Non, je ne voterai pas !
A l’approche des régionales en France, comme à chaque élection, les journalistes commencent à aller bon train de leur analyse politique, et notamment sur la question récurrente de l’abstentionnisme. « Pourquoi les Français ne s’intéressent-ils pas aux élections ? », se demandent-ils, faisant ainsi un raccourci bien commode. Comment ça, un raccourci ? Si les Français ne votent pas, c’est parce qu’ils ne le veulent pas, non ? Ils sont bien totalement libres de voter, n’est-ce pas ? Non ?
Travailler ou voter, il faut choisir
Certes, en droit, nous, Français, sommes bien libres de voter. En ce sens, le suffrage universel est bien respecté. Mais qu’en est-il en réalité ? Il faut, en effet, deux choses pour pouvoir voter :
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avoir le droit de vote
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avoir accès à un moyen de faire comptabiliser son vote
Or, sur ce deuxième point, il y a une inégalité criante entre les citoyens. Si la répartition des bureaux de vote ne pose pas vraiment problème, le mode d’affectation des citoyens aux bureaux de vote est indigne d’une démocratie moderne.
Analysons : comment se fait cette affectation ? Le citoyen doit déclarer son domicile à la mairie, en fournissant les preuves de sa nouvelle domiciliation.
Et là, le bât blesse à deux niveaux :
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les justificatifs de domicile : seules sont admises les factures d’électricité, de gaz ou de téléphone fixe.
A défaut, nous dit l’administration, vous pouvez y substituer "les pièces permettant de prouver que vous êtes inscrit(e), pour la cinquième fois et sans interruption, au rôle d’une des contributions directes communales ou que votre conjoint répond à ces conditions." (1)
Personnellement, étant en location depuis quelques mois, je ne possède aucune des pièces réclamées.
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les délais de prise en compte du nouveau domicile pour être affecté au bureau de vote : en France, il faut attendre de 3 à 15 mois pour pouvoir voter dans sa commune de résidence ! (2)
Là encore, ma situation personnelle m’exclut du vote, puisque je ne reste, pour raisons professionnelles, guère plus de quelques mois au même endroit. Sauf heureux hasard, je n’aurai jamais accès à un bureau de vote dans ma commune de résidence.
Près d’un million de votants potentiellement exclus
Mais, me direz-vous, ce cas de figure est peut-être négligeable. C’est regrettable pour les citoyens concernés, mais cela n’a pas d’influence sur les résultats des votes. Voyons voir çà. Les flux migratoires interrégionaux sont d’environ 2% (3). Nous ne compterons pas les flux intrarégionaux, plus nombreux, qui peuvent pourtant aussi poser problème à ceux qui n’ont pas de moyen de locomotion rapide (ou de quoi remplir le réservoir d’essence). Mais déjà, 2%, ça ne change certes pas la face du monde, mais c’est certainement suffisant pour faire basculer une élection d’un côté ou de l’autre. (Pour un ordre d’idée, comme il y a plus de 40 millions d’inscrits sur les listes électorales, cela fait plus de 800 000 personnes concernées).
Il se pourrait d’ailleurs bien que les migrants aient une sensibilité politique assez différente du reste du pays. On peut supposer que les discours politiques résonnent différemment sur quelqu’un qui possède un bout de terre sur lequel il a toujours vécu, avec des souvenirs pleins le grenier, des murs qui ont gardé l’empreinte de sa vie, et quelqu’un qui n’a guère de possessions encombrantes, toujours sur le départ. Je doute cependant qu’il n’y ait jamais eu de statistiques sur le sujet.
Une particularité française
Qu’en est-il dans les autres pays ? Curieusement, un petit tour d’Europe nous fait comprendre que nos voisins européens sont bien mieux servis. Un intéressant rapport du Sénat de 2006, resté depuis lettre morte, en témoigne (4) : au Danemark, par exemple, tout citoyen peut voter dans sa commune de résidence s’il y habite depuis plus de 15 jours, voire 7 jours seulement pour certaines élections. En Allemagne, 3 semaines. On est loin de la rigidité administrative française...
Le vote par procuration ne résout rien
On pourrait penser que le vote par procuration constitue un remède. Mais, outre qu’il ne respecte pas l’anonymat du vote, ni n’assure que la volonté du votant soit respectée, il souffre de nombreuses restrictions :
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même commune d’inscription du votant et de la personne ayant la procuration
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1 procuration seulement par personne *
Personnellement, je n’ai aucun moyen de voter par procuration, à moins de confier cette procuration à un parfait inconnu, ce qui bien sûr n’aurait aucun sens.
La procuration n’est donc pas adaptée aux gens qui changent de domicile. (Elle est très utile par contre pour les gens qui ont à s’éloigner temporairement de leur domicile.)
La démocratie n’est pas encore acquise
Il nous reste donc à réclamer l’instauration d’un véritable suffrage universel en France. En attendant, la légitimité démocratique de nos « élus » est douteuse ; ils ne sont pas mes représentants, ils ne sont pas les représentants du peuple. Le vote libre ne suffit pas à faire une démocratie, mais c’en est certainement la pierre angulaire. Sans lui, la démocratie n’est plus qu’une vaste farce. Malheureusement, l’inertie de nos politiques face à ce genre de problématique n’est qu’une preuve supplémentaire qu’au fond, ils entretiennent avec nous la même relation qu’un vendeur malhonnête en train de « pigeonner » un client : derrière les flatteries, un profond mépris. Tant qu’il y a assez de « bons » électeurs pour voter pour les « bons partis », et mettre les « bonnes » personnes au pouvoir, les oligarques qui nous gouvernent ne voudront rien changer.
Rappel à nos dirigeants : article 21 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme :
« 1. Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis.
[...]
3. La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote. »
Sources :
(1) [http://www.interieur.gouv.fr/sections/a_votre_service/elections/comment_voter/inscription-sur-listes/downloadFile/attachedFile/formulaire_cerfa_francais.pdf?nocache=1247157456.74]
(2) [http://www.interieur.gouv.fr/sections/a_votre_service/elections/comment_voter/inscription-sur-listes]
(3) ([http://recherche.univ-lyon2.fr/grs/textes/colloques/baccaini.ppt]
(4) [http://www.senat.fr/lc/lc161/lc161_mono.html]
* une deuxième procuration est autorisée si au moins une de ces procurations émane d’un électeur établi à l’étranger [http://vosdroits.service-public.fr/F1604.xhtml#N100F7]
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