Qui crie dans le placard ?
Certains croient que les politiques parlent et n’agissent pas, que quand ils annoncent qu’ils vont résoudre un problème et « faire une grande loi », ce n’est jamais suivi d’effet. Ce serait une erreur : malheureusement, parfois, ils agissent.
Nous avions parlé il y a quelques temps de la communication politique. Le lecteur pressé aura pu en déduire que les politiques parlent et n’agissent pas, que quand ils annoncent « qu’ils vont faire une grande loi », ce n’est jamais suivi d’effet. Ce serait une erreur : malheureusement ils agissent. Ainsi s’accumulent commissions, « monsieur », « hauts commissaires », « hautes autorités », « grenelles », selon la terminologie du jour, et s’empilent des structures administratives baroques, dont l’inventaire défie le journaliste le plus bénédictin. Normalement, on les oublie aussitôt, et elles se réduisent rapidement à quelques titres et privilèges. Mais l’invention d’internet permet de suivre quelques-unes de ces aventures sans éplucher tous les numéros du Journal officiel. Aujourd’hui, nous nous pencherons sur le triste sort de l’une d’entre elles : la « Commission pour la transparence financière de la vie politique ».
Cette commission a été créée il y a vingt ans par une loi de mars 1988. On était alors en pleine période de privatisations douteuses : TF1, la CGE... dont allaient profiter entre autres nombre de membres des cabinets ministériels. Il fallait bien faire une « grande loi » pour noyer le poisson. Il y a donc eu une « grande loi » sur la transparence financière de la vie politique. Tous les hommes politiques devaient déclarer leur patrimoine à une commission nouvellement instituée, et l’on pourrait ainsi s’assurer qu’ils ne s’enrichiraient pas au passage. Il n’y a pas plus transparent.
La commission, dont la composition figure ici, est constituée de représentants du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation et de la Cour des comptes. Il ne s’agit que de gens sérieux, que l’on ne déplace pas pour rien, pas d’artistes recrutés pour la figuration.
Cette commission a créé un site internet, sur lequel elle publie ses rapports successifs, dont le lecteur aura ici les traits saillants. Sans ce site retrouvé par hasard, j’aurais bien sûr oublié son existence.
Place maintenant à la lecture du journal de bord d’une odyssée tragi-comique. De chaque rapport ont été extraites arbitrairement quelques phrases à tonalité ludique.
Rapport du 20/12/1988
Après un semestre d’application de la loi relative à la transparence financière de la vie politique, la commission considère, pour ce qui concerne son domaine d’intervention, que les résultats sont plutôt satisfaisants dans l’ensemble.
Rapport du 11/5/1990
Les déclarations parvenues à la commission revêtent une grande diversité, tant par leur forme, que par la nature des éléments pris en compte ou les modes d’évaluation. (...) Dans d’autres cas, le signataire se borne à indiquer qu’il possède des biens immobiliers et mobiliers, dont au mieux il donne une valeur globale sans autre précision.
Rapport du 29/10/1991
Les documents reçus révèlent un effort certain vers une meilleure précision dans l’évaluation des patrimoines. Néanmoins des difficultés persistent (...). En conclusion, la commission constate une meilleure application de la loi. (...) Les progrès ainsi faits témoignent de la conscience qu’ont pris les intéressés de la nécessité d’un contrôle désormais accepté.
Rapport pour l’année 1992
Dans le cadre des informations dont elle peut disposer, la commission n’a pas relevé de variations anormales des situations patrimoniales.
Rapport pour l’année 1993
La commission ne souhaitant pas se borner à un simple rôle d’enregistrement, elle entend, dans un souci d’efficience et de crédibilité, se montrer plus exigeante quant aux précisions demandées et à la nature des justificatifs accompagnant les déclarations.
Rapport pour l’année 1994
L’examen des déclarations de situation patrimoniale dans les conditions prévues par la loi comporte obligatoirement trois limites, inhérentes au dispositif mis en place par la loi de 1988. La première limite, on l’a vu, tient au caractère déclaratoire des informations. A l’évidence ne peut être contrôlé que ce qui est déclaré. La commission ne peut mettre en doute la sincérité des déclarations qui lui sont transmises. Elle est cependant obligée de signaler que, dans un nombre élevé de cas, les explications qu’elle a demandées sur l’évolution d’une situation patrimoniale ont révélé des omissions dans la déclaration initiale. La commission ne peut donc que s’interroger et ne peut exclure que, dans certains cas, l’absence d’ « enjeu » ne conduise certains à effectuer trop rapidement des déclarations qui ne sont pas exhaustives. La deuxième limite tient à ce que l’objectif de transparence qui apparaît dans le titre de la loi n’est pas garanti par une déclaration portant exclusivement sur le patrimoine : il est ainsi impossible à la commission - et cela ne figure d’ailleurs pas dans ses missions - de déceler un accroissement anormal du train de vie ou une augmentation de revenus, dès lors que ceux-ci ne se traduisent pas par une valorisation du patrimoine. La troisième limite tient à ce que le contrôle de la commission ne porte, bien entendu, que sur le patrimoine de la personne entrant dans son champ de compétence. Ce contrôle ne s’étend pas aux autres membres de la famille. En résumé, si la commission devait tirer les enseignements de six années de fonctionnement, au cours desquelles l’examen des déclarations n’a jamais mis en lumière d’augmentation inexpliquée de patrimoine, elle pourrait estimer que son intervention a pu avoir un effet dissuasif.
