Pierre Mauroy, le militant et homme d’État
« Dans son livre "C'est ici le chemin" (1982), M. Pierre Mauroy, député-maire de Lille et ancien Premier Ministre, nous dit en substance où est le chemin (c'est ici). » (Pierre Desproges, "L'Almanach", juin 1988, éd. Rivages).
L'ancien premier Premier Ministre socialiste de la Cinquième République Pierre Mauroy est mort il y a dix ans, le 7 juin 2013 des suites de sa maladie, à presque 85 ans (il est né le 5 juillet 1928). Cette date est marquée par quelques événements à Lille dont il fut le maire pendant vingt-huit ans (entre 1973 et 2001), une exposition photographique sur le parvis de l'hôtel de ville à partir du 7 juin 2023, ainsi qu'un hommage rendu au cimetière de l'Est (où il est inhumé) le 9 juin 2023 à 9 heures 30.
J'évoquais le centenaire de René Monory, figure historique du centre droit, et on peut concevoir que Pierre Mauroy jouissait d'une place assez équivalente à gauche, à savoir un homme d'action, une référence, un roc, toujours fidèle à ses convictions, mais, en même temps, pas un "hyper-leader", pas un présidentiable ambitieux qui ne pensait qu'à ça matin midi et soir depuis l'adolescence.
Ainsi, malgré toute son expérience, il n'a jamais été question d'un Pierre Mauroy candidat à l'élection présidentielle en 1995 (à 66 ans) alors qu'après les désastres électoraux du PS de 1993 et 19994, il n'y avait plus de candidat véritablement légitime (ni Michel Rocard, ni Laurent Fabius, ni Jacques Delors, d'où la candidature de Lionel Jospin). On pourrait aussi comparer Pierre Mauroy à Michel Debré, ce dernier le gardien du gaullisme originel, et Pierre Mauroy, le gardien du socialisme d'Épinay.
Dès l'adolescence, Pierre Mauroy n'était pas obsédé par l'élection présidentielle (qui n'était pas encore au suffrage universel direct) mais il était déjà ambitieux dans ses convictions socialistes. Enseignant et syndiqué à la FEN, il a pris rapidement des responsabilités au sein de ce syndicat enseignant mais aussi, à partir de 1952, au sein de la SFIO, le vieux parti socialiste dirigé par Guy Mollet (1905-1975), député-maire d'Arras. Par ailleurs, Pierre Mauroy a fondé et présidé à partir de 1950 la Fédération Léo-Lagrange pour promouvoir l'éducation populaire, du nom de l'ancien sous-ministre des sports et des loisirs du Front populaire, tué au combat en juin 1940.
En 1966, il était "arrivé" au poste de secrétaire général adjoint de la SFIO (c'est-à-dire numéro deux) de celui qui était alors son mentor, Guy Mollet ; son autre mentor était plus local, bien qu'ancien ministre, Augustin Laurent (1896-1990), député puis maire de Lille, président du conseil général du Nord.
Contrairement à ce qu'on dit souvent, la naissance du nouveau parti socialiste n'a pas eu lieu en 1971 (avec François Mitterrand) mais dès 1969. Guy Mollet, homme de la Quatrième République complètement dépassé par les nouvelles institutions et après une vingtaine d'années à la tête de ce parti, a voulu organiser sa succession ainsi que rénover la vieille SFIO. Le dauphin tout désigné était bien sûr Pierre Mauroy, plein d'avenir à près de 41 ans (ses deux mandats électifs était alors conseiller municipal de Cachan de 1965 à 1971 et conseiller général du Nord de 1967 à 1973 ; en 1971, Augustin Laurent l'a inclus sur sa liste à Lille et il fut élu premier adjoint de 1971 à 1973 avant de succéder au maire septuagénaire sans nouvelle élection populaire).
Le 4 mai 1969 s'est ainsi tenu le congrès extraordinaire d'Alfortville où la SFIO s'est transformée en parti socialiste (PS) avec l'arrivée de nombreux clubs politiques (ceux de Pierre Bérégovoy, Alain Savary, Robert Verdier, Jean Poperen, etc.). Ce parti a aussi désigné son candidat à l'élection présidentielle, Gaston Defferre. Il faut se souvenir du contexte politique particulièrement désastreux pour les socialistes : après la démission soudaine de De Gaulle une élection présidentielle fut organisée, et, au premier tour du 1er juin 1969, le candidat socialiste Gaston Defferre (après une campagne très médiocre ; il s'affichait avec Pierre Mendès France promis à Matignon, dans un contre-sens des institutions) a atteint à peine plus de 5%, largement devancé par le candidat communiste Jacques Duclos.
