Réformisme ou révolution : un clivage dépassé par le capitalisme néolibéral (et depuis toujours)
La gauche radicale et révolutionnaire, mère de la décadence, de l’effondrement civilisationnel et du terrorisme : wokistes, zadistes et islamo-gauchistes forment la nouvelle triade qui attire les foudres des défenseurs du monde libre occidental. Pendant que de l’autre côté l’extrême-droite se normalise et s’intègre progressivement aux rouages du pouvoir, en s’alliant ici où là avec des partis libéraux qui cherchent les dernières chances de survie au néolibéralisme, la gauche modérée, encore très largement opposée à son aile radicale, se retrouve coincée entre le centre et les différents extrêmes. Elle a perdu le contrôle des militants et a éclaté façon puzzle. Pour la première fois depuis la chute de l’Union soviétique, alors que son acte de décès à été prononcé à chaque élection, la gauche radicale continue d’inquiéter et fait de nouveau peur, même si son influence dans l’économie internationale est quasi nulle, comparée à celle des grandes multinationales. Pendant ce temps, à l’ombre des mouvements réactionnaires, la révolution capitaliste continue toujours son œuvre de marchandisation intégrale et de destruction méthodique des cadres institutionnels.
Révolution, avait osé titrer Emmanuel Macron son livre de campagne en 2017. Ni-gauche ni-droite et au-delà de la politique, place au libéralisme révolutionnaire de l’État-entreprise, tant désiré par les élites françaises depuis l’affront de la grève générale de 1995. La droite « décomplexée » mais encore trop étatiste et gaullienne, puis la « troisième voie » de la gauche social-libérale avaient préparé le terrain à l’extrême-centre macronien. La bourgeoisie de l’archipel métropolitain mondial, désireuse de se détacher des bas-fonds terrestres et adepte de développement personnel, se prosterne devant les nouvelles idoles de la révolution numérique et communicationnelle, autre dénomination de la révolution capitaliste : Steve Jobs, Elon Musk, Jeff Bezos, Marck Zuckerberg… Généraux sans armées mais plus redoutables que des califes. Désormais, un simple « clic » de souris peut ruiner l’économie de tout un pays en une fraction de seconde. A côté de ça, la révolution prolétarienne avec ses drapeaux et son barbecue ressemble plutôt à une Deudeuche collector pétaradant derrière une Lamborghini Aventador. Une course à l’abîme désespérée, assurément.
Dans ce contexte, le petit débat sur le choix entre réformisme et la révolution paraît bien insignifiant, tant la vitesse de destruction du système capitaliste est abyssale. Le curseur ne se trouve pas entre douceur et brutalité du choc, mais sur la quantité de mesures de freinage d’urgence à imposer avant le crash final. Au lieu de faire comme si le choix entre réforme et révolution était possible, puisque le capitalisme a toujours fonctionné sur un mode révolutionnaire et adopte le réformisme que sous la contrainte, en étant ligoté par les États et les syndicats, la vrai question est : la révolution, à quel degré exactement ?
À la suite des marxistes, Joseph Schumpeter (1883-1950) fut un des seuls parmi les économistes favorables à l’économie de marché et au libéralisme, à constater avec un fatalisme lucide l’inéluctabilité de l’autodestruction du capitalisme. Sa reproduction et sa croissance nécessitant régulièrement de détruire le système productif antérieur, pour laisser place à l’innovation et donc à des nouveaux marchés qui dégagent une plus forte valeur ajoutée. Nul ne sait le moment et dans quelles conditions le capitalisme arrivera à son terme, bien que des événements géophysiques en montrent déjà des signes.
Alors que la modalité « révolutionnaire » et destructrice du capital ont été des thématiques vues et revues à gauche (critique négative), chez les libéraux (critique positive) et maintenant chez les écologistes (critique partagée), il est remarquable que les défenseurs de ce système économique se sont généralement présentés comme les garants d’une quelconque stabilité, grâce à de pseudo-valeurs morales traditionnelles. Sans même rappeler le passage fameux du Manifeste d’Engels et de Marx sur la liquidation de l’ancien monde et de ses solidarités par le capitalisme industriel au XIXème siècle, la révolution est avant tout le mode opératoire privilégié du libéralisme classique, que le projet communisme se proposait de dépasser grâce à une autre révolution de plus grande ampleur menée par une union internationale des exploités.
