Retour sur le 21 avril 2002 : l’autopsie d’un échec pour la gauche française
La toute récente débâcle de la candidate socialiste Anne Hidalgo, lors du premier tour des élections présidentielles de 2022, a selon toute vraisemblance consterné les sympathisants du PS. Il y a encore seulement dix ans, un score aussi étriqué (moins de 2%...) était tout bonnement impensable, voire inconcevable… Pourtant, les électeurs de ce même PS ont vécu, cette fois-ci il y a vingt ans, un réel
traumatisme lorsque le 21 avril 2002, Lionel Jospin, premier ministre sortant d'un gouvernement de cohabitation dit de "gauche plurielle", s'est retrouvé évincé dès le premier tour de l'élection présidentielle de l'époque. Ouvrant alors la voie à un duel inédit entre Jacques Chirac, le président sortant lui-même candidat à sa réélection, et Jean-Marie Le Pen, leader du Front National (extrême-droite).
Pour le PS, cet échec dont il a mis plus de dix ans à se remettre - et encore de manière très temporaire… - peut se comparer à un "accident industriel", ou à une catastrophe aérienne. Et comme toute catastrophe de ce genre, il résulte d'un enchaînement de causes diverses, que je vais chercher ici à analyser - c'est un peu long, mais cela en vaut la peine.
Pour cela, nous devons remonter dans l'histoire politique française récente, et notamment à la précédente présidence socialiste, en l'occurrence le second septennat de François Mitterrand, dont Lionel Jospin a été l'un des ministres - notamment en charge de l'Éducation nationale. Avant d'en tirer quelques enseignements.
1993 : un premier traumatisme pour le PS
Le second septennat mitterrandien, comme le premier, demeure marqué par une période de cohabitation, entre un président PS et une majorité parlementaire de droite RPR+UDF - deux partis aujourd'hui disparus. Mais alors que la première cohabitation (1986-1988) avait vu l'affrontement d'un président au mieux de sa forme et d'un premier ministre, Jacques Chirac, impulsif et brouillon, avec à la clé la réélection du premier, la seconde cohabitation mitterrandienne (1993-1995) s'était déroulée dans le contexte d'un président diminué par la maladie. L'opposition, quant à elle, était cette fois-ci incarnée par un premier ministre conservateur bon teint, en l'occurrence Édouard Balladur, celui-ci n'en présentant pas moins l'apparence d'un homme au comportement aimable et policé.
Pour la gauche socialiste, cette nouvelle cohabitation avait représenté, déjà, une forme de traumatisme, après une défaite électorale aux législatives de 1993 aussi sévère - en nombre de sièges à l'Assemblée nationale - qu'humiliante dans le désaveu populaire. Suivie, du suicide retentissant du premier ministre sortant, Pierre Bérégovoy, à peine quelques semaines plus tard. Dans cette atmosphère morose, marquée qui plus est par une sévère crise économique un taux de chômage historiquement élevé, et un endettement en nette hausse, Lionel Jospin avait hérité d'une gauche en miettes, avec pour mission de tenter de la relever, dans la perspective de la présidentielle de 1995.
Pour Lionel Jospin, la mission était quasiment impossible. D'ailleurs, tout le monde s'en souvient, c'est Jacques Chirac, au final, qui était parvenu à s'imposer, à l'issue d'une lutte serrée (53% contre 47%). Au demeurant, la lutte la plus féroce pour Chirac avait moins été celle menée contre son adversaire politique, que vis-à-vis de ses rivaux au sein de la droite… Qu'importe, cette dernière bénéficiait d'une "dynamique porteuse", le nouveau président disposant qui plus est d'une confortable majorité parlementaire en ordre de fonctionnement jusqu'en 1998. Las ! C'était sans compter le naturel chiraquien, plus que jamais impulsif et brouillon…
Tout juste installé dans ses meubles à l'Élysée, voilà notre homme qui lance à grand fracas de nouveaux essais nucléaires - pourquoi diable aller claironner à toute la planète ce qui passait sans bruit ou presque, sous Mitterrand… ? Et entreprend, dans la foulée, de réformer le système des retraites. Une décision a priori justifiée, mais mise en oeuvre - par son premier ministre Alain Juppé - avec tant de maladresse que les cheminots bloquent une partie du pays pendant un mois, fin 1995. Tandis qu'à Paris, les métros ne circulent pas non plus, sur cette même période. Face à la levée de boucliers, la réforme est abandonnée en chemin. Échaudé, Chirac se gardera bien de toucher de nouveau aux sujets qui fâchent… Son gouvernement perd d'emblée toute crédibilité, condamné à gérer les affaires courantes.
