somme toute banal, que j’ai fait de l’évolution d’une certaine chaîne de télévision. La liberté de la presse et la liberté d’expression sont deux fondamentaux de la démocratie ; il ne s’agit de censurer ni l’une ni l’autre. Ma collègue, Rima Abdul Malak, a déjà rappelé ici les obligations qui s’imposent aux chaînes à travers la loi de 1986, et l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, l’Arcom, a mis en garde et mis en demeure plus d’une vingtaine de fois la chaîne de télévision que vous mentionnez, je ne suis pas le seul à faire ce constat. Ai-je invité à boycotter, ai-je pointé du doigt tel journaliste ? Non, je n’ai fait que commenter, de manière banale, la ligne politique d’une chaîne de télévision, ce qui est mon droit le plus strict, monsieur le député, et je tiens à ce droit, comme vous-même avez le droit de commenter ce que j’ai pu dire lors d’une interview. (…) Permettez-moi simplement de vous répondre par cette citation du président Jacques Chirac, en 2007, qui me semble, ô combien, d’actualité : "Ne composez jamais avec l’extrémisme, le racisme, l’antisémitisme ou le rejet de l’autre. Tout, dans l’âme de la France, dit non à l’extrémisme". ».
Le lendemain, mercredi 12 juillet 2023 au Sénat, le ministre Ndiaye a été beaucoup plus habile en répondant en creux au sénateur LR Bernard Fournier (dont c'était la dernière question car il ne sollicitera pas le renouvellement de son mandat aux élections sénatoriales de septembre prochain). Il en a profité pour, en quelque sorte, faire son bilan de ministre sinon son testament, à coup d'anaphore : « Monsieur le sénateur Fournier, il y a la liberté de la presse, à laquelle je suis aussi attaché que vous, mais il y a aussi la liberté d'expression. Ces deux libertés sont essentielles. À ce titre, il est de mon droit le plus strict de donner un point de vue sur la ligne éditoriale d'une chaîne de télévision. Il ne s'agit pas de censurer qui que ce soit. Si, monsieur le sénateur, vous aviez écouté mon interview dans son intégralité, si vous m'aviez écouté sur les grands chantiers de l'éducation nationale, vous m'auriez interrogé sur la parentalité et l'implication des parents dans la scolarité des enfants. Vous m'auriez interrogé sur l'orientation des élèves, avec la découverte des métiers. Vous m'auriez interrogé sur la réforme du baccalauréat et sur les pistes de travail pour la réforme du troisième trimestre. Vous m'auriez interrogé sur la question du niveau en français et sur l'introduction de critères formels dans l'évaluation des copies du bac en orthographe et en syntaxe, ce qui passe par un renforcement des disciplines fondamentales, c'est ce que nous faisons en classe de sixième, avec l'heure de renforcement et de soutien en français et en mathématiques. Vous m'auriez interrogé sur l'augmentation des professeurs et des personnels d'orientation et d'éducation à partir de la rentrée, des augmentations significatives inédites depuis trente ans. Vous m'auriez interrogé sur l'autonomie des établissements, avec le Conseil national de la refondation. Voilà, monsieur le sénateur, les sujets sur lesquels vous auriez pu m'interroger, des sujets tout de même plus essentiels que la dérive extrême-droitière d'une chaîne de télévision ! ».
Pap Ndiaye s'est donc bien défendu, après ses déclarations sur Radio J, mais tout seul, sans le soutien d'aucun autre ministre. On imagine d'ailleurs assez bien le sentiment d'Emmanuel Macron sur cette "question" : ce n'est pas par des diktats moraux qu'on combat l'extrême droite, au contraire, on la consolide ainsi. Il devait donc être assez agacé par son ministre et pourtant, paradoxalement, il est venu à sa rescousse (après une évidente absence d'empressement à la solidarité de ses collègues) à l'occasion du conseil des ministres du jeudi 13 juillet 2023.
Répondant à une question sur le sujet lors du compte rendu du conseil des ministres, le porte-parole du gouvernement Olivier Véran a en effet déclaré : « S'agissant du Ministre de l'Éducation nationale, le Président de la République a eu l'occasion de s'exprimer sur le sujet en préambule du conseil des ministres, d'abord pour rappeler plusieurs libertés : la liberté de la presse, la liberté de la diversité d'opinions, et aussi la liberté d'expression qui s'applique aussi pour les membres du gouvernement. Et donc, quand on fait de la politique (…), on peut être amené à exprimer une opinion, il faut toujours évidemment avec parcimonie, avec attention, mais on est totalement libre de le faire. Le Président de la République a aussi rappelé que rien ne justifie de s'attaquer à un ministre parfois même à la Première Ministre. », tout en annonçant l'organisation des états-généraux de la presse qui vont être lancés très prochainement.
Il faut effectivement rappeler l'absence de soutien à Pap Ndiaye de la majorité présidentielle pendant ces quatre jours (entre le 9 et le 13 juillet 2023), silence qui a fait enrager Daniel Schneidermann le 12 juillet 2023, fustigeant le manque de solidarité gouvernementale : « Quinze. Ils sont quinze ministres, sollicités hier par "Le Monde", pour prendre position sur la controverse entre le Ministre de l'Éducation nationale Pap Ndiaye et la coalition de toutes les droites, de la modérée à l'extrême, qui ont pris la défense de Vincent Bolloré. "Quinze ministres de plein exercice", souligne "Le Monde". Pas un seul n'a accepté de répondre. (…) Soyons précis. Seul le ministre des transports Clément Beaune a accepté de répondre au "Monde", dans les termes suivants : "Pap Ndiaye est un homme de convictions ; les convictions, cela se respecte". C'est à ce flamboyant courage qu'on reconnaît "l'aile gauche de la macronie". (…) Combien de temps encore acceptera-t-il de siéger aux cotés de collègues dont "le silence des pantoufles" (Max Frisch) manifeste qu'ils ont choisi leur camp ? ».
La parole présidentielle du lendemain, au conseil des ministres, est donc venue précieusement soutenir le ministre Pap Ndiaye, ce qui devait être son objectif principal (mais qui n'empêcherait pas de sauter si celui-ci devait sauter dans les journées ou semaines prochaines !). Il persiste et signe : lui aussi a droit à la liberté d'expression. On peut ne pas être avec d'accord avec lui sur ce sujet précis (les médias Bolloré seraient d'extrême droite, ce que je ne pense pas car c'est un peu plus compliqué), mais on ne peut pas lui retirer le droit de le penser ni de le dire : nous sommes encore en démocratie et un ministre a le droit de s'exprimer autant que n'importe quel citoyen.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (13 juillet 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Un intellectuel dans la fosse politique.
Pap Ndiaye.
Les vacances scolaires sont-elles trop longues ?
Nos enseignants sont des héros !
Prime à l'assiduité : faut-il être choqué ?
Violence contre une prof et vidéo dans les réseaux sociaux.
Transgression à Marseille : recruter des profs plus "librement" ?
Samuel Paty : faire des républicains.
Samuel Paty : les enseignants sont nos héros.
La sécurité des personnes.
Lycée Toulouse-Lautrec.
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