Pierre Moscovici à la tête de la Cour des Comptes : retour à la Hollandie ?
« La Cour des Comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l’action du gouvernement. Elle assiste le Parlement et le gouvernement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances et de l’application des lois de financement de la sécurité sociale ainsi que dans l’évaluation des politiques publiques. Par ses rapports publics, elle contribue à l’information des citoyens. » (Article 47-2 de la Constitution de la Cinquième République).
Dans son édition du 30 mai 2020, le "Journal du dimanche" a annoncé que le Président de la République Emmanuel Macron avait (enfin) choisi le nouveau Premier Président de la Cour des Comptes, choix qui va être officialisé lors du conseil des ministres de ce mercredi 3 juin 2020 : Pierre Moscovici serait l’heureux choisi.
J’ai écrit enfin car le poste est vacant depuis plus de quatre mois. Un jeu de dominos, un jeu de nominations dont n’est pas expert Emmanuel Macron.
Le juge Jean-Louis Nadal, qui fut procureur général près de la Cour de Cassation du 20 octobre 2004 au 30 juin 2011, a achevé son mandat de six ans de président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) le 19 décembre 2019. Cette instance, créée par la loi organique n°2013-906 et la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relatives à la transparence de la vie publique, inspirée des leçons de l’affaire Cahuzac, contrôle notamment la réalité des déclarations du patrimoine des grands élus et hauts fonctionnaires, au point éventuellement de signaler à la justice tout manquement. Or, Emmanuel Macron a mis déjà plus d’un mois pour remplacer Jean-Louis Nadal et a nommé le 15 janvier 2020 l’ancien député socialiste de Grenoble Didier Migaud (qui est entré en fonction le 31 janvier 2020).
Didier Migaud était un député de base très travailleur qui a eu beaucoup de "chances", des chances qui se sont toutes appelées …Nicolas Sarkozy : en effet, ce dernier nouvellement élu à l’Élysée a proposé en juin 2007 que le poste de président de la commission des finances de l’Assemblée Nationale, poste important dans la préparation du budget de l’État, fût attribué à un membre de l’opposition, et celle-ci s’est mise d’accord pour Didier Migaud.
Deux années plus tard, pour la succession de Philippe Séguin, Premier Président de la Cour des Comptes mort subitement, Nicolas Sarkozy, après avoir proposé le poste à François Hollande (qui a décliné poliment, il a eu raison !), a nommé Didier Migaud le 23 février 2010. Le poste est également essentiel dans la vie politique : la Cour des Comptes est l’instance de contrôle des finances publiques a posteriori, elle traque notamment les (nombreux) gaspillages. La publication de son rapport annuel est l’occasion de pointer du doigt quelques abus ou erreurs de gestion de ceux qui gèrent les finances publiques, que ce soit localement ou nationalement. Nicolas Sarkozy (dont on pourra difficilement dire, avec cela, qu’il était un dictateur) voulait y placer un membre de l’opposition pour que ce contrôle fût plus "sincère" et efficace, en tout cas, plus en rapport avec la fonction de s’opposer aux décisions gouvernementales.
Mais en nommant Didier Migaud à la présidence de la HATVP, Emmanuel Macron a rendu vacante la Première Présidence de la Cour des Comptes, réalité fâcheuse d’autant plus étrange qu’elle était prévisible (puisque c’était une autre nomination présidentielle qui l’a rendue vacante) et que cela a eu lieu lors de la publication du rapport annuel (qui fut ainsi présenté le 25 février 2020 par Sophie Moati, assurant l’intérim depuis le 29 janvier 2020 en tant que doyenne des présidents de chambres).
Si Pierre Moscovici a toutes les compétences pour occuper la fonction (j’y reviens plus loin), je trouve cette nomination désolante car elle symbolise un véritable retour à "l’ancien monde", et même, le "pire" ancien monde puisque c’est un retour à la Hollandie (rappelons que François Hollande n’a pas jugé utile de remplacer Didier Migaud qui lui était pourtant politiquement proche).