Mais si l'explosif dossier des retraites est enterré, et pour longtemps, la crise économique et sociale, quant à elle, continue ! Et les futures législatives de 1998 s'annoncent bien mal pour la majorité de droite. Qu'à cela ne tienne ! Encore une fois bien mal inspiré - mal conseillé, aussi -, Jacques Chirac décide de devancer l'appel ! Au début du printemps 1997, il annonce solennellement la dissolution de l'Assemblée nationale, et la convocation de nouvelles élections législatives. Pour tenter de "sauver les meubles", avant que la situation intérieure ne se dégrade vraiment. Du moins, est-ce ainsi que lui et son entourage perçoivent l'avenir à - trop - court terme.
La "divine surprise" de la dissolution manquée chiraquienne
Là encore, personne en France n'a oublié ce pari perdu : cette dissolution manquée pour la droite, qui voit la gauche rafler une majorité de sièges de députés ! Une "divine surprise" pour les progressistes dans le pays, encore amers de la cinglante défaite du PS à peine quatre ans plus tôt ! En toute logique, c'est Lionel Jospin, malgré son échec à la présidentielle de 1995, qui hérite du fauteuil de premier ministre, et tente de rassembler les forces de gauche dans un gouvernement "pluriel", où toutes les tendances (ou presque), tous les courants, seront représentées. Y compris ce qui reste du parti communiste.
Et Chirac, dans tout ça ? Il reste en place, bien sûr ! Tout homme politique doté d'un sens minimum de l'honneur et de l'amour-propre aurait démissionné après pareil désaveu. Mais pas lui… Surtout après avoir attendu l'Élysée si longtemps… Au demeurant, personne ne lui impose de partir. D'autant que dans un passé encore proche, les institutions de la France ont apporté la preuve tangible que la cohabitation pouvait fonctionner sans trop d'anicroches. À deux reprises, même. Alors pourquoi pas une troisième fois ? Certes, il faudra tenir : cinq ans, c'est long… Mais Chirac s'accroche ! Rendons-lui cette justice : dans l'adversité politique, il sait faire preuve de résilience.
Pour Jospin, en revanche, tout semble sourire. Contre toute attente, la situation économique du pays ne se détériore pas davantage. Mieux, elle s'améliore ! Portée par les vents favorables de la "nouvelle économie", basée sur le développement d'internet et la création d'entreprises de type "start up", à l'américaine. Et cela marche ! Le chômage baisse, les caisses de l'État recommencent à se remplir, les paramètres macro-économiques internationaux - notamment la croissance dans les pays développés - sont eux aussi bien orientés : le gouvernement de cohabitation bénéficie pendant ses trois premières années d'un exceptionnel "alignement des planètes" ! De quoi donner bien des regrets aux dirigeants de la droite. S'ils avaient seulement eu la patience de respecter les échéances électorales prévues…
Le ciel commence malgré tout à se couvrir à partir de 2000. La croissance mondiale connaît un "trou d'air", selon la formule alors utilisée. L'euphorie de la victoire des Bleus à la coupe du monde de football en 1998, qui avait eu un impact positif - et mesuré de manière objective - sur la tenue de l'économie française s'est peu à peu dissipée - malgré un nouveau succès de la bande à Didier Deschamps à l'Euro 2000. En parallèle, l'atmosphère se trouble au sein du gouvernement.
Ainsi, le ministre des finances, Dominique Strauss-Kahn, qui pilotait avec habileté la reprise économique depuis le début de la troisième cohabitation, doit démissionner suite au scandale des comptes de la mutuelle étudiante MNEF - une broutille, en comparaison de ceux qu'il devra affronter dans les années 2010... Tandis que Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, démissionne à la fin de l'été, après avoir exprimé plusieurs désaccords avec le gouvernement. Un départ lourd de conséquences pour la suite... En particulier vis-à-vis de la présidentielle de 2002, qui commence à se rapprocher dans le calendrier.
La sécurité, enjeu de la présidentielle de 2002
Au-delà de la cohésion gouvernementale, l'ambiance se tend également entre l'Élysée et Matignon, après trois premières années d'une cohabitation certes inattendue, mais malgré tout courtoise entre Chirac et Jospin - lesquels ont parfois fait montre d'une surprenante complicité au sein de leur tandem à la tête de l'État... À partir de 2001, les deux hommes commencent à se "marquer à la culotte" - pour filer la métaphore footballistique. Le premier à dégainer est Jacques Chirac, au cours de la traditionnelle - du moins à l'époque - interview télévisée du chef de l'État, le jour de la fête nationale, le 14 juillet.
