Pierre Lellouche entre plaidoyer et caricature
Dans l’édition du Monde en date du 3 janvier 2012, Pierre Lellouche, secrétaire d’Etat chargé du Commerce extérieur, nous livre, sous le titre « Non, le protectionnisme n’est pas la solution, renforçons plutôt notre compétitivité », des réflexions qui tiennent à la fois du plaidoyer pro domo, de l’hymne à la mondialisation et de la promotion d’un ouvrage à paraître.
A un moment où le commerce extérieur de la France continue à souffrir, il réussit à se concentrer sur une bonne nouvelle : « Est-ce une coïncidence si le nombre de nos PME exportant pour la première fois a augmenté de 10 % ? » (depuis quand ? coïncidence avec quoi ?). A propos de l’ouverture des marchés publics japonais (en décembre 2011, à hauteur de 10 milliards d’euros), il parle de « bataille majeure (…) passée inaperçue dans la presse ». Voila une injustice réparée.
Tout cela n’est pas exempt d’une certaine emphase, puisqu’il est aussi question, en référence à l’action de notre président de la République, de « grands chantiers à même de remettre le navire France dans la bonne direction », métaphore assez mal venue puisque, dans les années 70, après seulement 15 ans d’exploitation, nos gouvernants ont du abandonner ce prestigieux paquebot à une triste déchéance, au nom du réalisme économique. Il a fini par être ferraillé en 2009, en Inde, sous l’ultime identité de « Blue lady » …
Venons-en à la question de la mondialisation : « L’idée (du protectionnisme) est aussi ancienne qu’elle est funeste par ses résultats ». « Ancienne », oui, mais pourquoi « funeste » ? L’histoire économique démontrerait plutôt le contraire. Depuis le début de l’ère industrielle, les périodes de protectionnisme ont été la règle et le libre-échange l’exception, selon une proportion de l’ordre de 80 % / 20 %. Après la seconde guerre mondiale, soit jusque dans les années 70, la plupart des pays ont maintenu un contrôle des mouvements de marchandises et de capitaux. C’est à partir des années 80 que le libre-échange a été étendu à la quasi-totalité des activités commerciales et financières et adopté par la majorité des pays. Que constate-t-on ? Les périodes de protectionnisme n’ont pas empêché un développement rapide des activités économiques et, souvent aussi, du bien-être matériel des populations. A contrario, depuis qu’il s’est généralisé, le libre-échange a été concomitant d’un fort ralentissement de
Par ailleurs, lorsque Pierre Lellouche écrit : « Que les tenants de cette théorie (le protectionnisme, dont nous venons de voir qu’il ne s’agit pas que d’une théorie) expliquent ce qu’ils comptent faire des sept millions de français salariés d’entreprises exportatrices », il se laisse aller à la fois à l’approximation statistique et à
« Le véritable défi (…) est celui de la compétitivité » nous dit-on. En réalité, dès lors qu’on en fait l’enjeu majeur de notre avenir, ce n’est plus un défi, c’est un piège, car la compétition dont on nous parle ici a des effets dévastateurs pour les travailleurs : en réalité, les seules variables d’ajustement de la compétitivité, dans la durée, sont le coût et les conditions de travail.
Il faut ici s’arrêter sur le titre - à la fois explicite et impérieux - de l’ ouvrage de Pierre Lellouche dont la parution nous est annoncée pour le 19 janvier 2012 : « Mondialisez-vous ! Manifeste pour une France conquérante ». Conquérante de quoi ? de qui ? Après la métaphore maritime du navire France, nous avons droit à la métaphore militaire qui, précisément, augure mal du caractère non belliqueux des campagnes commerciales à venir.
On nous ressert évidemment les cas de « l’Allemagne, l’Autriche et les pays scandinaves » qui ont jusqu’à présent mieux tiré leur épingle du jeu. On entend beaucoup dire que nous serons protégés si nous nous concentrons sur le haut de gamme. Arrogance bien occidentale : pense-t-on vraiment que nous serons durablement les seuls à en être capables ?
Et de quelle mondialisation nous parle-t-on ? S’il s’agit de la possibilité qui est désormais la nôtre de se déplacer à peu près partout sur la planète, de connaître d’autres pays et d’autres peuples, de communiquer en temps réel avec l’autre bout du monde, on peut convenir qu’il s’agit là d’une évolution inéluctable, porteuse de progrès mais aussi de risques à contrôler, parmi lesquels le laminage culturel.
Mais la mondialisation en cours, c’est aussi la constitution d’un espace économique et financier dérégulé, affranchi des barrières douanières et autres restrictions aux échanges, appuyée, depuis une trentaine d’années, par les grandes organisations internationales que sont l’OMC, le FMI et la Banque mondiale. Ce second aspect n’est lui, en aucune manière une fatalité.
