Michel Delebarre, l’ancien technotable de Dunkerque
« La trajectoire de Michel Delebarre éclaire en fait ce type de carrière politique propre à la Cinquième République, que les politistes ont pris l’habitude de qualifier de carrière inversée, celle qui commence par les sommets de l’État avant de se poursuivre par la conquête et le cumul de mandats locaux. » (Frédéric Sawicki, le 10 mars 2017 sur France Culture).
L’ancien ministre socialiste Michel Delebarre fête son 75e anniversaire ce mardi 27 avril 2021. Longtemps élu du Nord, Michel Delebarre a fait toute sa vie politique à l’ombre de son mentor, Pierre Mauroy. Homme de dossiers sans être "d’origine" haut fonctionnaire, bombardé ministre en 1984, député et premier vice-président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais en 1986 (deux scrutins à la proportionnelle, donc dépendant surtout de la décision des partis), Michel Delebarre était devenu, lors du second septennat de François Mitterrand, un homme puissant et influent à tel point qu’on parlait de lui pour être premier secrétaire du PS et même Premier Ministre (un peu, du reste, comme ce fut le cas pour Bertrand Delanoë). En fin de compte, il fut qualifié d’élu le plus cumulard de France dans un article de Pierre Falga et Flavien Hamon de l’hebdomadaire "L’Express" du 10 septembre 2013, avec trois mandats électifs et vingt-trois fonctions.
Un premier emploi au comité régional d’expansion économique à Lille, organisme paritaire (employeurs, employés), lui a fait découvrir l’importance des entreprises. Michel Delebarre a commencé sa vie politique dans les traces de Pierre Mauroy dont il fut le directeur de cabinet d’abord comme maire de Lille, puis comme président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, enfin comme Premier Ministre du 28 mai 1982 au 16 juillet 1984. Au cœur de l’Exécutif à Matignon dans l’un des rouages les plus importants des institutions, Michel Delebarre a pu avoir une expérience concrète de l’exercice du pouvoir. Juste avant de quitter Matignon, Pierre Mauroy, conduit à la démission, nomma son fidèle collaborateur préfet, une fonction à laquelle il avait toujours rêvé et qu’il n’a quasiment jamais exercée même s’il en a aujourd’hui la retraite, parmi d’autres retraites dues à ses nombreux mandats électifs.
Car Michel Delebarre en a cumulé de très nombreux. Il a presque tout été, sauf élu européen et élu départemental. Il a été élu député du Nord, d’abord à la proportionnelle, puis dans une circonscription, de mars 1986 à mars 1993, puis de juin 1997 à septembre 2011, ensuite sénateur du Nord de septembre 2011 à septembre 2017 (il ne s’est pas représenté aux élections sénatoriales de 2017, qui ont été très compliquées pour le PS avec la perte de trois des cinq sièges sortants). Pour des questions de limitation de mandats, il n’a pas exercé ses mandats de député de 1988 à 1993 (car ministre) et de 1998 à 2002 (car dirigeant déjà deux exécutifs locaux). Cela pour ses mandats nationaux.
Toujours au niveau national, poussé par Pierre Mauroy devenu premier secrétaire du PS en 1988, il fut de tous les gouvernements socialistes de 1984 (il n’avait que 38 ans et fut imposé par Pierre Mauroy à François Mitterrand) à 1986 et de 1988 à 1993 (ceux de Laurent Fabius, Michel Rocard, Édith Cresson et Pierre Bérégovoy) : Ministre du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle du 19 juillet 1984 au 19 mars 1986 ; Ministre des Affaires sociales et de l’Emploi du 13 mai 1988 au 28 juin 1988 ; Ministre des Transports et de la Mer du 28 juin 1988 au 23 février 1989 ; Ministre de l’Équipement, du Logement, des Transports et de la Mer du 23 février 1989 au 22 décembre 1990 ; Ministre d’État, Ministre de la Ville du 22 décembre 1990 au 3 avril 1992 (avec l’Aménagement du territoire à partir du 17 mai 1991) ; enfin Ministre d’État, Ministre de la Fonction publique et de les Réformes administratives du 3 avril 1992 au 29 mars 1993.