Ainsi, après exprimé ses regrets, en ouverture, sur l'échec de la candidature de Paris aux Jeux olympiques de 2008 au profit de la Chine, et glissé quelques considérations sur les Droits de l'homme, le président de la République embraye sur ce qui est présenté comme "la préoccupation numéro un des Français : la sécurité"… À cet instant précis, personne ne s'en rend vraiment compte - à commencer par moi-même, devant mon téléviseur… -, mais Jacques Chirac vient de démarrer la campagne en vue de sa réélection !
"Quelles que soient les raisons que l'on connaît qui expliquent la montée très forte de la violence, de la délinquance, de l'agressivité, des incivilités, je voudrais dire que nous sommes arrivés à un point qui est absolument insupportable et qu'il faut mettre un coup d'arrêt", affirme-t-il ainsi. Et d'enfoncer le clou : "Les gens sont agressés. Quand les jeunes filles sont violées... Ce n'est pas possible. Il faut, en réalité que la sécurité, qui est la première des libertés, soit garantie à tous les Français où qu'ils habitent et 24 heures sur 24" (transcription publiée par Le Monde au lendemain de l'interview).
Pour avoir moi-même traversé cette époque en tant qu'adulte, travaillé dans la capitale, voyagé dans diverses régions du pays, sans jamais avoir eu l'impression de vivre dans un coupe-gorge, je ne peux que m'étonner, le recul du temps aidant, de l'aspect exagéré et de la dramatisation des propos présidentiels. Des zones dangereuses, certes, existaient. Cela a toujours été le cas. Dans certains quartiers des grandes villes - à commencer par Paris, Marseille, Lyon… -, et à leur périphérie.
Et aussi, ça et là, des affaires criminelles sordides dans nos provinces. Les exemples ne manquent pas. De là à déclarer, sans la moindre nuance ni élément d'explication, "nous avons appris récemment que le taux de violence en France était supérieur à celui des Etats-Unis" (Id.), nous avons une belle marge… Sont-ce là des propos dignes d'un chef d'État encore en exercice, censé prendre de la hauteur ?
Par la suite, au fil des mois, plusieurs faits divers dans diverses régions de France font les manchettes de la presse quotidienne et les ouvertures de JT. Qui viennent illustrer, de manière quasi providentielle, cette fameuse "insécurité" stigmatisée par Jacques Chirac. Tout ceci semble aller crescendo, avec quelques affaires restées dans les mémoires.
En particulier la tuerie perpétrée le 26 mars au soir à Nanterre, en fin de séance au conseil municipal, lorsqu'un homme dans le public se lève et tire 37 coups de feu, tuant 8 personnes et en blessant 19 autres. Interpellé sur les lieux, le tireur se suicide le lendemain, en se défenestrant d'un quatrième étage dans les locaux de la brigade criminelle à Paris. Il n'était pas menotté… L'affaire ne parviendra donc jamais devant la justice. Nous sommes à moins d'un mois du premier tour.
Et le 19 avril, soit deux jours avant, éclate l'affaire dite "Papy Voise", du nom de Paul Voise, un vieil homme de 72 ans, retraité, roué de coups dans sa maison d'Orléans par deux individus venus le racketter, avant de mettre le feu…
Entre-temps, courant février, Jacques Chirac et Lionel Jospin ont fait l'un et l'autre acte de candidature. Le premier le 11 février, depuis Avignon où il se trouve en déplacement, le second le 24 à Paris, le jour de l'ultime séance dite des "Questions d'actualité" de la législature à l'Assemblée nationale. Le soir même, il expédie un fax à l'Agence France Presse (AFP).
Autopsie d'une défaite en cinq points
Désormais vingt ans après, la date du 21 avril demeure sinon taboue, du moins maudite. Chez les militants ou sympathisants du parti socialiste - du moins les survivants… - et, de manière générale, chez les Français "progressistes". Nombreux sont ceux qui se souviennent de l'intense frustration et de l'amertume, mêlées d'inquiétude, ressenties ce soir-là à 20 heures - hormis quelques privilégiés qui savaient déjà… - en apprenant que le duel attendu Chirac-Jospin serait en fait un duel Chirac-Le Pen.
Moins de dix jours plus tard, le 1er mai, plus d'un million de personnes défilent à travers la France, parfois sous une pluie battante, pour exprimer un "non" aussi vigoureux que possible au Front national. Avec, à la clé, une réélection "à la soviétique" pour le président sortant - qui engrange plus de 80% des voix. Et un nouveau mandat "pour rien"… Seule - maigre - consolation : il ne dure plus que cinq ans, car entre-temps, en 2000, la réforme du quinquennat a été approuvée par référendum - une grossière erreur, de mon point de vue, mais ce n'est pas ici le sujet.