La commission constate que les élus ne lui déclarent que ce qu’ils ont envie de lui déclarer, et qu’elle n’y peut rien.
Rapport pour l ’année 1995
A la suite des deux lois des 19 janvier et 8 février 1995, le champ de compétence de la commission a été sensiblement élargi. Ces nouvelles dispositions conduisent, en effet, à soumettre au contrôle de la commission plusieurs milliers de dossiers contre quelques centaines auparavant.
Tant qu’à faire utile...
Rapport pour l’année 1998 (il n’y en a pas eu entre-temps)
La commission observe comme dans ses précédents rapports que presque aucune déclaration ne fait mention de la possession de biens situés à l’étranger ou de métaux précieux. (...) La commission a procédé, entre 1996 et 1998, à l’audition de trois personnes soumises à l’obligation de déclaration et dont les explications écrites sur leur situation patrimoniale, au terme de nombreuses demandes de précisions, ne paraissaient pas suffisantes. Ces auditions n’ont pas permis de lever certaines incohérences et contradictions sur l’évolution du patrimoine des intéressés. La commission a donc été conduite à transmettre ces trois dossiers au parquet.
Aurait-on trouvé quelque chose ?
Rapport pour l’année 1999
La commission rappelle qu’elle ne peut mettre en doute la sincérité des déclarations qui lui sont transmises et ne peut contrôler que ce qui est déclaré. Elle ne dispose d’aucun pouvoir d’investigation.
Rapport pour l’année 2000
La commission reste très partiellement informée des changements de dirigeants des filiales d’entreprises nationales, pour des raisons liées à l’excessive étendue de son champ de compétence. Il est donc certain qu’un nombre substantiel de dirigeants assujettis échappe en fait à l’obligation de déclaration. (...) A la lecture de déclarations de patrimoine récentes, la commission s’est interrogée sur le traitement qu’il convenait de réserver aux options de souscription ou d’achat d’actions, plus connues sous le nom de « stock-options ». (...) La commission souhaite que les personnes assujetties à l’obligation de déclarer leur patrimoine soient également tenues de déclarer leurs revenus, tant il est clair qu’il est difficile d’apprécier la variation d’un patrimoine sans connaître la capacité d’épargne de l’intéressé. (...) La commission souhaite pouvoir disposer de la faculté, lorsqu’elle l’estime nécessaire, d’exiger des personnes assujetties qu’elles communiquent les déclarations qu’elles ont souscrites au titre de l’impôt sur le revenu et, le cas échéant, au titre de l’impôt de solidarité sur la fortune. (...) La commission a été informée de ce qu’un élu, dont elle avait transmis le dossier au parquet, était poursuivi devant le tribunal correctionnel de Paris pour « faux et usage de faux », des inexactitudes ayant été mises à jour dans ses déclarations. La commission note que c’est la première fois qu’une personne assujettie sera jugée pour fausse déclaration de patrimoine.
On ne dispose d’aucune information sérieuse, mais on a quand même réussi à lever un lièvre.
Rapport pour l’année 2001
La commission croit nécessaire d’évoquer, dans le présent rapport, les jugements de relaxe dont ont bénéficié deux élus, poursuivis devant le tribunal correctionnel pour « faux et usage de faux » devant la commission. (...) Dans le second cas, la personne poursuivie a été relaxée alors que le tribunal a relevé que « les dissimulations opérées par l’intéressé ont mis de façon évidente la commission dans l’incapacité d’accomplir sa mission et que l’absence d’explication satisfaisante sur certains points porte manifestement atteinte à la foi publique et l’ordre social à travers ses institutions, empêchées de fonctionner conformément aux objectifs qui paraissent lui avoir été attribués par le législateur ». Le tribunal s’est fondé sur le motif selon lequel le législateur n’a pas prévu de sanction spécifique concernant les déclarations fausses ou inexactes des élus sur leur patrimoine, la seule sanction prévue l’étant en cas d’absence pure et simple de toute déclaration. Il résulte donc clairement de ces décisions que le faux devant la Commission pour la transparence financière de la vie politique n’est pas répréhensible, alors même que le tribunal reconnaît que la fausse déclaration de patrimoine a empêché la commission d’exercer son contrôle. La commission constate qu’elle est totalement désarmée, puisque la loi ne prévoit aucune sanction visant les déclarations de patrimoine entachées de faux.