Mais passé le grand soir, le signifiant révolutionnaire a fini par être seulement attribué à la gauche extrême, et a contrario les forces défendant l’économie capitaliste contemporaine, des sociaux-libéraux aux néofascistes, sont considérés comme raisonnablement conservatrices, garantes de l’ordre social et de la bonne marche des affaires. Le capitalisme libéral a beau détruire l’écosystème, briser les rapports sociaux, planifier des « thérapies de choc », phagocyter les religions, et avoir provoqué auparavant des guerres mondiales et la fin des vieux empires (Chine, Inde, Ottoman…), rien n’y fait. Sans sourciller, libéraux, conservateurs, nationalistes et fascistes peuvent tout à fait se faire passer comme des remparts à la révolution qu’ils mettent eux-même en œuvre, en l’imputant à des groupuscules, wokistes ou autres, ayant très peu d’influence dans l’organisation de l’économie et les relations internationales
En ce qui concerne l’analyse de la modalité révolutionnaire avec laquelle se développe le capitalisme libéral, la tromperie et la confusion se sont aussi répandus à gauche, au point d’inverser les rôles où le premier est amalgamé à une idéologie contre-révolutionnaire synonyme d’ordre social bourgeois figé et immuable, et le socialisme à un chaos révolutionnaire qui ne débouche que sur un chaos de violence totalitaire aveugle et insensée. Mais cette contorsion idéologique se fait au prix d’une inversion des causes historiques, de la négation d’un mouvement révolutionnaire de plus grande ampleur ayant déjà commencé depuis les débuts de la mondialisation capitaliste, et ayant procédé à la destruction systématique des vieilles sociétés « féodales » dans le monde entier. Autrement dit, et contrairement à toutes les contres-vérités qui peuvent être proférées à ce sujet, la révolution en tant que telle n’est pas seulement une stratégie de conquête mis en œuvre par la gauche radicale, elle est d’abord et avant tout un fait historique de société, associé à la modernité politique et à la force révolutionnaire du capital.
Cette interversion du rôle du capitalisme par rapport à l’histoire révolutionnaire, en l’identifiant au maintien d’un ordre mondial figé, contre-révolutionnaire et systématiquement opposé à toute forme d’évolution culturelle et sociale, se trompe de cible et est un simulacre manipulé par des forces réactionnaires qui tentent en vain de récupérer à leur seul profit les gains que peuvent apporter la révolution permanente de l’extension du capital. La véritable source du clivage politique se situe au niveau de cette répartition inégalitaire au sein du système productif, et non dans la différence entre réforme et révolution, puisque cette opposition secondaire est surdéterminée par la force révolutionnaire du capital qui dépasse et a absorbé jusqu’à aujourd’hui toute forme alternative d’organisation économique. En conséquence, les clivages entre réforme et révolution au sein de la gauche forment des modalités stratégiques déployées sur un même plan qui est la révolution permanente du capital, à laquelle les uns s’accommodent et les autres tentent d’y mettre fin. L’opposition subsidiaire entre réforme et révolution correspond en réalité à un affrontement entre libéraux et communistes, où les premiers optent pour le maintien du capital tel qu’il est, et les seconds pour sa transformation radicale en une autre organisation économique, via une révolution finale mondialisée.
Comme les libéraux mobilisent régulièrement l’assistance de contre-mouvements réactionnaires pour endiguer l’extension, la réappropriation et le détournement du capital au bénéfice du plus grand nombre, les populations ont fini par en déduire que le capitalisme est avant tout conservateur, quand bien même il fait tout voler en éclats. Au fond, l’opposition entre réformistes et révolutionnaires au cours du XXème siècle ne faisait que répliquer cette stratégie au sein de la gauche, tiraillée entre la lutte idéologique armée ou le partage attendu d’une croissance globale promise par le capitalisme libéral. Cependant au XIXème et au début du XXème siècle, il faut reconnaître que le choix n’était pas évident dans la mesure où il existait encore des restes conséquents du « vieil ordre agraire et féodal précapitaliste » et le libéralisme pouvait encore apparaître comme une source potentielle de progrès, tournée vers la modernité, même si en attendant la révolution industrielle imposait un nouvel asservissement aussi implacable et inhumain, notamment dans les espaces périphériques ou colonisés, où il est encore loin d’avoir disparu de nos jours.
