Pôle Emploi et chômeurs privatisés : entre idéologie et convoitise
Voici quelques jours, le mardi 21 juillet, Laurent Wauquier, le Secrétaire d’État à l’Emploi, présentait ce qu’il appelait lui-même son « plan de bataille » destiné à faire face à l’augmentation massive et continue du nombre de demandeurs d’emploi, qui en conséquence s’entassent et bouchonnent, aussi bien physiquement à l’entrée des antennes locales du Pôle Emploi, engorgées comme jamais, que « virtuellement » sur la plate-forme téléphonique du 3949.
Car la restructuration du service public de l’emploi n’a pas donné les résultats escomptés... tout du moins peut-on formuler la chose ainsi si l’on considère que les résultats en question consistaient en un accompagnement amélioré des chômeurs, un traitement plus rapide des dossiers, bref, une plus grande efficacité. Force est de constater qu’il n’en a rien été : des retards accumulés, des rendez-vous qui se chevauchent, un 3949 inutilisable... et cher. Le tout pour arriver à ce résultat de plus de 50 000 dossiers actuellement en souffrance. Et cette expression n’aura jamais été aussi idoine, car le "plan de bataille" de M. Wauquier semble moins tourné contre le chômage que contre les chômeurs eux-mêmes.
Pour le Secrétaire d’État, le constat est simple : la crise est " d’une très grande ampleur" et "on s’illusionne si on compte uniquement sur nos propres forces". Las, le service public, cette entité en laquelle l’idéologie néo-libérale ne voit qu’un éternel incapable, un dévoreur insatiable d’impôts, la mère de tous les freins à la liberté d’entreprendre -et d’entuber son prochain-... que dis-je ? Le Fléau de l’Humanité ; le service public, donc, ne pourrait faire face seul à l’afflux toujours plus important de demandeurs d’emploi. Et la vulgate libéralo-financière de poursuivre sur sa lancée : faisons donc appel au privé.
Car c’est bien d’idéologie qu’il est question, plus que de sens pratique. Sens pratique qui commandait simplement d’augmenter les effectifs du Pôle Emploi, d’en revoir le fonctionnement et les méthodes, pour absorber peu à peu le flux de chômeurs... des chômeurs auxquels on aura, de toute façon, rien à proposer, et ce de façon durable. Le sens pratique, on serait même tenté de parler de bon sens, qui aurait pu murmurer à nos politiques encroûtés dans leurs vieilles ritournelles de revoir complètement leur copie, en admettant enfin cette vérité première : il n’y pas assez de travail pour tous, et cela ne s’arrangera pas, car les raisons en sont essentiellement structurelles. L’Humain apprend peu à peu à se passer de l’Humain. Dans les usines où l’automatisation se poursuit comme dans les supermarchés qui remplaceront de plus en plus les caissières par des caisses automatiques, l’entreprise se libère peu à peu du travail. Le problème, c’est que l’Homme, lui, y est toujours assujetti. L’absence de clairvoyance politique conduit à s’appuyer sur des schémas périmés, à continuer à vivre dans le vingtième siècle-voire par certains côtés à nous ramener au dix-neuvième- alors qu’il faudrait faire preuve d’imagination pour inventer le mode de vie du vingt-et-unième.
Que nenni : la droite sarkozyste comme la gauche idéologiquement incertaine des Aubry, Royal ou autres Valls voient leurs discours comme leurs actions empoisonnés par cette chimère politicarde que l’on nomme "valeur travail", alors que pour la plupart des individus, ouvriers, employés ou travailleurs précaires, le travail est avant tout un aliénant. Et pour tous ceux qui n’en ont pas, le travail est une sorte de fantôme : il hante leurs esprits, aussi bien éveillés qu’assoupis, parasitant leurs pensées comme leurs rêves. Il leur hurle chaque jour un peu plus fort que l’avenir est incertain, pour eux comme pour leurs enfants. Et il les raille, il se moque : regarde autour de toi. Tout le monde a du travail. Tu es seul. Discours de hantise repris par des politiques, bien vivants ceux-là, car le chômage est aussi devenu un facteur de "contrôle" social : le chômeur doit se sentir seul, car de la solitude naîtra la honte, et la honte engendrera la docilité.
Foin du bon sens, donc. L’idéologie prévaut, et son leitmotiv est simple : "le public, c’est mal. Le privé, c’est bien". Oui, le privé ferait toujours mieux : plus efficace, plus rapide, plus sûr, plus économique. Autant de postulats dont les Français ont déjà eu l’occasion de vérifier l’inanité, qu’il s’agisse des autoroutes ou de l’énergie. Il en sera de même s’agissant du suivi des chômeurs. Plus efficace et plus rapide ? N’importe qui ayant déjà eu maille à partir avec un cabinet de recrutement privé sait que ces gens-là ne font pas plus de miracles que le conseiller sous-payé du Pôle Emploi. S’il n’y a pas de travail, il n’y pas de travail, point barre : on ne peut le créer ex nihilo, ni aller le cherche avec les dents, fussent-elles particulièrement longues et aiguisées.
