Profs, journalistes : les twittos pro- et anti-FN se chamaillent dans le bac à sable
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH279/twitter_fight-9f0e5.jpg)
Vous détestez la politique politicienne ? Elle vous donne envie de vomir, de gerber, de dégobiller ? Eh bien, vous devez être sacrément mal en point depuis dimanche dernier, tant nos politiciens nous offrent un spectacle désolant, surenchérissant dans la mauvaise foi. Incorrigibles comédiens nous rejouant sans fin la même scène ! Il n'y a qu'à penser à l'inénarrable Stéphane Le Foll nous expliquant au soir du premier tour, et sans trembler du menton, que la gauche est le premier parti de France...
Depuis dimanche, mais c'était déjà le cas avant, il n'est question que du FN et de faire barrage au FN. Les problèmes des Français passent largement au second plan, on n'en entend guère parler à vrai dire. Christian Estrosi, sans honte, se drape ainsi dans son costume de Super Résistant et en appelle à l'héritage du général de Gaulle et de Philippe Séguin contre la France de Vichy de Marion Maréchal Le Pen, oubliant un peu vite qu'il mendiait une alliance avec le FN en 1992 et 1998...
Contre le parti qui joue sur les peurs, nos joueurs de bonneteau en sont réduits à jouer sur notre peur... du FN.
Le PS, dans un geste qui se voudrait sublime, mais qui traduit sans doute davantage sa fatigue, se fait hara-kiri dans deux régions, et appelle à voter dans une troisième pour le candidat Les Républicains, contre son propre candidat qui se maintient au second tour. Punition ultime : le parti retire son investiture socialiste au jusque-boutiste Masseret, qui avait eu le courage de ne pas déserter le champ de bataille.
Égarée ces derniers jours sur Twitter, mes nausées n'ont cessé d'augmenter. On peine à y déceler la moindre once d'intelligence. Et l'on frappé par le contraste entre les messages d'union, si ce n'est d'amour, qui s'échangeaient entre Français suite aux attentats du 13 novembre (ce n'est pas si loin) et les torrents de boue actuels. Un pays qui communiait enfin par-delà les différences de chacun, et qui se déchire de nouveau si puérilement.
La palme de la bêtise peut-être pour la maire de Paris, Anne Hidalgo, qui s'est empressée de twitter dimanche soir pour saluer le faible score du FN (ce parti fondé en 1972 qui, selon elle, "a soutenu pendant la guerre la collaboration avec les nazis") dans les quartiers proches du Bataclan frappés par les attentats.
Quel est en effet le sens de ce tweet ? Qu'une réaction épidermique aurait consisté à voter FN, mais que ces électeurs-là ont su dépasser leur rage et raisonner, ce qui leur a permis de bien voter. On sous-entend ainsi qu'il y a des électeurs intelligents qui savent penser (et qui votent PS ou UMP) et des arriérés qui, eux, n'ont pas les moyens de penser (et votent pour le Front national).
C'est très exactement ce que le célèbre blogueur Vinvin, alias Cyrille de Lasteyrie du Saillant de Comborn de Saint Viancet, a récemment écrit :
"C’est désormais clair, il y a deux France. L’une est éduquée, l’autre non. (...) Il y a une France qui a poussé ses études et/ou travaillé sa vigilance culturelle, et il y a l’autre, frappée par l’illettrisme, le décrochage scolaire, le divertissement de masse, projetée dans la précarité culturelle, sociale et économique. Cette France-là vote Front National. Il n’y a aucun mépris dans ces mots, juste un triste constat. (...) Cette France non éduquée se retrouve dans des idées simples.
Le gentil c’est Nous. Le méchant c’est l’Autre. (...) Certains disent qu’ils sont cons. Je ne crois pas. Ils manquent simplement de munitions pour comprendre. Ils ne sont pas équipés pour la critique. Pas de références historiques, pas de mémoire, pas d’analogies, pas d’esprit de prospective, pas d’anticipation. Ils n’ont pas lu les philosophes, ni les essayistes, ni qui que ce soit qui pense. (...) Cette France non éduquée vit dans l’instant présent, et l’instant présent est en crise, dominé par le terrorisme, le chômage, les allocations familiales."
Heureusement que ledit blogueur nous dit qu'il n'y a aucun mépris dans ses mots. On aurait pu dangereusement le penser.
Ce type d'analyse (si tant est qu'on puisse utiliser ce grand mot pour désigner une telle bouillie), outre qu'elle est bel et bien méprisante, est totalement à côté de la plaque. Allez dire à Renaud Camus qu'il est illettré, à Aymeric Chauprade qu'il n'est pas éduqué, à Alain Soral qu'il n'a pas lu les essayistes, à Julien Rochedy qu'il n'est pas équipé pour la critique, à Aldo Sterone qu'il n'a ni mémoire ni esprit de prospective, aux gens de Fdesouche qu'ils n'ont pas d'anticipation (eux dont l'angoisse absolue est un possible changement de peuple dans un demi-siècle)... Tout cela ne tient pas la route. On dira que je cite là des figures intellectuelles connues pour leur sympathie envers le FN, et non le gros des votants. Certes.