Pierre Mauroy est devenu secrétaire général par intérim dans l'attente de la désignation des nouvelles instances dirigeantes qui s'est décidée au congrès d'Issy-les-Moulineaux, du 11 au 13 juillet 1969. Il aurait alors dû être consacré premier secrétaire, alors que son ambition pour le parti était débordante.
Cependant, Guy Mollet finalement lui a retiré son soutien parce que Pierre Mauroy avait refusé de garder Ernest Cazelle en numéro deux, un apparatchik essentiel qui contrôlait toutes fédérations départementales et qui était resté fidèle à Guy Mollet (une manière pour lui de se retirer tout en gardant son influence). Pierre Mauroy a alors été battu par Alain Savary (le futur ministre de l'éducation nationale) à une voix près, celle de Guy Mollet justement, qui gardait encore un œil dans le parti.
On peut imaginer l'amertume sinon la rancœur de Pierre Mauroy qui a vu s'échapper le poste de ses rêves, pour une simple petite voix. Cela a évidemment son importance pour la suite. Car la suite, pour le coup, la "mémoire collective" la connaît : au congrès d'Épinay-sur-Seine du 11 au 13 juin 1971, François Mitterrand, qui avait mis en ballottage De Gaulle en 1965, est arrivé au PS en renfort avec sa petite Convention des institutions républicaines (CIR) et le CERES.
Sans François Mitterrand et dans une optique purement interne, Pierre Mauroy était prêt à prendre sa revanche sur Alain Savary. Mais cela s'est passé autrement : grâce à Pierre Mauroy, patron de la puissante fédération du Nord (l'une qui a le plus de délégués au congrès), François Mitterrand a pu non seulement intégrer mais aussi conquérir le PS (alors que la veille, il n'était même pas adhérent !). C'est Pierre Mauroy, redevenu numéro deux du PS, qui lui a permis ce petit exploit politique, qui a façonné la vie politique à gauche... jusqu'en 2017. Et ensuite, l'union de la gauche s'est construite sur le rythme de je-t-aime-moi-non-plus, avec l'adoption du programme commun le 27 juin 1972, l'arrivée du PSU et de Michel Rocard en 1974 et la victoire de 1981.
En fait, c'était beaucoup moins linéaire que cela. D'une part, l'échec, de justesse, de François Mitterrand en 1974 face à Valéry Giscard d'Estaing remettait en cause son leadership et faisait douter de sa présidentiabilité : deux fois vaincu, il serait toujours le perdant (Jacques Chirac a aussi connu ces doutes après son échec de 1988) ; d'autre part, la vie interne du parti socialiste n'était pas un long fleuve tranquille : il fallait batailler pour se constituer des majorité aux instances dirigeantes et, après un nouvel échec aux élections législatives de mars 1978, le congrès de Metz du 6 au 8 avril 1979 fut symptomatique de ces querelles. À l'aide de Jean-Pierre Chevènement et Laurent Fabius, François Mitterrand a réussi de justesse à contrer une OPA de Michel Rocard ...aidé de Pierre Mauroy et Alain Savary. C'était l'époque de la seconde gauche face à la gauche archaïque.
Parallèlement, Pierre Mauroy s'est construit une belle trajectoire électorale : maire de Lille de 1973 à 2001, député de 1973 à 1992, puis sénateur de 1992 à 2011, et bien sûr, c'était là sa puissance politique, le patron de la fédération du PS du Nord, l'une des plus nombreuses de France.
La gauche archaïque a gagné en 1981 avec François Mitterrand qui s'est installé à l'Élysée pour deux septennats (le record de longévité toutes républiques confondues). Le choix de Pierre Mauroy à Matignon était alors une évidence, malgré la "trahison" de 1979.
