Que va faire Édouard Philippe ?
« Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille, s’appelât travailler. » (La Bruyère, 1688).
En vacances en Italie cet été, l’ancien Premier Ministre Édouard Philippe fête son 50e anniversaire ce samedi 28 novembre 2020. Débarqué de Matignon le 3 juillet 2020 après trois ans d’exercice particulièrement chargé du mandat de chef de gouvernement en temps de crise (gilets jaunes, pandémie de covid-19, crise économique majeure, terrorisme islamiste, etc.), Édouard Philippe a été réélu maire du Havre le 5 juillet 2020, mandat qu’il avait quitté en arrivant à Matignon le 15 mai 2017 et qu’il avait obtenu pour la première fois le 24 octobre 2010 au cours de la succession organisée par Antoine Rufenacht (Édouard Philippe a aussi été élu président du Havre Seine Métropole le 15 juillet 2020).
On pourrait trouver très étonnant ce départ de Matignon en plein milieu d’une crise sanitaire majeure. Pour le Président Emmanuel Macron, plusieurs raisons ont dû l’avoir guidé.
D’une part, il a vite compris qu’il ne fallait pas garder un Premier Ministre pendant toute la durée d’un mandat présidentiel. Nicolas Sarkozy l’a fait avec François Fillon qui, à l’origine, aurait dû quitter Matignon en 2010. Encouragé par Édouard Balladur, François Fillon avait fait le forcing pour rester Premier Ministre. La complémentarité des deux hommes était finalement assez efficace, mais il a manqué un second souffle dans le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Cette complémentarité était un peu différente entre Emmanuel Macron et Édouard Philippe car les deux hommes sont du même milieu, la haute fonction publique. Édouard Philippe, IEP Paris, ENA, Conseil d’État (dans la botte donc), a commencé son action politique dans la fascination des figures politiques de Michel Rocard et Pierre Mendès France, peu éloignées du centre gauche d’où provient politiquement Emmanuel Macron.
D’autre part, Emmanuel Macron avait cru imprudemment pouvoir tourner la page de la crise sanitaire pour consacrer les deux dernières années de son quinquennat à son plan de relance de 100 milliards d’euros. En somme, il voulait "effacer" la crise sanitaire par une sorte de mini-révolution de palais, j’y reviens par la suite. Le second tour des élections municipales était une bonne occasion de changer le gouvernement. À l’exception de deux fois dans l’histoire de la Cinquième République (Jacques Chaban-Delmas en 1972 et Michel Rocard en 1991), un changement de Premier Ministre est rarement fait à froid, sans "cause" politique importante (élections locales, référendum, nouveau mandat présidentiel, crise politique, etc.).
Enfin, plus terre-à-terre, la forte popularité qu’Édouard Philippe a acquise au cours de la gestion de la crise sanitaire (alors que son inflexibilité sur la réforme des retraites l’avait plongé dans l’impopularité) a pu susciter de la part de l’Élysée agacement et jalousie : le Premier Ministre est celui qui protège le Président de la République, notamment du point de vue de "l’opinion publique". Aujourd’hui, tout est rentré "dans l’ordre", Emmanuel Macron est remonté en popularité tandis que le nouveau Premier Ministre Jean Castex est descendu (ce qui est logique en début d’exercice, la nouveauté rend populaire, puis les premières illusions s’évaporent).
Prenons d’ailleurs le nouveau gouvernement. Jean Castex est le double d’Édouard Philippe, mais en plus technocratique. Son mandat de maire de Prades et celui de conseiller départemental des Pyrénées-Orientales ne doivent pas cacher le fait que Jean Castex a toujours été, avant tout, un haut fonctionnaire très performant dans ses différentes missions, et sa dernière a d’ailleurs été l’organisation du (premier) déconfinement. Jean Castex a été "vendu" (par les médias) comme un proche des élus locaux, un proche de la France territoriale, mais le président de l’Association des maires de France, François Baroin, a bien compris que ce n’était qu’un emballage.