En revanche, ce qui est plutôt étonnant au regard de ce qui se passe aujourd’hui, le capitalisme était bien perçu par l’ensemble des acteurs comme une force authentiquement révolutionnaire, qui transformait radicalement les sociétés et détruisait les valeurs existantes. Quels que soient les endroits et les différents points de vue, contradictoires ou non, chacun admettait la puissance irrésistible et destructrice du nouveau système économique mis en œuvre. Mais à mesure de son extension et surtout à l’issue de sa victoire sur le « bloc du communisme étatisé », la perception du capitalisme a opéré une sorte « d’inversion », qui a fini par l’associer totalement au conservatisme, en l’opposant de principe à toute forme révolutionnaire.
L’évolution du fascisme et du national-populisme illustre bien cette inversion contradictoire. Au départ associés au retour de l’ancien régime et à la société prémoderne, dans une posture résolument contre-révolutionnaire et antilibérale, ils ont fini par adopter le système capitaliste, tout en refusant au moins partiellement la modernité révolutionnaire qu’il implique. Même si ce « compromis historique » n’a pas toujours été officialisé dans les idéologies nationalistes et réactionnaires, la tentative des partis fascistes dans la première moitié du vingtième siècle de concilier révolution moderne capitaliste et culture contre-révolutionnaire avait vite tourné court, en pratiquant la guerre à outrance et pour des causes qui ne sont pas universelles. En revanche, cette combinaison entre révolution capitaliste et contre-révolution sociale et culturelle, marque typique du fascisme, a enfin trouvé une vocation plus universelle grâce à la dictature en Amérique latine et singulièrement celle d’Augusto Pinochet au Chili (1973-1990), qui servit de modèle à la révolution néolibérale reagano-thatchérienne des décennies suivantes, face à une Union soviétique en déliquescence. Mais ce mariage de raison avec le néofascisme se fit au prix d’une neutralisation mutuelle : l’abandon de la cause nationale et de certaines valeurs traditionnelles pour les uns et l’encadrement strict de la verve révolutionnaire bourgeoise et libérale pour les autres. Dans les grandes largeurs, l’extrême-droite occidentale ne propose plus autre chose qu’un recyclage de folklore et d’utopies contre-révolutionnaires, sans disposer de projet d’économie alternative et de transformation sociale, qui auparavant pouvait trouver une marge de manœuvre au niveau national.
La fin des grandes dictatures fascistes ou fascisantes des années 1970 aux années 1990, comme en Espagne, en Argentine, en Corée du sud, à Taïwan et en Indonésie, qui toutes étaient sous « protectorat » américain, correspond au moment où la révolution néolibérale se déploie à une échelle mondiale, mais en s’appuyant sur un conservatisme autoritaire qui bride et contredit non pas son projet économique, mais ses effets sur les mœurs et la société. Le discours néofasciste et réactionnaire est généralement un discours sur les effets, plus rarement sur les causes. Et c’est une des principales raisons de son succès parmi les populations parce que le fait s’accompagne du geste, et donne des propos imagés immédiatement perceptibles. Alors que l’explication des causes nécessite de faire un travail synthétique abstrait, assez long et laborieux, qu’il faut ensuite restituer et recontextualiser. Bref, un travail de scientifique et de rat de laboratoire qui n’intéresse pas forcément le premier venu, ni celui qui est avare de gains et de victoires rhétoriques faciles, qui pullulent aussi dans la bureaucratie de gauche.
Trêve de parenthèses et reprenons sur l’enjeu révolutionnaire. Comme il a été vu précédemment, l’attelage du néoconservatisme libéral est donc un édifice assez fragile, parce qu’il combine deux forces contradictoires qui le déchirent intérieurement. Les capitalistes sont obligés de prendre un masque contre-révolutionnaire afin de cacher leur système d’exploitation interne, son mécanisme révolutionnaire et destructeur. Comme ils polarisent l’allocation des ressources, et donc l’argent, les idées et les esprits, il offrent bien des opportunités de carrière. Entre sur scène toute une foule d’opportunistes assez indifférents aux valeurs mais qui se font redresseurs de tort et censeurs dans les médias : ce sont les fameux chiens de garde, surveillant le temple du capital. Une nouvelle radicalité, mi-révolutionnaire mi-réactionnaire, diffuse le cynisme transgressif du populisme néolibéral, où chacun peut se rêver milliardaire, de Bernard Arnault à la jeune d’origine immigrée en passant par l’ouvrier senior mis sur le carreau après des vagues de désindustrialisation. Toute la contradiction est là.
Reste à savoir si un autre projet révolutionnaire alternatif, s’assumant en tant que tel, sera capable de susciter l’adhésion du plus grand nombre pour enfin renverser la révolution néolibérale qui dure depuis une quarantaine d’années, sur la base d’autres valeurs et le partage équitable de biens communs.
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