Pierre Mauroy était pourtant un partisan d'une politique de gauche "réaliste" avec Michel Rocard et Jacques Delors. Dès l'investiture de François Mitterrand, le 21 mai 1981, dans la voiture présidentielle, avant même son nomination formelle, Pierre Mauroy demandait (en vain) à François Mitterrand une dévaluation du franc pour interrompre les spéculations sur le franc et la fuite des capitaux. Parmi les mesures qui coûtent encore très cher aux Français d'aujourd'hui, notamment aux contribuables français, la retraite à 60 ans (au lieu de 65 ans). Emmanuel Macron n'est pas revenu à avant 1981 puisque l'âge de départ à la retraite a été reculé à 64 ans (et pas 65 ans comme proposé dans son projet de 2022). Parmi les autres réformes, on peut citer l'abolition de la peine de mort, les nationalisations, l'impôt sur les grandes fortunes, la création d'une autorité de tutelle pour l'audiovisuel public, la semaine de 39 heures de travail, la cinquième semaine de congé payé, la décentralisation qui a fait élire de nouveaux chefs d'exécutif sur tout le territoire, etc. Pierre Mauroy a aussi négocié le "tournant de la rigueur" dès le 9 juin 1982, en raison d'une évidence simple : le gouvernement socialo-communiste dépensait beaucoup trop (il a même été institué une autorisation de déficit à 3% du PIB !).
Après les élections municipales de mars 1983 qui furent un désastre pour les socialistes, Pierre Mauroy ne comptait pas être reconduit à Matignon et se préparait à un repli à Lille. Finalement, les hésitations de François Mitterrand sur son éventuel successeur l'ont conforté à Matignon mais son troisième gouvernement a été emporté le 17 juillet 1984 par la forte contestation populaire contre la réforme Savary imposant un système unique laïque de l'éducation. Par un étrange sursaut du destin, l'action d'Alain Savary, qu'il avait intégré dans son gouvernement pendant trois ans à l'Éducation nationale, a été la cause de sa chute.
Après la réélection de François Mitterrand, Pierre Mauroy s'est éloigné de ce dernier en recevant enfin son bâton de maréchal : après avoir manœuvré avec Lionel Jospin et Michel Rocard, il a conquis le poste de premier secrétaire du PS par 63 voix contre 54 à l'héritier présidentiel, Laurent Fabius, qui a eu le perchoir en lot de consolation. François Mitterrand aurait voulu Fabius au PS et Mauroy au perchoir, ce fut le contraire.
Pierre Mauroy a donc eu une vie après Matignon, celle de chef du PS du 14 mai 1988 au 9 janvier 1992 (avec l'épisode du congrès de Rennes du 15 au 18 mars 1990 qui a montré une totale implosion des socialistes), il fut également le président de l'Internationale socialiste, succédant le 17 septembre 1992 à Willy Brandt (mort le 8 octobre 1992), et redonnant ce titre le 10 novembre 1999 à l'actuel Secrétaire Général de l'ONU Antonio Guterres. Le 21 février 1992, il a en outre créé la Fondation Jean-Jaurès qu'il a présidé jusqu'à sa mort (ses successeurs furent Henri Nallet en 2013 puis Jean-Marc Ayrault en 2022).
Pour les élections présidentielles post-mitterrandiennes, Pierre Mauroy a soutenu Lionel Jospin en 1995 et 2002, Ségolène Royal en 2007 et Martine Aubry en 2011 pour la primaire socialiste avant de soutenir le candidat désigné François Hollande en 2012. Il a reçu de ce dernier une accolade très chaleureuse à la cérémonie d'investiture le 15 mai 2012, un an avant sa disparition. Pierre Mauroy était le mentor de Martine Aubry qui a reçu l'héritage de la mairie de Lille, et aussi de Michel Delebarre.
Après la mort de Pierre Mauroy, l'Institut Pierre-Mauroy a vu le jour et organise chaque année un colloque thématique sur l'action politique de Pierre Mauroy (le dernier s'est tenu le 20 octobre 2022 animé par Laurent Joffrin sur le thème du renouveau de la gauche de 1971 à 1981). La ville de Lille a honoré sa mémoire en baptisant son grand stade de son nom.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (03 juin 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La nostalgie des folles années.
Pierre Mauroy.
Roger-Gérard Schwartzenberg.
Georges Kiejman.
Robert Badinter.
Roland Dumas.
Laurence Rossignol.
Olivier Véran.
Sophie Binet.
Les congés menstruels au PS.
Comment peut-on encore être socialiste au XXIe siècle ?
Nuit d'épouvante au PS.
Le laborieux destin d'Olivier Faure.
PS : ça bouge encore !
Éléphants vs Nupes, la confusion totale.
Le leadershit du plus faure.
L'élection du croque-mort.
La mort du parti socialiste ?
Anne Hidalgo.
Le socialisme à Dunkerque.
Pierre Moscovici.
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