Tellement poussé par Pierre Mauroy que Michel Delebarre était devenu son potentiel dauphin à la tête du PS. Pour preuve, cette confidence de Michèle Cotta écrite dans ses "Cahiers secrets" le 1er janvier 1992 : « La vérité, j’en ai l’intuition, est que Pierre Mauroy, sur la fin du septennat, est redevenu totalement solidaire de Mitterrand, comme il l’était en 1981 : il m’avoue qu’il compte démissionner dans les prochaines semaines qui viennent et proposer lui-même que Fabius lui succède au premier secrétariat du parti. Si Jospin ne le souhaite pas, si Rocard s’y oppose, alors il laissera la place à Michel Delebarre. ». Finalement, Laurent Fabius a été effectivement désigné premier secrétaire du PS le 9 janvier 1992 dans un deal avec Michel Rocard promis à la candidature socialiste, exit Delebarre donc.
Michel Delebarre n’a pas pu envisager de prendre la relève de son mentor à Lille à cause du parachutage de Martine Aubry qui avait elle-même besoin d’un "fief" (et qui avait travaillé dans le cabinet de Pierre Bérégovoy au Ministère des Affaires sociales et de la Solidarité nationale quand Michel Delebarre travaillait à Matignon). Son premier mandat "personnel" fut Dunkerque. En effet, il fut élu de justesse maire de Dunkerque en mars 1989 en battant au second tour le sénateur-maire RPR sortant Claude Prouvoyeur après vingt-deux ans de mandat avec 50,2%, soit avec 116 voix d‘avance seulement (au premier tour, sa liste était arrivée en deuxième position avec 46,0% contre 47,4% à celle de Claude Prouvoyeur). En raison du score très serré, le scrutin fut invalidé mais la victoire de Michel Delebarre fut ensuite confirmée.
Il fut réélu sans arrêt jusqu’à mars 2014 où il fut très largement battu par une liste divers gauche menée par son ancien premier adjoint qui a démissionné en 2013 (26,3% contre 55,5%). Il fut toutefois élu conseiller municipal jusqu’en 2020, mais ne siégea pas. En qualité de maire de Dunkerque, il fut élu président de la communauté urbaine de Dunkerque Grand Littoral de 1995 à 2014 (premier vice-président de 1989 à 1995) et président du syndicat intercommunal des Dunes de Flandre de 1989 à 2001 et de 2008 à 2014 (premier vice-président de 2001 à 2008).
Dans une protestation adressée le 11 mars 2011 au Conseil d’État, un conseiller municipal FN (d’opposition) avait reproché à Michel Delebarre d’avoir fait élire trop d’adjoints au maire le 3 janvier 2011 : en effet, la fusion de Dunkerque avec deux autres communes, actée le 9 décembre 2010, a entraîné une refonte de la gouvernance de la ville et Michel Delebarre s’était contenté de faire réélire tous les adjoints des communes fusionnées, soit 46 sur 74 élus. Mais l’article L. 2122 du code général des collectivités territoriales donne une limite de 30% des élus.
Michel Delebarre fut également élu conseiller régional du Nord-Pas-de-Calais de mars 1986 à novembre 2002. Premier vice-président du conseil régional de 1986 à 1992 sous la présidence de Noël Josèphe, Michel Delebarre a mené les listes socialistes en mars 1992. Les communistes ont tout fait pour éviter la victoire de Michel Delebarre en maintenant leurs candidats. Après une impossibilité de désigner un président (voir ici), le socialiste a réussi à faire battre Jean-Louis Borloo en se retirant lui-même (ce qui lui a beaucoup coûté) et en soutenant l’écologiste Marie-Christine Blandin qui a gagné (et qui ne s’y était pas du tout préparée). Entre 1992 et 1998, il resta donc le premier vice-président du conseil régional, puis il a gagné les élections régionales de mars 1998 et fut élu président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais du 16 mars 1998 au 25 janvier 2001, laissant le leadership au socialiste Daniel Percheron qui fut un des présidents de fédérations socialistes les plus influents du PS. Il faut aussi noter que Michel Delebarre a su jouer admirablement avec les lois sur la limitation du cumul des mandats : réélu député en 1997, il a quitté le Palais-Bourbon en 1998 pour devenir président du conseil régional, et lorsqu’il a quitté ce mandat, il a retrouvé un mandat parlementaire l’année suivante, tout en restant maire.