Que le Premier Président de la Cour des Comptes soit un responsable politique d’importance nationale, ancien ministre, etc., n’est certes pas nouveau et le poste est même souvent apparu comme une voie de garage on ne peut plus prestigieuse pour des anciens ministres ambitieux sans avenir, et c’était d’autant plus facile que certains, énarques dans la botte, étaient déjà dans ce grand corps de l’État qu’est la Cour des Comptes (les jeunes loups ambitieux sortis de l’ENA et ayant le choix, comme Jacques Chirac et François Hollande, ont toujours choisi la Cour des Comptes car… cela leur donnait du temps pour leurs activités politiques !).
Les exemples d’ancien ministre en fin de carrière sont nombreux et toutes couleurs confondues, et François Mitterrand a généralisé le principe : Lucien Paye du 19 janvier 1970 au 25 avril 1972, André Chandernagor du 7 décembre 1983 au 8 octobre 1990, Pierre Arpaillange du 8 octobre 1990 au 10 mars 1993, Pierre Joxe du 10 mars 1993 au 8 mars 2001 et Philippe Séguin du 21 juillet 2004 au 7 janvier 2010.
Oui, Pierre Moscovici a toutes les qualifications techniques pour devenir le prochain Premier Président de la Cour des Comptes, d’autant plus qu’il est originaire de ce corps (qu’il a réintégré après la fin de 2019) puisqu’il y était conseiller-maître après sa sortie de l’ENA. À 62 ans, ce sera évidemment un (nouveau) bâton de maréchal (inespéré) pour un socialiste on ne peut plus velléitaire.
Après l’échec des socialistes en 2007, il avait quand même laissé planer son ambition, celle de devenir premier secrétaire du PS, puis d’être le candidat du PS à l’élection présidentielle. Cette ambition a toujours plané… Certes, il a eu une "belle" trajectoire politique : conseiller général du Doubs de mars 1994 à mars 2001, conseiller régional de Franche-Comté de mars 1997 à mars 12004, député européen (donc élu sur une liste) de juin 1994 à juin 1997 puis de juin 2004 à juin 2007, élu député du Doubs en juin 1997, battu en juin 2002, élu en juin 2007 et juin 2012, Pierre Moscovici a eu une carrière politique relativement classique.
Proche d’Alain Krivine et se rapprochant du PS par Dominique Strauss-Kahn durant ses études (DSK était son prof), haut fonctionnaire, avocat, maître de conférences, Pierre Moscovici est un bon représentant de la Hollandie triomphante, social-libéral, pro-européen, mais qui a fait plus de tort à l’Europe que bien des antieuropéens. Nommé Ministre des Affaires européennes dans le gouvernement de Lionel Jospin du 4 juin 1997 au 6 mai 2002, puis (une première consécration) Ministre de l’Économie et des Finances dans les gouvernements de Jean-Marc Ayrault du 16 mai 2012 au 31 mars 2014 sur la lancée de l’élection de François Hollande à l’Élysée, Pierre Moscovici a choisi la sécurité en demandant et obtenant de François Hollande le très stable poste de commissaire européen du 1er novembre 2014 au 30 novembre 2019. Il était chargé des Affaires économiques et financières, de la fiscalité et de l’Union douanière dans la Commission Européenne présidée par Jean-Claude Juncker.
J’ai écrit assez sévèrement plus haut qu’il avait beaucoup de tort à l’Europe et à l’idée européenne (bien qu’il fût président du Mouvement européen pour la France de 2005 à 2006) car, commissaire européen, Pierre Moscovici a montré une arrogance de la technostructure bruxelloise contre son propre pays (à croire qu’il n’est pas très patriote), une arrogance qui ne pouvait que renforcer le camp des antieuropéens (ce qui fut le cas à l’élection présidentielle qui a suivi). Arrogance mais aussi ingratitude puisque son rôle était de blâmer celui-là même qui l’avait nommé…
Ce fils de l’un des grands théoriciens de l’écologie politique disparu il y a un peu plus de cinq ans a été assez malin (comme Laurent Fabius bombardé à la Présidence du Conseil Constitutionnelle en février 2016 pour neuf ans) puisque pendant que ses camarades socialistes se faisaient hara-kiri lors des élections législatives de juin 2017, lui avait préservé son poste et en gagne maintenant un autre prestigieux.