La commission découvre enfin l’amère réalité : la loi qui l’a créée a prévu une sanction en cas de non-déclaration, mais pas en cas de déclaration volontairement fausse. Elle ne sert donc strictement à rien. Il lui a fallu treize ans pour relever ce détail.
Rapport pour les années 2002 et 2003
La Commission soumet au gouvernement les propositions de réforme qu’elle estime indispensables pour améliorer son fonctionnement et l’autorité de ses interventions. La troisième proposition consiste, afin de mieux asseoir l’autorité de la commission, à prévoir une sanction pénale lorsque des déclarations de patrimoine frauduleuses ou sciemment inexactes seraient transmises à la commission.
Rapport pour la période 2004-2007, du 20/12/2007
Depuis l’année 1995, date de l’extension des compétences de la commission, 10 dossiers relatifs à 7 assujettis ont été transmis au parquet. Parmi eux, un dossier a été transmis depuis le dernier rapport de la commission au titre des élections intervenues en 2004. La commission constate que la transmission au parquet ne produit pas toujours les résultats attendus. En effet, deux transmissions ont conduit à la relaxe, une transmission s’est vu opposer la prescription des faits, deux transmissions ont été jointes à des instructions déjà en cours et, enfin, cinq instructions ont fait l’objet d’un classement précisant qu’il n’avait pas été mis en évidence d’anomalies susceptibles de constituer des infractions pénales. A cet égard, durant l’année 2007, deux procureurs de la République ont informé la commission des suites qu’ils donnaient à deux transmissions, en les classant sans suite en l’absence de toute infraction pénale avérée et en rappelant, pour l’une d’elles, que des décisions rendues par des tribunaux de grande instance et des Cours d’appel avaient considéré que des déclarations de patrimoine mensongères effectuées auprès de la commission ne sauraient revêtir ni la qualification de faux ni celle d’établissement de fausse attestation.
La justice a bien compris que l’on ne servait à rien et n’écoute pas ce qu’on lui dit.
La commission avait constaté que des prêts consentis à un assujetti n’avaient pas été remboursés, faisant suspecter un enrichissement indu. Le dossier de l’intéressé a été transmis le 7 janvier 2003 au procureur de la République auprès du Tribunal de grande instance de Paris. Le ministère public a informé la commission le 7 septembre 2004, soit un an et demi après la transmission du dossier, que les dates des faits semblaient interdire toute poursuite, ces faits apparaissant prescrits. La commission a souhaité obtenir des précisions sur cette prescription, alors que l’enrichissement semblait lié au non-remboursement des prêts. Le même ministère public a informé la commission que l’ancienneté des prêts et la nécessité de procéder par voie de commission rogatoire internationale rendaient peu probable la preuve des libéralités suspectées. Le parquet a donc maintenu le classement sans suite de la transmission. La Commission a décidé de mentionner l’historique de ce dossier pour illustrer les limites de son action.
Mais qui crie ainsi en vain du fond de son placard ?
La commission appelle de ses vœux depuis plusieurs années une réforme des textes qui régissent le dépôt des déclarations. Force est de constater que ces recommandations sont pour l’instant demeurées sans suites.
Le monde politique, lui non plus, n’est pas profondément pénétré de l’urgence du sujet. Pourtant, il en passe de « grandes lois » en urgence !
La commission a constaté que les élus locaux respectaient moins bien qu’auparavant leurs obligations de déclaration. (...) Une conseillère régionale sortante de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, Mme Odette Casanova, a refusé de déposer sa déclaration. (...) La commission a également constaté que les dirigeants d’organismes publics méconnaissent trop souvent les obligations fixées par la loi. (...) Soucieuse, en dépit de ces difficultés, d’appliquer la loi, la commission poursuivra ce contrôle régulier du respect des obligations prévues par la loi.
Ce serait quand même dommage d’interrompre au bout de seulement vingt ans une tâche somme toute intellectuellement gratifiante, quoiqu’elle n’ait au fond permis qu’un spot de 2 minutes sur TF1 où un président a expliqué que le sujet de la corruption allait enfin être résolu.
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