Jean Castex, plus qu’Édouard Philippe qui pourrait être comparé à un baron politique local "classique" (dans son fief du Havre), est le représentant par excellence de l’étatisme français, de la haute technocratie française, cela dit sans connotation péjorative, car c’était justement sur elle que De Gaulle s’était reposé lors de ses mandats à l’Élysée dans les années 1960 et cela a permis le lancement de nombreux projets industriels de grande envergure. Néanmoins, Jean Castex a beaucoup moins l’esprit politique ou l’esprit de finesse dans son expression publique qu’Édouard Philippe et fait un peu l’impression d’être un bulldozer qui avance coûte que coûte.
En revanche, le gouvernement de Jean Castex, comme je l’avais fait remarquer à sa nomination, semble être plus professionnel, d’un point de vue politique, que celui de son prédécesseur. Ainsi, au-delà du maintien des poids lourds Jean-Michel Blanquer, Olivier Véran et Bruno Le Maire dont la présence reste essentielle, la nomination de Gérald Darmanin à l’Intérieur et de l’avocat Éric Dupond-Moretti à la Justice ont redonné des maillons forts dans le régalien du gouvernement en comparaison avec Bruno Castaner et Nicole Belloubet. Idemavec Roselyne Bachelot à la Culture. De plus, certains "anciens apolitiques" ont pris du poids politique et ont bien appris, c’est le cas notamment des ministres Amélie de Montchalin, Marlène Schiappa et Agnès Pannier-Runacher. C’est le cas aussi de Marc Fesneau (qui n’a jamais été un "apolitique") et de nouveaux sous-ministres très politiques comme Olivia Grégoire. Le seul maillon faible reste encore l’Écologie…
Malgré tout, je reste assez convaincu que la seconde vague de l’épidémie en France aurait été mieux anticipée si Édouard Philippe était resté aux commandes. En effet, Olivier Véran a dû attendre la fin de l’été pour que le gouvernement prît la mesure de la gravité de la situation sanitaire et remettre la santé en priorité sur l’économie. Probablement que cela n’aurait pas changé grand-chose de l’agressivité de cette seconde vague qui a déferlé à la fin de septembre, si ce n’est dans la psychologie collective et l’acceptabilité sociale des nouvelles mesures restrictives (fermeture des restaurants, couvre-feu, reconfinement). C’est d’ailleurs le stress majeur du gouvernement actuel pour le début de l’année 2021, déconfiner prudemment en évitant une troisième vague.
Revenons à Édouard Philippe. Avec 1 145 jours d’exercice à Matignon, il fait partie des sept Premiers Ministres les plus "longs" de la Cinquième République, derrière Georges Pompidou, François Fillon, Lionel Jospin, Raymond Barre, Michel Debré et Pierre Mauroy. Sur vingt-quatre Premiers Ministres. Derrière des personnalités qui ont beaucoup compté pour lui : Jacques Chaban-Delmas, Michel Rocard, Alain Juppé (son mentor à l’UMP puis LR), et, si on s’échappe de la Cinquième, de Pierre Mendès France.
Par ailleurs, Édouard Philippe fait partie des rares Premiers Ministres à avoir été nommés sans avoir occupé aucune fonction ministérielle auparavant. Avec lui, ils sont cinq : Georges Pompidou, Pierre Mauroy, Jean-Marc Ayrault …et Jean Castex. Trois étaient des "barons locaux" à leur nomination (Le Havre, Lille, Nantes). Un est devenu Président de la République, un autre "sage", un autre aussi discrédité que le Président qui l’a nommé, enfin, le dernier est en fonction.
Le voici donc à 50 ans en position de vieux sage, ce qui, dans sa personnalité, peut être un peu à contre-emploi. Jean-Pierre Raffarin se sert de ce "statut" pour influencer dans un sens ou dans un autre. Édouard Philippe, lui, ne se permettrait pas de dire ce qu’il pense de la gouvernance actuelle, et il a raison. Son intérêt est de rester silencieux, replié en Normandie, et laisser juste parler de lui.
