Motion de rejet préalable et projet de loi Immigration
« Par votre attitude et celle de votre groupe, ce sont les Français qui sont pénalisés ; les Français, qui soutiennent très largement notre texte (…). Or que leur proposez-vous ? Vous ne leur proposez que le blocage de nos institutions et qu’une union sacrée entre la Nupès et l’extrême droite. Vous ne leur proposez que le chaos ! C’est non seulement irresponsable mais aussi dangereux. » (Élisabeth Borne, le 12 décembre 2023 dans l'hémicycle, s'adressant à Mathilde Panot).
Le gouvernement a choisi, après l'adoption de la motion de rejet préalable contre le projet de loi Immigration le 11 décembre 2023, de poursuivre son processus législatif par la convocation d'une commission mixte paritaire pour permettre aux deux assemblées parlementaires de s'entendre sur un même texte.
C'est ce qu'a confirmé la Première Ministre Élisabeth Borne lors de la séance des questions au gouvernement du 12 décembre 2023 : « Malgré vos tentatives d’empêcher la discussion, le débat parlementaire se poursuivra, et une commission mixte paritaire va être convoquée. Malgré vos tentatives d’empêcher le débat, nous ne renoncerons pas à prendre des mesures fortes en faveur de nos concitoyens. ». Et un peu plus tard : « Malgré vos calculs politiciens, malgré vos alliances contre nature, nous continuerons à miser sur le débat parlementaire et sur la responsabilité des élus de la nation. Une commission mixte paritaire sera convoquée. Nous continuerons à chercher un accord sur ce texte. Nous continuerons à chercher des solutions pour les Françaises et les Français. ».
Rappelons que le projet de loi Immigration avait été profondément modifié par les sénateurs dans le sens de plus de dureté contre l'immigration. Ce texte a été approuvé non seulement par les sénateurs LR et UC (centristes) mais aussi par les deux groupes macronistes. À l'Assemblée Nationale, le texte a été dédroitisé par la commission des lois, et c'était donc un texte plus acceptable par la gauche qui a été rejeté par la motion de rejet votée par l'ensemble de la gauche, l'extrême droite et une grande partie de la droite. Le texte qui sera discuté par la commission mixte paritaire sera donc celui des sénateurs, plus droitisé que celui de la commission des lois de l'Assemblée.
Il y a un véritable paradoxe à vouloir empêcher un débat sur l'examen du projet de loi Immigration pour ceux qui font de l'immigration le sujet central de leurs propositions politiques. Et cela d'autant plus que la conjonction des oppositions oublie que le projet de loi Immigration est très largement approuvé par les Français. Selon un sondage réalisé par Odoxa pour "Le Figaro", le projet de loi Immigration serait approuvé par 50% des sympathisants FI, 73% des sympathisants PS, 88% des sympathisants EELV, 77% des sympathisants RN, 75% des sympathisants LR et 89% des sympathisants Renaissance. C'est donc un véritable plébiscite, même si le sondage est ancien (il date de cinq semaines) et qu'il évoque le texte d'origine du gouvernement, pas sa version modifiée.
Ce soutien populaire a renforcé la détermination du gouvernement à continuer l'examen du texte : « Nous ne renoncerons jamais à trouver des compromis ni à apporter les solutions attendues par les Français : la fermeté face à l’immigration irrégulière et une meilleure intégration de celles et de ceux que nous accueillons. Avec la majorité, nous continuerons à agir pour apporter des réponses aux Français. » (Élisabeth Borne).
Revenons à la commission mixte paritaire (CMP) qui va se former dans les prochains jours. Elle est composée de sept députés et sept sénateurs : trois députés Renaissance, un député RN, un député FI, un député LR et un député MoDem ; trois sénateurs LR, deux sénateurs PS, un sénateur UC et un sénateur RDPI (macroniste).
Dans sa chronique du 12 décembre 2023 publiée sur son blog, le constitutionnaliste lillois Jean-Philippe Derosier a analysé les rapports de force au sein de la future CMP. Il a expliqué que si un accord était trouvé, ce serait sur un texte sensiblement proche de la version sénatoriale qui avait été votée par les sénateurs macronistes. Or, les députés macronistes ont supprimé la plupart des modifications sénatoriales. En particulier, le président de la commission des lois de l'Assemblée, Sacha Houlié, n'a jamais caché sa proximité avec la gauche (au point de proposer le vote des étrangers). Si Renaissance est divisé entre les deux assemblées, c'est aussi le cas de LR puisqu'une grande partie du groupe LR à l'Assemblée a rejeté le texte issu de leurs amis sénateurs.