Plus sûr ? Les quelques 320 000 personnes (150 000 licenciés économiques, notamment les bénéficiaires de la convention de reclassement personnalisée, CTP, qui concerne les entreprises de moins de 1 000 salariés, auxquels viendront s’ajouter 170 000 autres demandeurs d’emploi venant de secteurs en déclin ou ayant des difficultés personnelles qui rendent nécessaire un accompagnement sur longue durée), qui vont se voir confiées au bon soin de ces cabinets privés, ne tarderont pas à déchanter, tant les détails de leur situation personnelle auront du mal à faire le poids face à l’intérêt financier de prestataires soumis à une obligation de résultat. En clair, leur rémunération sera conditionnée au "reclassage" effectif du demandeur d’emploi. On imagine sans peine la pression qu’ils feront peser en retour sur les chômeurs dont ils auront la charge, pour leur faire accepter n’importe quoi, n’importe où, et à n’importe quel prix.
Et justement : plus économique, le privé ? La rémunération des cabinets privés est fixée à 3500 euros par chômeur reclassé... alors que cela en coûte moins de 1000 lorsque le service public se charge de la même mission. Pour le Pôle Emploi, le coût de l’opération est évalué à environ 100 millions d’euros cette année et près de 200 millions les années suivantes. Des sommes exorbitantes qui sortiront de la poche de l’État... pour aller dans celle de grandes entreprises privées.
Un marché promis à un bel avenir
De fait, il n’est plus question ici d’idéologie : la marotte néo-libérale et son axiome sacré, la concurrence, ne constituent qu’une face de la pièce au dos de laquelle s’inscrivent en grandes lettres d’or les ambitions prébendières de grands groupes privés. Chaque dérégulation libère un marché, et celui du suivi des chômeurs ne fera pas exception à la règle.
C’est d’abord un marché juteux, qui se verra confié à des poids lourd du secteur, comme BPI, Sodie ou encore Altédia... laquelle compte, parmi ses actionnaires fondateurs, un certain Raymond Soubie, conseiller de Nicolas Sarkozy en charge des dossiers sociaux. Mélange des genres ? Oui, et à plus d’un titre, car un bon tiers du chiffre d’affaire d’Altédia proviendrait de l’accompagnement stratégique et opérationnel de démarches de fusions-acquisitions et de redéploiement. Au premier trimestre 2001, la croissance d’Altédia a été de 40 %. Un bond expliqué en ces termes le 26 juin 2001, lors de la présentation des résultats semestriels : "Les restructurations, qui s’accélèrent lorsque l’environnement économique se dégrade, constituent le principal relais de croissance de la société de conseil pour le second semestre et pour l’ensemble de l’année 2002" (La Tribune, 2 octobre 2001). En somme, Altédia crée les chômeurs qu’elle recasera demain.
Mais en plus des cabinets de recrutement strict sensu, sont également concernés les agences d’intérim. Autant avouer tout de suite que l’avenir de ces chômeurs n’intéressent personne, puisque dans la période de crise que nous connaissons, on sait pertinemment que les intérimaires sont les premiers fusibles à sauter. Mais les contrats précaires n’effraient pas ceux qui n’auront jamais à essayer d’en vivre : ainsi Madame Annick Chautard, directrice d’Ingeus Lille (Ingeus étant l’une des sociétés sur les rangs, à laquelle le Conseil Général des Hauts-de-Seine a confié les dossiers de 14 000 Rmistes en 2006), qui dans Libération du 31 octobre 2005 déclarait à propos de demandeurs d’emploi confiés à Ingeus par l’UNEDIC : "Ils ne sont pas du tout flexibles, ils refusent des salaires moindres ou de faire moins d’heures. Pourtant, avec un temps partiel de 10-15 heures dans le nettoyage, nous savons que le nombre d’heures augmente vite". Un résumé magistral de ce qui pourrait devenir la norme : le reclassage imposé, sans conditions de revenus, de niveau d’études ou de localisation géographique, avec en prime le mépris, l’infantilisation et la négation des ambitions d’autrui. Car on peut sérieusement douter que ces "placeurs" du dimanche auront à coeur d’assister et d’appuyer un demandeur d’emploi qui aurait, par exemple, un projet d’entreprise ou de formation, trop longs à mettre en œuvre, et de ce fait incompatibles avec les objectifs à court terme du cabinet, qui optera pour la facilité.
D’autant que c’est aussi un marché florissant : le chômage a augmenté de manière continue depuis le premier trimestre 2008, passant de 7,6% à cette époque, pour arriver à 9,1% au premier trimestre 2009, selon l’Insee. Et il semble peu concevable que cela change dans les temps à venir, car en dépit de son caractère endémique, il est davantage un symptôme que la maladie elle-même. Quel est donc ce mal ? On l’a déjà évoqué plus haut : l’incapacité de nos hommes politiques à ouvrir les yeux sur la réalité d’un monde... qui a déjà changé.
De fait, la situation apparaît ubuesque : des politiques publiques ineptes et archaïques conduiront à un renforcement du chômage de masse, que l’État essaiera en vain d’enrayer en payant des officines privées, lesquelles feront donc de l’argent en générant de la précarité, et donc, à terme, encore plus de chômage. Certaines mauvaises langues y verraient un conflit d’intérêt.
D’autres y verront sûrement la poule aux oeufs d’or.
Frédéric Alexandroff
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