Palestine-Israël : aporie politique et humaine
« Cela ne concerne pas l’un des belligérants à l’exclusion de l’autre : au camp d’extermination répondent Nagasaki et Hiroshima, qui ont tout autant déchiré l’histoire et les consciences et, dans les deux cas, de manière radicale, en attaquant les racines mêmes de l’hominité : non pas seulement le temps de l’histoire, mais celui de l’hominisation[1]. » Michel Serres.
L’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 restera dans l’histoire un des actes les plus odieux que des hommes sont capables de faire. Que l’on qualifie les auteurs de cette attaque de terroristes ou de résistants ne change rien au caractère insupportable, exécrable et ignoble de cet acte.
Si, tenant de la philosophie de la guerre juste, on peut admettre la riposte d’Israël, force est de reconnaître que celle-ci, totalement démesurée, et tout aussi insupportable, exécrable et ignoble. Un homme politique de gauche, refusant de s’engager dans les manifestations pro-palestiniennes disait qu’on n’oppose pas des morts à d’autres morts, qui lui donnerait tort ? Mais, on peut mettre en dialogue en vue d’une dialectique rigoureuse le nombre de morts et les circonstances de la survenue de la mort. Qui admettrait, de nos jours, que quelqu’un dont un membre de la famille aurait été assassiné aille à son tour, dans un esprit de pure vengeance, exterminer l’ensemble de la famille – femmes, enfants, vieillards – de l’assassin ?
Ce qui doit être discuté à propos du conflit israélo-palestinien, ce n’est pas la nature des actes, mais leur disproportion tant en termes de moyens que de victimes. C’est en quoi le président Emmanuel Macron a eu totalement raison lorsqu’il a mis en évidence le cynisme politique et moral qui consiste à réclamer un cessez-le-feu entre les belligérants tout en continuant à les armer plus particulièrement l’un d’eux dont le représentant est allé jusqu’à la tribune de l’ONU pour dire haut et fort qu’il n’accepterait aucun cessez-le-feu. Mais là aussi, on relèvera la disproportion qui consisterait à priver d’armes des belligérants pendant que l’autre continuerait à recevoir par d’autres donateurs. Dans une dialectique cohérente on doit rejeter les cris d’orfraie de ceux qui ont déclaré avoir honte des propos présidentiels, cris d’orfraie qui masquent péniblement leur haine des Arabes ou – à moins que ce soient les deux – leur bêtise teintée d’amoralité. Tout au plus concernant cette déclaration présidentielle peut-on regretter qu’elle intervienne aussi tard et qu’il a fallu les attaques contre le Liban pour qu’elle intervienne. Ces réactions comme les huées hostiles au président de la République lors de la cérémonie organisée par le CRIF aussi bien les appels adressés aux étudiants de brandir des drapeaux palestiniens dans leurs universités dessinent bien le virus de la haine qui enveloppe et qui alimente ce conflit le rendant aussi déraisonnable qu’inhumain.
Face à la disproportion du nombre de victimes (morts, blessées physiquement et psychologiquement) et à la nature des cibles hôpitaux, écoles, universités, ainsi qu’à l’ampleur des moyens employés pour détruire Gaza et plus largement les Palestiniens les Hommes, notamment les politiciens et les intellectuels, doivent s’interroger sur la vraie nature de ce conflit : la destruction de l’autre en tant que peuple, que culture et que raison en ce que la raison est ce qui permet à l’être humain de connaître, juger et agir conformément à des principes. Dans ce conflit il y a autant le refus de reconnaître l’Autre à l’égal de Soi que la négation de l’histoire. C’est dans cette double négation, dans ce double refus, cette « double cécité » que le conflit entre Palestiniens et Israéliens nourrit de graves fractures dans les sociétés occidentales et particulièrement en France, lesquels sont amplifiées et creusées voire engendrées par des médias peu scrupuleux et surtout peu instruits de l’histoire portés par des journalistes trop souvent incultes voire stupides dont la professionnalité repose essentiellement sur l’idée « du coup médiatique ». Certes comme l’écrit au sujet d’une autre histoire, d’un autre conflit Oliver Rohé[2] : « Il est parfaitement inutile, voire dangereux, de tout ressasser éternellement et sans distinction, c’est avec ce genre de méthode qu’on tourne en rond, c’est avec ce genre de ruminations sans intérêt qu’on s’enferme, jusqu’à extinction, dans la répétition. » mais il poursuit : « Aller de l’avant, faire table rase et envisager un nouvel avenir, bref renaître ou reconstruire étaient les solutions les plus abordables, les plus raisonnables que je me suis appliquées depuis le départ, depuis plus de dix ans maintenant. » Pour autant il ne faut pas négliger le passé, socle du présent, car « ignorer le passé expose souvent le répéter[3] ». Là fut la grandeur de Charles de Gaulle et de Konrad Adenauer. Un tel rapprochement apparaît plus difficile dont la motivation de leur politique et de leurs actions s’alimentent dans la Religion et les croyances afférentes : chacun se croyant le Peuple élu. Dans ce contexte la déclaration du président Macron à propos des livraisons d’armes prend toute sa valeur ; mais elle est bien amoindrie par les effets de l’allégeance qu’il, et avec lui la majeure partie des femmes et des hommes politiques français, montre à l’égard de la communauté juive soutien inconditionnel et aveugle à l’action guerrière d’Israël. Finalement la livraison d’armes apparaît assez secondaire dans ce conflit : il y a autant de cynisme à appeler à un cessez-le-feu et en même temps à soutenir inconditionnellement un belligérant, quoi qu’il fasse, qu’à appeler à un cessez-le-feu en même temps qu’on livre des armes.