Il y a quelques jours, le 18 novembre 2020, il a fait l’actualité pendant une journée (le quart d’heure de gloire !) lorsqu’il a été annoncé que son roman d’anticipation politique (un thriller) "Dans l’ombre", qu’il a coécrit avec son ancien directeur de cabinet et actuel député européen Gilles Boyer, serait adapté dans une production (un téléfilm), un peu à la manière de "Borgen". Édouard Philippe quitterait-il la vie politique pour la vie artistique ? C’est impossible, car il a le virus de la politique et il n’aurait pas bataillé pour redevenir maire du Havre (dont la victoire, certes large, 58,8% au second tour, l’a été beaucoup moins qu’en mars 2014 où il avait été réélu dès le premier tour avec 52,0%).
Tout le monde pense évidemment à l’élection présidentielle. C’est simple, quand on entre à Matignon, depuis 1959, aucun locataire ne peut pas ne pas penser à entrer un jour à l’Élysée (comme locataire des lieux). Édouard Philippe serait l’homme idéal à la fois pour Les Républicains, son ancienne famille politique, et pour LREM, sa pseudo-nouvelle (il est resté hors parti depuis 2017), dans un cas de non confrontation avec Emmanuel Macron évidemment.
Emmanuel Macron voudrait d’ailleurs qu’Édouard Philippe "réorganise la majorité" mais c’est une tâche ingrate généralement dévolue au Premier Ministre. Il a refusé de répondre à cette proposition assez vague. Gilles Boyer a en tout cas démenti toute rumeur sur une éventuelle candidature à l’élection présidentielle de 2022 : « Il aura à cœur d’être dans le débat public, à sa manière. L’idée qu’il soit absent de la scène nationale est incongrue. Le fait d’être réélu au Havre était le signal qu’il veut continuer la politique (…). Édouard Philippe ne sera pas candidat contre Emmanuel Macron à la présidentielle. ».
C’est clair et net, et il y a peu de probabilité pour qu’Emmanuel Macron fasse comme François Hollande, à savoir n’ose pas se représenter. Au contraire, Emmanuel Macron, à l’instar des grands "animaux politiques" comme Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, adore être en campagne électorale et se plaira à rencontrer à nouveau les citoyens à cette occasion.
Édouard Philippe peut donc être "pensé" comme un recours, recours pour l’après-Macron, recours pour 2027 mais c’est tellement loin, cette date, alors qu’on n’est même pas capable encore de dire quand auront lieu les prochaines élections régionales et départementales de l’année prochaine (en principe prévues en mars 2021).
Dans tous les cas de figure, Édouard Philippe, qui a intégré le 27 octobre 2020 le conseil d’administration du groupe Atos (dont Thierry Breton fut longtemps le président avant d’être nommé commissaire européen), a plusieurs cordes à son arc professionnel. Il pourrait en effet, par exemple, se recycler en imitateur professionnel. Jugez-en par vous-mêmes, son imitation à la voix chevrotante de Valéry Giscard d’Estaing est extraordinairement ressemblante, lors qu'une interview le 13 novembre 2013 sur Europe 1.
Il me semble qu’il avait aussi imité la voix de Jacques Chirac dans l’excellent documentaire réalisé par Laurent Cibien : "Édouard, mon pote de droite", dont le premier épisode (sur la mairie du Havre et les élections municipales de 2014) a été diffusé sur France 3 le 10 août 2016 et le deuxième épisode (sur la primaire LR de 2016) diffusé sur France 3 le 15 mai 2018. J’attends avec impatience le troisième épisode sur sa présence à Matignon. S’il est diffusé avant l’élection présidentielle de 2022, ce sera alors un exploit, plus politique que artistique.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (22 novembre 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Édouard Philippe.
Emmanuel Macron.
Jean Castex.
Antoine Rufenacht.
Alain Juppé.
Le grand atout d’Emmanuel Macron.
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