Bref, même s'il y avait un accord de la CMP (ce qui semble aujourd'hui très incertain), il serait très difficile qu'il soit ratifié à l'Assemblée Nationale tant les postures électoralistes prévalent sur toute autre considération (en particulier celui de l'intérêt général) : « L’accord est vraisemblablement impossible en CMP, car l’on voit mal la majorité se rallier désormais au texte du Sénat. Et quand bien même ce serait le cas en CMP, le texte s’exposerait à une contestation interne, mettant en péril la majorité elle-même, qui pourrait se diviser lors du vote de ratification, à l’Assemblée. » (Jean-Philippe Rosier).
La majorité à l'Assemblée aurait donc beaucoup à perdre d'un vote du projet de loi Immigration car elle pourrait montrer en plein jour ses divisions. La voie de l'article 49 alinéa 3 de la Constitution pourrait alors être une solution (au risque de renverser le gouvernement), mais encore faudrait-il que sa possibilité fût validée par le Conseil Constitutionnel. Ce dernier se prononcera sur le sujet le 14 décembre 2023. En effet, le dispositif est limité à une utilisation par session (celle-ci se termine en juin 2024) et le 49 alinéa 3 avait déjà été utilisé le 13 novembre 2023 pour le projet de loi de programmation des finances publiques, qui n'est pas considéré comme un projet de loi de finances, seul cas où le gouvernement peut utiliser le 49 alinéa 3 sans limite de nombre de fois. L'utilisation du 13 novembre 2023 était la suite de son utilisation en session extraordinaire, avant octobre 2023 (dans une autre session).
Dans son article, Jean-Philippe Derosier a fait le recensement de toutes les fois où une motion de rejet préalable a été adoptée sous la Cinquième République : seulement quatre fois en comptant celle du 11 décembre 2023. Cela fait très peu et souligne le caractère très exceptionnel de l'événement parlementaire. Trois autres précédents ont donc eu lieu : le 30 novembre 1978 à l'initiative de l'ancien ministre gaulliste Jean Foyer pour s'opposer à une transposition de directeur européenne sur la TVA ; le 9 octobre 1998 contre les premières propositions de loi sur le PACS (elle a été adoptée à cause d'un manque de mobilisation des députés de la majorité) ; enfin, le 13 mai 2008, pour s'opposer au projet de loi OGM en deuxième lecture.
Dans les trois cas précédents, le texte avait finalement été adopté d'une manière ou d'une autre : par un collectif budgétaire (en 1978), par un nouveau texte ou, le choix du gouvernement ici, par l'adoption du texte lui-même. Cette analyse minutieuse de Jean-Philippe Derosier marque bien le caractère exceptionnel de la crise actuelle, car la motion de rejet préalable avait été adoptée de manière fortuite (manque de mobilisation de la majorité) pour des textes mineurs. Ici, il s'agit d'un texte essentiel, censé marqué le deuxième quinquennat du Président Emmanuel Macron et porté par l'un des principaux ministres du gouvernement. Pour le constitutionnaliste, « le désaveu n’est pas un simple accident de parcours, mais traduit une division nette entre deux lignes politiques qui s’opposent au sein même de la majorité ».
Décidément, cette assemblée impossible, élue par les Français en juin 2022, permet de réviser son droit constitutionnel avec précision, chaque camp cherchant la meilleure combine pour aller à ses fins : la majorité pour gouverner et les oppositions pour l'empêcher de gouverner en rond.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (12 décembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Motion de rejet préalable et projet de loi Immigration.
Loi Immigration : le risque du couperet...
Des bleus à l'A.M.E. (aide médicale d'État) : entre posture et protection.
L'affaire Leonarda, dix ans plus tard...
La Méditerranée, mère de désolation et cimetière de nos valeurs ?
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Mamoudou Gassama, un héros en France.
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L’immigration irlandaise.
Immigration : l'occasion ratée de François Hollande.
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