Pourquoi as-tu si peur de déconner ?
Jean-Paul et Raymond, deux esprits brillants du XXe siècle, se connurent adolescents à l’Ecole normale. Même promotion : 1924 ! Ils devinrent très vite amis parce qu’ils avaient cette commune aversion pour les puissants, mais tant de différences les opposaient ! Ils sont devenus ensuite très célèbres, très admirés... Jean-Paul, Sartre, et Raymond, Aron.

Les grands esprits se rencontrent :
"Mon petit camarade, pourquoi as-tu si peur de déconner ?", était la question que Jean-Paul posait souvent à Raymond. C’est vrai qu’il est très sérieux notre Raymond. Mais c’est lui que venait voir Jean-Paul à chaque fois qu’il avait une nouvelle théorie et qu’il voulait en parler avec un interlocuteur intelligent et affable. Puis ils se fachèrent pour longtemps à cause du monde qui s’était divisé en deux blocs et de cette foutue séparation bien française entre la droite et la gauche. Jean-Paul n’eut pas de mots assez durs envers Raymond. Mais c’était son tempérament, Jean-Paul, emporté, entier, excessif ! Raymond, lui , ne rompit pas le dialogue : il continua de lire et de commenter toutes les oeuvres de son ancien ami. En 1979, ce sont les retrouvailles au palais de l’Elysée ! Le 26 juin exactement, les deux ex-camarades se serrent la main chaleureusement devant le photographe. Ils étaient venus tous deux défendre la cause des "boat people". La photo est restée célèbre et elle fit le tour du monde. Et ce fut un peu comme la France réunie ce jour-là ! Le monde, ces deux intellectuels paraissaient alors l’embrasser dans sa totalité, avec leur immense intelligence. Les choses ont bien changé depuis...
Lequel avait raison ?
Regard en arrière sur ce siècle passé, le XXe, lequel des deux a eu raison ? Non pas "lequel a eu raison de l’autre ?" car de ces clivages on n’a que faire, ils ont vieilli avec leur temps ! Mais lequel a ébauché de manière la plus juste et la plus perspicace l’avenir, c’est-à-dire notre présent ?
La démocratie, Jean-Paul, qui a les yeux tournés vers l’Est, s’en fait une idée assez particulière, si l’on juge avec notre regard d’aujourd’hui. On lui doit cette phrase : "L’isoloir planté dans une salle d’école ou de mairie, est le symbole de toutes les trahisons que l’individu peut commettre envers les groupes dont il fait partie". La loi du groupe... Raymond, lui, croit dur comme fer à la nécessité des élections et au pluralisme même si c’est un système qui engendre beaucoup de démagogie.
Sur l’Algérie, les deux anciens compères eurent la même intuition qui les opposèrent à leurs camps respectifs : il fallait accorder l’indépendance. Ils maintinrent leur point de vue malgré les menaces de mort (pour Aron) et deux attentats à l’explosif (pour Sartre). Sartre fut qualifié par Jean-Marie Le Pen de "pédéraste porteur de valises". Mais la démocratie a la mémoire courte sur ce genre de "détail" !
Arrive Mai-68. Aron traite l’événement avec dédain, "trop bête", dit-il. Mais il interviendra auprès de Giscard pour faire lever l’interdiction de territoire qui frappait Cohn-Bendit. Pour Sartre, c’est un nectar. Il s’en délecte, harrangue les étudiants de la Sorbonne, les exhorte à "l’extension du champ des possibles". C’est un artiste ! Cet auteur de théâtre sait se mettre en scène, ce critique d’art fait de l’art vivant. Il aime la transgression des interdits, la provocation. Aron, lui, est un professeur, très tenu, très... professoral. "Mon petit camarade, pourquoi as-tu si peur de déconner ?" Sartre a beaucoup déconné, Aron jamais !
Epilogue :
De leur vivant, Jean-Paul et Raymond étaient en concurrence, mais Jean-Paul eut toujours une longueur d’avance parce qu’il était en phase directe avec la vie immédiate et mouvante, la jeunesse. Et sa plume ! Sa plume s’envolait ! Après leur mort, l’avantage semble être dans le camp de Raymond Aron. L’Express du 28 octobre 1993 décernait "Le sans-faute de Raymond Aron" (article de Luc Ferry) : "Dix ans après sa mort, le philosophe fasciné par la politique apparaît comme l’un des rares grands intellectuels à ne pas s’être fourvoyés. Quel fut le secret de cette clairvoyance qui manqua à Sartre ?" (lire ici) En ce mois de novembre 2007, la revue Sciences humaines consacre un article à Raymond Aron et lui donne implicitement l’ascendant sur Sartre par cet article "Raymond Aron n’avait pas toujours raison", supposant qu’il avait donc la plupart du temps vu juste. La revue s’efforce de démontrer, sans vraiment convaincre, que Raymond Aron a eu tort de voir dans la société civile mondiale une pure utopie, que la société-monde existe bel et bien. Un débat qui serait de haute volée et qui ne sera pas ouvert ici.
Raymond et Jean-Paul, phares de la pensée moderne et lumières de la France dans le monde avaient choisi de s’opposer, en empruntant chacun une voie différente à cause de clivages violents qui aujourd’hui n’ont plus vraiment cours. Dommage ! On n’imagine ce qu’ils nous auraient apporté en continuant de collaborer ensemble...
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