Philippe De Gaulle : à l’ombre du Général
« La chance de Philippe de Gaulle est d’avoir été le "fils de…". Sa malchance est de n’avoir été que cela. » (Bertrand Le Gendre, "Le Monde" du 13 mars 2024).
L'amiral Philippe De Gaulle, fils de son père, est mort cette nuit, ce mercredi 13 mars 2024 à l'Hôtel des Invalides, à Paris, qui accueille les anciens militaires qui ne sont plus autonomes. Il venait d'avoir 102 ans il y a un peu plus de deux mois.
Comme pour beaucoup d'autres, il est difficile d'être le fils de quelqu'un, surtout quand on a le même métier. Surtout quand le quelqu'un est un grand homme dont il n'existe même pas un par siècle ! D'un naturel effacé, Philippe De Gaulle n'avait pas l'intention d'égaler son père ni dans le domaine militaire, ni encore moins dans le domaine politique, bien que son père eût nourri quelques ambitions à ce sujet au début des années 1960. Mais, comme je le rappelais récemment, on l'oublie un peu trop souvent, il avait été l'un des premiers résistants, 18 ans en 1940, génération sacrifiée, considéré même par son père comme le premier de ses compagnons (avec sa mère, il avait perdu la trace de son père et était arrivé en Angleterre le 19 juin 1940 après avoir appris par les journaux le fameux appel de la veille). S'il avait été nommé Compagnon de la Libération, il devrait être enterré au Mont-Valérien comme c'était promis par De Gaulle (place réservée au dernier survivant, qui fut donc Hubert Germain, mort le 12 octobre 2021, un an après l'avant-dernier survivant Daniel Cordier).
L'ombre paternelle avait réduit les capacités de carrière dans la marine. Il a fallu, hors de son père, qu'il allât s'en plaindre auprès de l'entourage de Georges Pompidou pour que sa carrière militaire se débloquât et se terminât brillante, contre-amiral le 1er septembre 1963, vice-amiral le 9 septembre 1965, puis amiral le 25 juin 1980. Enfin, élu sénateur RPR de Paris (pendant dix-huit ans), sur consigne de Jacques Chirac, député-maire de Paris. Alors que le paternel voulait supprimer le Sénat ! (Mais entre-temps, la gauche socialo-communiste était passée et le Sénat était devenu la seule chambre d'opposition). Toutefois, Philippe De Gaulle s'est aussi épanoui dans la création artistique et on lui doit beaucoup de dessins, peintures, affiches, maquettes, sculptures, céramiques, tapisseries, etc.).
S'il ressemblait physiquement beaucoup à De Gaulle, tant sa haute taille que son visage aux paupières tombantes et au long nez de Cyrano (De Gaulle avait du mal à se sentir à l'aise de ce corps d'éléphant et c'est pour cela qu'il aimait se promener avec son fils qui avait la même carcasse, il se sentait à l'aise avec son fils), Philippe De Gaulle n'avait pas la plume littéraire de son père et il a fallu qu'il publiât deux tomes en 2003 et 2004 d'une longue interview avec Michel Tauriac pour enfin se retrouver une star par lui-même, l'auteur de mémoires très personnelles sur son père ("De Gaulle, mon père"), d'autant plus qu'il était l'héritier moral de De Gaulle, en particulier de ses archives et de sa mémoire (il a accepté l'érection de sa statue aux Champs-Élysées aux côtés de Clemenceau et Churchill).
Ce livre l'a rendu célèbre car il y dévoilait un De Gaulle intime que personne ne connaissait, mais les historiens lui en ont beaucoup voulu parce qu'il était truffés d'erreurs factuelles et aussi de mauvaises interprétations. Même son service-après-vente (courses dans les médias, invitations dans des émissions pseudo-culturelles, etc.) a choqué les plus gaulliens des admirateurs du Général qui se rappelaient qu'il avait critiqué son directeur de campagne en 1965 ainsi : « Vous m’avez fait mettre en pyjama devant les Français ! », et son fils ne faisait plus que ça ! Bertrand Le Gendre, dans son article, rappelle aussi que Pierre Nora, ulcéré que "De Gaulle, mon père" se vendît comme des petits pains (à 800 000 exemplaires !), a balancé amèrement et crûment : « L'amiral a maréchalisé De Gaulle ! ». Rappelons d'ailleurs que Philippe De Gaulle n'avait pas eu pour parrain Pétain, même si ce dernier lui était très attentionné quand il était enfant. Les grands biographes Jean Lacouture et Éric Roussel ont relevé les plus grosses erreurs du livre, qui reste cependant un document intéressant sur la vie familiale et personnelle de l'homme public.