Pourtant, les candidats ne manquaient pas à ce poste si difficilement pourvu par l’Élysée. On parlait de Nicolas Belloubet, l’actuelle Garde des Sceaux dont la compétence politique reste encore à prouver. Son nom circulait probablement pour libérer le Ministère de la Justice, car de profession constitutionnaliste, je peine à y voir quelques compétences dans le contrôle des finances publiques. Et sa nomination aurait, comme pour Pierre Moscovici, peu à voir avec celle d’un membre de l’opposition visant à réellement contrôler l’action du gouvernement.
Quand j’écris "contrôler l’action du gouvernement", soyons bien clairs : le contrôle de l’action du gouvernement est réservé politiquement au Parlement, mais la Cour des Comptes, comme le rappelle l’article 47-2 de la Constitution, contribue à ce contrôle sur le plan technique (et pas politique).
Or, dans l’opposition actuelle, il y avait beaucoup de personnalités tout à fait capables d’être nommées à ce poste stratégique : des députés LR spécialistes des finances publiques comme Gilles Carrez ou l’ancien ministre Éric Woerth, actuel président de la commission des finances (heureusement toujours d’opposition), éventuellement Valérie Rabault. Présidente du groupe PS à l’Assemblée Nationale, depuis le 11 avril 2018, cette députée du Tarn-et-Garonne fut rapporteuse générale du budget d’avril 2014 à juin 2017, a même réalisé une saisie sur pièce et sur place à Bercy le 12 juin 2014 et a refusé d’entrer au gouvernement de Manuel Valls pour garder son indépendance (j’imagine son tempérament en acier trempé face à d’éventuelles pressions).
Mais je pense que le meilleur candidat aurait été le député centriste Charles de Courson, qui, par l’ENA, est (lui aussi) un magistrat à la Cour des Comptes et a défendu depuis sa première élection en mars 1993 le principe de l’intégrité des dépenses publiques (se souvenir avant tout que l’argent public est l’argent de tous les citoyens qu’on doit dépenser avec gravité et modération).
En nommant finalement Pierre Moscovici à la Première Présidence de la Cour des Comptes, Emmanuel Macron renoue avec son ancienne Hollandie qu’il avait quittée le 30 août 2016. On est loin de ses élans du "nouveau monde"…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (31 mai 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Débat Bruno Le Maire vs Pierre Moscovici le 14 novembre 2011 sur France 2.
Pierre Moscovici.
Didier Migaud.
François Hollande.
Laurent Fabius.
Dominique Strauss-Kahn.
Lionel Jospin.
Manuel Valls.
Christiane Taubira.
Jean-Marc Ayrault.
Jean-Yves Le Drian.
Bernard Cazeneuve.
Ségolène Royal.
Martine Aubry.
Bertrand Delanoë.
Claude Bartolone.
Michel Sapin.
Jérôme Cahuzac.
Anne Hidalgo.
Delphine Batho.
Nicole Bricq.
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Christophe Caresche.
Myriam El-Khomri.
Najat Vallaud-Belkacem.
Geneviève Fiaroso.
Jean-Christophe Cambadélis.
Harlem Désir.
Jean-Pierre Jouyet.
Yann Galut.
Jean-Vincent Placé.
Cécile Duflot.
Olivier Faure.
Aurélie Filippetti.
Arnaud Montebourg.
Jean-Pierre Bel.
François Rebsamen.
Valérie Trierweiler.
Benoît Hamon.
Vincent Peillon.
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