L’amalgame entre ces deux volets du phénomène et le caractère effectivement à peu près inéluctable de la mondialisation culturelle, estampillée « progrès et avenir », ont permis aux inconditionnels de l’ultralibéralisme d’empaqueter la mondialisation économique et financière dans le même emballage avantageux et de traiter leurs détracteurs de rêveurs passéistes.
Pourtant, cette économie « mondialisée » est indissociable du culte aveugle de la croissance à tout prix, de la concurrence avec prime au moins-disant social, de la grande pauvreté coexistant avec la grande richesse servie par une industrie du luxe florissante, de l’exploitation forcenée des ressources de la planète, de la prolifération ubuesque des échanges et transports internationaux. La promesse ultralibérale d’une autorégulation a en outre été démentie par une succession de crises sans précédent.
Dans ces conditions, contrairement à ce dont essaie de nous convaincre Pierre Lellouche « démondialiser sept milliards d’être humains », n’est pas un objectif qu’il convient de tourner en dérision.
Remettre en cause les aspects les plus choquants de ce système ne revient pas à « s’emmurer ». Le protectionnisme, contrairement au libre-échange tel que nous nous le sommes imposés, n’a pas lieu d’être une doctrine absolutiste. Il s’agit simplement de ne pas laisser sur la table des négociations les ciseaux pour se faire tondre. Les adeptes de la métaphore militaire feraient bien de se souvenir que la défense ne saurait être dissociée de la conquête.
Pierre Lellouche semble considérer que ce combat, dont nous ne voyons que le début, va se réguler au sein d’instances internationales telles que l’OMC, entre gens de bonne compagnie soucieux du bien commun et plus préoccupés d’harmonie universelle que de ce qu’ils estiment être leur propre intérêt. On aimerait y croire mais cela relève de l’angélisme. Après tout, ce n’est qu’un juste retour des choses : les puissances occidentales, quand elles avaient toute latitude de le faire, n’ont guère mis à profit leurs heures de gloire pour promouvoir l’équité des échanges internationaux.
Aujourd’hui, alors même que toutes les barrières économiques entre les Etats ont été abattues, aucun instrument de coordination mondiale des politiques économique et sociale n’est en état de contrebalancer les objectifs propres et les égoïsmes des uns et des autres. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas y travailler, mais le chemin pour parvenir à une entente est à ce point semé d’embûches qu’une instance opérationnelle n’a aucune chance de naître dans un horizon de temps prévisible. Pierre Lellouche fournit lui-même l’argument qui réduit à néant son espoir d’une gestion harmonieuse de la mondialisation par les institutions internationales. Citons-le : « Dix années de négociation du cycle de Doha à l’OMC ont abouti, le 17 décembre (2011) à un constat d’échec. (…) Au total, les pays les plus pauvres sont les principales victimes de cette impasse ». Que l’on nous dise ce qui autorise à espérer que « les Etats-Unis (qui) ont fait une fois de plus la sourde oreille et les grands pays émergents (qui) ont refusé de prendre leurs responsabilités » vont se transformer en bienfaiteurs de l’humanité ?
Dans ces conditions, la lutte ne peut être qu’acharnée avec les multiples autres « conquérants » que le « navire France » trouvera sur sa route. Ce vocabulaire cocardier pourrait n’être que ridicule mais il est aussi révélateur et inquiétant, car il en va des guerres commerciales comme des autres : les états-majors sont à l’abri, les trafiquants profitent et ce sont les troupes qui règlent l’addition.
La mondialisation ultralibérale a fait voler en éclats la cohérence des territoires d’exercice des pouvoirs politique, économique et financier, mettant le premier sous tutelle des deux autres. C’est le rétablissement de cette cohérence, et non la recherche à tout prix de la compétitivité, qui est l’enjeu majeur du moment car c’est le seul moyen de remettre le citoyen - producteur, consommateur et électeur - au cœur d’un dispositif dont il devrait constituer la finalité et non un simple rouage productif.
Pour le moment, ce sont les pays émergents qui s’autorisent le plus d’entorses aux principes du libre-échange et de la dérégulation et les pays occidentaux, inventeurs de l’ultralibéralisme, sont les premières victimes de ce rejeton brutal et vorace.
Si un protectionnisme bien dosé est la condition préalable au choix et au développement d’un modèle de société non réductible au monde globalisé que l’on nous propose, alors il faut le revendiquer et c’est au niveau européen qu’il faut agir.
On notera d’ailleurs que, au sein même de l’UMP, les avis sont partagés. Prenons-en pour seul exemple cette opinion émise par Laurent Wauquiez dans l'édition du 18 décembre de ce même journal Le Monde : « Il faut tourner la page de l'époque où la droite et le centre clamaient " Vive le libre-échange " en croyant qu'il allait produire un monde meilleur ». Il faut espérer que, sur des questions aussi essentielles, nos ministres se parlent de temps en temps …
Nous prendrons connaissance de l’ouvrage de Pierre Lellouche dès qu’il paraîtra et nous en proposerons une analyse sur le forum « comptes-rendus de lecture » du site www.citoyensunisdeurope.eu
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