Philippe De Gaulle expliquait dans son livre à quel point sa mère, Yvonne, supportait mal les réceptions officielles et qu'une fois veuve, la consigne était d'éviter toute rencontre autre que familiale. Le 2 novembre puis le 9 novembre (jour de la mort de De Gaulle) : « Nous allons tous au cimetière avec elle en dépit de la foule des pèlerins qui se pressent nombreux en ces jours du souvenir. En cours de semaine, il n'est pas rare qu'elle se rende sur la tombe (…) pour remplacer les fleurs et parfois y enlever quelque objet insolite déposé par un admirateur du Général. À plusieurs reprises, elle sera obligée de faire nettoyer le marbre maculé par des inscriptions offensantes. Le dimanche, quand on lui signale que l'église de Colombey déborde de monde, elle agit comme au temps de mon père : elle va, en voiture, à la recherche d'une messe dans un village voisin. (…) Tout de suite après les obsèques, elle m'a bien recommandé : "À partir de maintenant, plus de visiteur à la maison. Ton père ouvrait rarement sa porte. Moi, il n'y a pas de raison que l'on vienne me voir en dehors des membres de la famille. Le Général parti, je ne suis plus rien". Alors, je me le suis tenu pour dit. Rares sont ceux parmi les anciens ministres ou collaborateurs de mon père à qui je dois répéter la consigne. Dans le milieu gaulliste, on sait que "Tante Yvonne" veut la paix et l'on n'insiste pas. ».
La veille de la mort du Général, à la messe du dimanche, le curé l'avait trouvé fatigué : « Peut-être ce jour-là, l'était-il vraiment, mais peut-être pensait-il aussi que l'office durait un petit peu trop longtemps ou était-il agacé par trop de monde ans l'église. ».
Philippe De Gaulle racontait aussi qu'il n'était pas question que son père fût enterré ailleurs qu'à Colombey-les-Deux-Églises. Son testament avait été écrit dès 1952 : « Deux fois de suite, après coup, à l'intervalle de quelques années, j'ai tenu à m'assurer de la validité de ces dispositions au cours d'une promenade avec lui ou à une autre occasion. À Pâques 1970, six mois avant son décès, je renouvelle ma question. Ce jour-là, alors que je l'accompagne dans sa promenade matinale et que nous remontons l'allée des charmilles vers le crucifix de pierre en haut du mur qui nous sépare de la route, entre une double haie de lilas, il évoque tout à coup l'éventualité de sa mort. "Ton grand-père est décédé à quatre-vingt-quatre ans. Je vais en avoir quatre-vingts. J'ai donc cette échéance à envisager". L'anniversaire de la mort de mon grand-père, le 3 mai, approchait, et j'ai supposé que c'était pour cette raison qu'il abordait le sujet. Je lui ai demandé : "Ces dispositions testamentaires sont-elles toujours valables ?". Il me les avait confirmées chaque fois, en particulier après avoir été élu Président de la République, en décembre 1958, et en 1968, au moment des événements que vous savez. Cette fois-là, il en fait autant : "Elles sont arrêtées une fois pour toutes. Pas un mot et aucune disposition ne sont à changer. Pas d'obsèques nationales et pas d'officiels à mes obsèques à Colombey. Je le confirme. Tu me fermeras les yeux après m'avoir rendu le même service que Hindenburg a demandé à son fils". (…) Il estimait (…) que cela suffisait. Point besoin d'y ajouter des corps constitués, d'anciens Présidents ou de futurs "qui ne viennent que pour eux-mêmes". Il voulait aussi éviter les manifestations politiques déplacées. Quand on disait qu'il serait un jour au Panthéon, il répliquait : "Mais qu'est-ce que vous voulez que j'aille faire là-dedans ? Vous me voyez à la place de Marat pour en être expulsé un an après ?". De la même façon, il avait écarté la suggestion des compagnons de la Libération qui l'auraient bien vu inhumé parmi eux au Mont Valérien. (…) Ces disposition d'obsèques étaient tout à fait indépendantes de la conjoncture du moment. Il les avaient décidées des années auparavant et il entendait qu'on les respectât une fois pour toutes, quels que fussent les gens en place, le régime ou les circonstances. ».
Et voilà, Philippe De Gaulle vient de mourir et j'écris sur la mort de son père. Ce n'est pas anodin. La réelle plus-value de Philippe De Gaulle dans l'histoire de France, malgré ses faits héroïques de Résistance, c'est surtout d'avoir écrit une histoire de son père et de ses relations avec lui, sa version à lui, personnelle, du grand homme, et il s'effaçait derrière son père, comme il l'a toujours fait pendant toute son existence.
Au moins, sa place sera tout trouvée. Auprès de son père. L'amiral Philippe De Gaulle était une sorte de dinosaure en dehors du temps qui, aujourd'hui, vient se fracasser dans la réalité des destinées et rappelle pour ainsi dire que la grande histoire n'est jamais très éloignée de nous. Malheureusement.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (13 mars 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Philippe De Gaulle.
L'impossible Compagnon de la Libération.
Entre père et mer.
L'autre De Gaulle.
La mort du père.
Le théorème de la locomotive.
De Gaulle, l’Europe et le volapük intégré.
18 juin 1940 : De Gaulle et l’esprit de Résistance.
Daniel Cordier.
Le songe de l’histoire.
Vive la Cinquième République !
De Gaulle et son discours de Bayeux.
Napoléon, De Gaulle et Macron.
Pourquoi De Gaulle a-t-il ménagé François Mitterrand ?
Deux ou trois choses encore sur De Gaulle.
La France, 50 ans après De Gaulle : 5 idées fausses.
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