Au-delà de ces mandats électoraux, Michel Delebarre fut élu ou désigné à la tête de très nombreux organismes, notamment : président du Comité des régions de l’Union Européenne de février 2006 à février 2008 (premier vice-président de février 2008 à février 2010), président de la Mission opérationnelle transfrontalière (MOT), président de la Commission Cohésion territoriale (COTER°), présidence de l’Agence nationale de rénovation urbaine en mai 2013, présidence du conseil de surveillance de l’hôpital de Dunkerque, la présidence de l’Association des communautés urbaines de France, la présidence de la télévision Côte d’Opale, etc. Michel Delebarre a également été membre de la Commission Stasi sur la laïcité, du 3 juillet 2003 au 11 décembre 2003.
Le futur ancien sénateur-maire a réagi le 10 septembre 2013 à son trophée de champion du cumul délivré par "L’Express" en assumant complètement : « Loin d’une quelconque soif de pouvoir et encore plus de préoccupations financières (de toute façon très encadrées par le plafonnement de mes indemnités), je n’ai eu et n’ai encore de cesse d’investir des mandats et des fonctions qui servent au développement du Nord-Pas-de-Calais, de l’agglomération dunkerquoise et au bien-être de ses habitants. Chacun reconnaît d’ailleurs que ma pratique du cumul s’accompagne d’un véritable travail collectif avec mes collaborateurs et surtout bien des élus locaux qui m’entourent. (…) Le cumul des mandats demeure une des conséquences de cette décentralisation non achevée, obligeant, pour le développement des territoires, comme celui du Dunkerquois, de pouvoir agir de manière cohérente et suivie aux différents niveaux d’influence et de décision qu’ils soient locaux, régionaux, nationaux et même européens. ». On peut d’ailleurs dire que cette déclaration est quasiment l’aveu d’un seigneur féodal qui a concentré beaucoup de pouvoirs sous ses nombreuses casquettes, ce qui est a priori peu "sain" en démocratie. Le prétexte de la "décentralisation inachevée" prêtait à sourire : tout est bon pour justifier une boulimie d’influence.
Michel Delebarre a perdu en 2014 son mandat de maire avec 30 points de retard, en pleine déconfiture du hollandisme révolutionnaire : « Un socialiste qui fait la grimace, ce n'est pas un socialiste optimiste. On ne suit pas les gens qui font la grimace. Le socialisme chiant, je suis contre. ». Pour Marc Prévost, le 3 avril 2014 dans "Daily Nord" : « Élu au premier tour il y a six ans, celui que ses adversaires et obligés surnommeront le tsar, pour son envergure dominatrice, aurait mérité une sortie moins saignante. (…) Combat de trop, cumul des mandats dans l’espace et dans le temps, usure du pouvoir, lassitude de l’opinion, système municipal désormais trop décalé et qui fut trop prégnant… une main de fer, ça rouille… les explications ne manquent pas. ».
Expliquant le « tropisme bonapartiste de gauche de Michel Delebarre », ce journaliste de "Daily Nord" évoquait aussi les liens entre l’ancien maire et "ses" socialistes qui lui reprochaient d’aimer les patrons : « Il ne put jamais vraiment se déprendre de l’emprise du parti socialiste, surtout au niveau local, ses coteries et ses influences occultes qui n’auront de cesse d’essayer de le faire trébucher, par jalousie d’abord, par calcul partisan ensuite. Le jeune Michel réfléchit comme il agit, vite et bien. "Ah, s’il avait été de droite", regrette cet élu qui l’a bien connu, et Delebarre aurait fait un fameux capitaine d’entreprise publique ou privée, convenons-en. Et c’est ce que le Landerneau socialiste lui reproche. (…) Sa chute soudaine et douloureuse résonne avec la disparition l’année dernière du Moïse des socialistes qui savait guider le peuple de gauche et endiguer les mauvaises tempêtes. C’est la génération Mauroy qui tire sa révérence. (…) Delebarre à Dunkerque aura copié et reproduit la machine électorale qu’il avait réglée pour son maître lillois, capable de compenser par sa manière pateline et paternelle. Ce que les commentateurs nomment un système. Sorte de mécanique froide, trop ?, à base de rouages et de relais dans la ville, de réseaux et de prébendes. Volontiers autoritaire, Delebarre ne compense pas comme Mauroy. ».