Pour cette masse des votants, leur caractéristique n'est pas qu'ils ont oublié d'aller à l'école. L'argument avait déjà été employé, rappelons-le, par Guillaume Dasquié au sujet des lecteurs complotistes de Thierry Meyssan ; pour les décrédibiliser, le journaliste avait soutenu en 2002 sur CNN que ces lecteurs venaient de milieux très populaires, très peu éduqués ; il avait même osé dire que beaucoup n'étaient jamais allés à l'école. Ecoutez ici à 11 minutes.
Non, si l'on étudie la cartographie du vote, on se rend aisément compte que les grandes villes (où l'on vit bien, dans une certaine opulence, et en sécurité) votent PS et UMP, et que les périphéries déshéritées votent FN. Cela n'a rien à voir avec l'éducation et l'intelligence. A Calais on a voté à plus de 50 % pour Marine Le Pen. Si la jungle de Calais se trouvait à Paris, voire autour du Bataclan, eh bien, n'en déplaise à Madame Hidalgo, les Parisiens (pas supérieurs aux autres, pas plus moraux) auraient probablement fini par voter à 50 % pour le FN. Est-ce si difficile à comprendre ?
Manifestement oui, c'est difficile, y compris pour ceux qui sont chargés d'expliquer le monde aux autres. Je veux parler des journalistes et des enseignants. Ces deux catégories devraient être immunisées contre les jugements moraux (c'est bien ou c'est pas bien de voter FN), et capables de saisir que ce sont les situations (favorables ou défavorables) qui déterminent largement un vote pro- ou anti-système. Le bobo parisien, qui jouit d'un gros salaire et profite d'un cosmopolisme apaisé et enrichissant, n'a strictement aucune raison (égoïste) de voter FN ; le gars qui vit dans une banlieue pourrie et au milieu de femmes en niqab, ou celui qui vit dans le trou du c... du monde, qui n'a que trois fois rien pour vivre, qui voit à la télé des flots de migrants débarquer, et qui entend ensuite Raffarin proposer de repeupler les campagnes avec eux... il a de quoi baliser un peu.
Personne n'est gentil et personne n'est méchant, bête ou intelligent. Et quand on ne comprend pas ça, eh bien on s'énerve, on se met à haïr, on est tenté par la violence, comme ce journaliste à la Nouvelle République du centre Ouest, Christophe Colinet, qui, sur Twitter, n'a pas résisté à la tentation de déverser sa bile :
Ce qui, en retour, lui a valu l'intervention musclée de Serge Ayoub, alias Batskin, l'ancien skinhead toujours prêt à en découdre :
Je vous passe le flot d'injures qui s'en est suivi dans les commentaires, de part et d'autre...
Si les conditions matérielles d'existence jouent un rôle majeur dans le vote, je compléterai mon diagnostic par cet extrait d'un excellent article récemment paru sur AgoraVox, qui montre que notre tendance à être plutôt de gauche (libéral, progressiste) ou de droite (conservateur) est dans une certaine mesure innée, et que ceci rend notre compréhension mutuelle d'autant plus difficile :
Comment, dès lors, nous comprendre et coopérer ensemble ? En tout état de cause, il est vain, selon Haidt, d’essayer de convaincre l’autre qu’il a tort si vous restez en dehors de sa « matrice morale » (...). Y pénétrer est certes de la plus grande difficulté, puisqu’entre libéraux et conservateurs (qui sont l’objet de son étude), le différend est en partie (en partie seulement) inné ; Haidt évoque en effet des études qui ont mis en évidence des différences génétiques, induisant chez les libéraux une plus grande ouverture aux expériences nouvelles, sans besoin d’ordre, et chez les conservateurs une plus grande sensibilité aux signes de danger. Les uns et les autres n’utilisent d’ailleurs pas la même palette de sentiments moraux, celle des libéraux étant plus restreinte que celle des conservateurs ; alors que les premiers privilégient surtout le soin de l’autre (ne pas faire mal est le fondement de leur morale), mais aussi le souci d’équité et la liberté, les seconds ajoutent des éléments comme la loyauté au groupe, l’autorité et la sainteté, que les libéraux jugent, quant à eux, immoraux, dans la mesure où ils y perçoivent, respectivement, la base du racisme et de l’exclusion, de l’oppression, et un charabia visant à réprimer la sexualité féminine et à justifier l’homophobie. Des sensibilités à ce point différentes promettent assurément des étincelles dans les relations…
Ces deux tendances opposées se contrebalancent sans doute utilement si l'on regarde les choses avec une certaine hauteur de vue. Mais nos concitoyens n'ayant pas cette conscience haute (qu'il est bon qu'il y ait des gens de toutes tendances, des plus libéraux aux plus conservateurs, et qu'il serait certainement désastreux qu'une seule tendance subsiste), ils se détestent dès qu'ils se mettent à parler de politique.
Grâce à Twitter, on est aussi un peu au courant de la réaction des enseignants suite à la poussée du FN au premier tour des Régionales. Et là encore, ce n'est pas la sérénité qui transpire. Voici d'abord le tweet d'un enseignant :
Puis un échantillon de réactions d'enseignants rapportées par des élèves :
Certains de ces élèves font d'ailleurs remarquer que ces prises de position politiques de la part de leurs professeurs n'ont pas vraiment leur place dans un établissement scolaire :
"Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre." Ce mot d'ordre, signé Spinoza, reste invariablement d'actualité. Ou le devrait. Plus que jamais.
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