Les analystes, les politologues, les journalistes spécialisés, tous ceux qui s'intéressent de manière générale à la vie politique, n'ont pas manqué, bien sûr, de décortiquer l'événement. D'innombrables articles, des livres, sans doute des mémoires universitaires, lui ont été consacrés. En comparaison, la nouvelle accession du nom de Le Pen - la fille de Jean-Marie, cette fois-ci - au second tour d'une élection présidentielle, en 2017 face à l'actuel président Emmanuel Macron, a fait couler beaucoup moins d'encre et de salive. Ou alors en vertu d'une approche bien différente : pour prendre acte de la fin d'un "ancien monde" politique, dont Macron incarnerait le renouveau - telle était, du moins, son ambition affichée à l'époque.
Mais en 2002, pour trouver souvenir de l'éviction de la gauche classique du second tour d'une présidentielle sous la Ve République, il fallait remonter jusqu'en… 1969 ! Soit un temps que les moins de vingt ans - ceux de l'époque, venus au monde et ayant grandi sous les années Mitterrand - ne pouvaient pas connaître…
- Un échec personnel : Au risque d'énoncer une évidence, voire d'enfoncer une porte ouverte, l'échec de Lionel Jospin est d'abord… le sien ! Reconnu en personne par l'intéressé : "J'assume pleinement la responsabilité de cet échec et j'en tire les conclusions en me retirant de la vie politique", déclare-t-il, le soir même de sa défaite, devant les caméras de télévision. Au demeurant, il a tenu parole. Ses très rares apparitions publiques dans le domaine politique militant après 2002, effectuées principalement dans un contexte local, ne sauraient constituer un manquement réel à cet engagement.
Mais au-delà des conditions de son départ, l'homme manque à l'évidence de charisme, de panache. Il ne sait pas "regarder la France au fond des yeux", encore moins "tâter le cul des vaches"... Ses deux campagnes présidentielles (1995 et 2002) n'ont laissé aucun souvenir marquant, aucun slogan, dans l'opinion. Alors qu'après plusieurs décennies, certains se rappellent encore du "Giscard à la barre", ou de "La force tranquille" chère à François Mitterrand.
Jospin aurait-il été mal conseillé, mal "coaché" ? A-t-il naïvement - trop naïvement… - pensé que son bilan gouvernemental des cinq années écoulées, somme toute honorable dans l'absolu, même avec un coup de pouce appréciable de la conjoncture économique internationale, parlait pour lui ? Le très sérieux quotidien britannique Financial Times affirmait lui-même, une fois la défaite de Jospin consommée : "Il y a quelque chose de tragique dans le destin de cet homme politique qui a gouverné son pays avec intégrité et compétence pendant cinq ans et qui disparaît du paysage si brutalement".
Sans compter cette déclaration de candidature tardive, près de deux semaines après celle de celui qui aurait dû être son rival au second tour, sans se rendre compte que le moment était venu d'occuper le terrain… Et si cette défaite était, à l'inverse des fables du bon M. de la Fontaine, la défaite de la tortue face au lièvre ? La victoire de la cigale sur la fourmi…
À l'inverse, Jospin a-t-il péché par excès d'optimisme, pensant l'élection jouée à ce stade ? Ou par excès d'arrogance, préférant un silencieux mépris face aux premières attaques chiraquiennes ? Voire par myopie, réservant ses forces pour le second tour ? Sans imaginer un instant que le premier pouvait lui être fatal…
Deux éléments, enfin, peuvent avoir desservi Jospin. Peut-être de manière marginale, certes, mais lorsque l'on étudie les décomptes de voix au premier tour, on se rend compte que tous les bulletins avaient de l'importance. Le premier est son passé trotskyste dans les années 60-70, qui ressurgit au printemps 2001, donc moins d'un an avant la présidentielle de 2002, dans des "révélations" publiées par l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur. Un secret de polichinelle, en fait. D'autant que les "amours de jeunesse" entre les idéaux de l'extrême-gauche et de futures personnalités socialistes ne sont ni exceptionnelles - il y a eu bien d'autres cas -, ni même originales. L'affaire, malgré tout, fait jaser…
Second élément : Jospin est de religion protestante. De même qu'un autre ancien premier ministre socialiste, Michel Rocard. Voire d'autres hommes politiques apparentés au PS : Gaston Defferre, Pierre Joxe, Louis Mexandeau, Alain Bombard… Et alors ? Rien, sans doute. D'autant que les protestants ne représentent que 3% de la population française, et que les guerres de religion, du moins celles entre catholiques et protestants, sont aujourd'hui bien lointaines… Jospin est d'abord un laïque. Même si dans un entretien au quotidien (catholique) La Croix, il rappelle, en novembre 2001, avoir grandi "dans un milieu protestant, ouvert, oecuménique et progressiste".