Cela fait au moins quatre-vingt ans (je dis quatre-vingts ans mais peut-être faudrait-il dire deux mille ans) que dure ce conflit. Peut-être est-il temps, plus que jamais, de faire table rase de certains pans du passé, de certains aspects culturels permettant ainsi de reconnaître l’Autre à l’identique de Soi. Lorsque j’écoute les journalistes, lorsque j’écoute les belligérants, lorsque j’écoute les hommes politiques, j’ai souvent l’impression de me trouver dans une cour d’école primaire où demandant à deux enfants d’expliquer l’origine de leur querelle chacun à son tour me répond : « c’est pas moi M’sieur, c’est lui qui a commencé ». Et si aujourd’hui, et c’est là que la déclaration d’Emmanuel Macron bien que tardive peut prendre du sens, on décidait de faire table rase des guerres, des crimes, des attentats de ces quatre-vingts dernières années pour enfin construire une terre d’harmonie comme l’avaient souhaité les acteurs politiques en 1947, comme ce fut le cas entre l’Allemagne et la France.
Ce conflit, comme tant d’autres, s’alimente de la fausse idée suivant laquelle « la guerre, [serait] mère de l’histoire. Non, la guerre n’est la mère que de la mort, d’abord, ensuite et perpétuellement, de la guerre. Elle n’engendre que le néant est identiquement, elle-même[4]. » Mais voilà, Régis Debray[5] nous le rappelle si « Le déclenchement d’une guerre est toujours une mauvaise nouvelle pour l’esprit de finesse, et une bonne pour le gouvernement, qui préfère toujours l’esprit de géométrie. », d’autant plus comme le précise l’auteur les hommes politiques plus encore quand ils arrivent au pouvoir ambitionnent, avant toute chose peut-être, de laisser une trace dans l’Histoire : « La gent politique, qui lit fort peu et n’a pas de temps à perdre, a inventé une tierce option : faire histoire, comme on dit « faire sérieux », faire son de Gaulle ou son Jaurès. »
Faute de nous interroger sur la ou les disproportions en jeu dans ce conflit, à ne pas sortir d’un processus vain de recherche du coupable et à vouloir confondre défense et vengeance on entraîne ce vieux conflit au rythme des résurgences de haine attaque « les racines mêmes de l’hominité : non pas seulement le temps de l’histoire, mais celui de l’hominisation[6]. » C’est, dans ce conflit entre les Israéliens, plus largement les Juifs, et les Palestiniens, plus largement les Arabes, c’est le principe même d’Humanité qui est remis en cause. Ne pas nous interroger dans ce sens conduit à une aporie politique et humaine qui pourrait donner raison à Goethe qui disait « que le désordre lui paraissait plus fâcheux qu’une injustice[7]. »
[1] Michel Serres, Eclaircissements.
[2] Oliver Rohé, Défaut d’origine.
[3] Michel Serres, Eclaircissements.
[4] Michel Serres, Eclaircissements.
[5] Régis Debray, Des musées aux missiles, Tract, n°3, mars 2022, Gallimard
[6] Michel Serres, Eclaircissements.
[7] Stefan Zweig, Le Monde d’hier, (chapitre Incipit Hitler)
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