Delebarre de droite ? Pour un protégé de Pierre Mauroy,certainement pas, mais il faisait partie des ministres rigoureux qui pouvaient plaire, par exemple, à Raymond Barre en pleine cohabitation. Ainsi, cette note de Michèle Cotta dans ses "Cahiers secrets" le 8 janvier 1987 : « "Pourquoi voulez-vous que je sois contre les socialistes ?", demande-t-il benoîtement [en parlant de Raymond Barre à la télévision la veille]. Et d’affirmer qu’il approuve absolument la rigueur de 1983. Il cite volontiers les quelques ministres socialistes dignes, selon lui, de figurer à son palmarès : Pierre Bérégovoy, Jean Auroux, Michel Delebarre. ».
Échouer aux municipales. Dunkerque était pourtant un véritable petit laboratoire politique, sa section socialiste était la plus nombreuse du nord de la Seine. Cet échec a rappelé que Michel Delebarre n’était pas, à l’origine, un militant et un homme de terrain, mais avant tout un parachuté : s’il a été élu en mars 1989, c’était parce qu’il était ministre en exercice et qu’il avait beaucoup d’influence à Paris et à Lille. Il avait besoin d’une circonscription dans le Nord en 1988 puis d’une ville en 1989 pour s’implanter. Pour s’implanter à Dunkerque, il avait alors obtenu l’accord et le soutien d’Albert Denvers, vieux patron de la section locale, député-maire de Gravelines et fondateur et président de la première communauté urbain, celle de Dunkerque de 1969 à 1995 (il a quitté cette fonction à l’âge de 90 ans !).
Devenu Ministre des Transports, et donc en charge notamment du port autonome de Dunkerque, Michel Delebarre s’est donné une image de jeune gestionnaire compétent capable de sauver Dunkerque de la désindustrialisation face à un maire sortant pourtant très apprécié et présent partout, Claude Prouvoyeur. Comme indiqué plus haut, il n’a conquis la mairie en 1989 qu’avec quelques voix d’avance qui ont imposé un nouveau scrutin de confirmation, tandis qu’il avait fait défiler dans la ville tous ses amis socialistes de Paris : Laurent Fabius, Michel Rocard, Georgina Dufoix, Alain Decaux, Bernard Kouchner, etc.
Cité par Frédéric Sawicki, Michel Delebarre est donc « l’archétype de ce que Jean-Pierre Gaudin nomme un "technotable". ». À cette dénomination, il faut donc ajouter gourmand, sinon boulimique des mandats électifs. La sévère défaite de 2014, ce n’était pas le renversement du "système Delebarre", c’était bien plus grave, c’était l’écroulement du parti socialiste que l’élection du Président Emmanuel Macron a rendu irréversible.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (24 avril 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Michel Delebarre.
Maurice Faure.
François Mitterrand.
Michel Rocard.
Jacques Delors.
Roland Dumas.
François Hollande.
Dominique Strauss-Kahn.
Pierre Moscovici.
Georges Fillioud.
Claude Estier.
Claude Cheysson.
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Michel Charasse.
Robert Badinter.
Jean-Pierre Chevènement.
Bernard Tapie.
Pierre Bérégovoy.
Pierre Mauroy.
Pierre Mendès France.
Laurent Fabius.
Lionel Jospin.
Gaston Defferre.
Henri Emmanuelli.
Alain Savary.
Le parti socialiste.
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