Dans cette affaire (qui n'en est pas une…), le plus pénalisant est peut-être le fait que le protestantisme soit assimilé à une forme de rigueur et d'austérité. Tout ceci colle à merveille à Jospin qui, de toute évidence, n'est pas un marrant. D'ailleurs Rocard ne l'était pas davantage - ou alors sa marionnette à la télévision, aux fameux Guignols de l'Info sur Canal+… En comparaison, le catholique Chirac, malgré ses gaffes, fait figure de jouisseur, croquant la vie à pleines dents. Une bête question d'image ?
- Un échec pour l'ensemble de la gauche : Là, on revient en terrain plus concret. Rappelons-nous, le gouvernement Jospin n'était pas celui du PS, mais de la "gauche plurielle". Et cela fait du monde ! Aux côtés du PS, on trouve aussi le Parti communiste, les radicaux de gauche, les écologistes, le Mouvement des citoyens (dont le cofondateur est le turbulent ministre de l'Intérieur, Jean-Pierre Chevènement), sans oublier les "divers gauches". Au-delà des étiquettes politiques, se nichent quelques caractères bien trempés…
Ainsi, lors du premier tour de la présidentielle, chaque composante de l'alliance de gauche présente son candidat - ou sa candidate ! À l'heure de décompter les bulletins, certaines voix ainsi dispersées manquent cruellement…
Et s'il n'y avait que la gauche… Mais il y a aussi l'extrême-gauche (Lutte ouvrière/LO, Ligue communiste révolutionnaire/LCR) ! Certes, les adhérents "purs et durs" de ces formations votent rarement pour les partis de gouvernement. L'inverse, en revanche, n'est pas toujours vrai… Le 21 avril 2002, nombre de sympathisants de gauche, au sens le plus large, trouvent "cool" de voter pour Arlette Laguiller, l'inoxydable candidate de LO qui se présente pour la cinquième fois consécutive - depuis 1974 - à une présidentielle ! Ou encore pour le tout jeune porte-parole de la LCR, Olivier Besancenot, facteur de profession, qui vient de prendre la succession d'Alain Krivine - un dinosaure de mai 68. Avec ses 28 bougies tout juste soufflées, il est le benjamin de l'élection. Une bonne tête sympa, avec ça !
Mais sérieux, au second tour, pour sûr, tous ces "touristes électoraux" voteront Jospin, après le vote "pour rire" du premier tour !
Seulement voilà, à eux deux, la sympathique Arlette et le gentil Olivier, avec respectivement 5,72% et 4,25% des suffrages exprimés, raflent près de 10% des voix en cumulé ! Il est évident que ce 21 avril 2002, l'un comme l'autre ont "ratissé" bien au-delà de leur électorat traditionnel. D'ailleurs, en 2007, pour son ultime participation à une élection présidentielle, Mme Laguiller n'obtiendra que 1,33% des voix, contre un peu plus de 4% pour M. Besancenot. Par la suite, selon toute vraisemblance, nombreux sont ceux qui se sont reprochés leur "dilettantisme du bulletin de vote"...
Sans oublier tous ceux qui, nombreux - bien trop nombreux… -, ont déserté les bureaux de vote ce jour-là pour vaquer à leurs occupations ! Ils ont totalisé 28,4% des inscrits, soit une abstention record pour un premier tour sous la Ve République. Eux aussi, pour une large part, prévoyaient certainement de voter pour Lionel Jospin le 5 mai suivant… Là encore, il y a des remords - de bon gros remords ! - dans l'air… D'autant que tout ceci ne s'est joué que sur… 200.000 voix ! Une paille, au regard des quelque 29,5 millions de suffrages exprimés au premier tour, malgré l'abstention…
- Un président sortant revanchard : au-delà des erreurs listées plus haut pour Jospin et la gauche, et si la plus évidente avait consisté, tout simplement, à enterrer trop vite Jacques Chirac ? On peut certes lui trouver tous les défauts de la terre… Mais l'homme a démontré, depuis belle lurette même, sa capacité à avaler les obstacles et à rebondir. Mis proprement K-O par Mitterrand en 1988, trahi par ses propres amis entre 1993 et 1995, il est malgré tout parvenu à son but suprême : la présidence. Chirac est un "animal politique", qui n'est jamais aussi bon que lorsque les vents lui sont défavorables. En prévision du combat de 2002, il en administre une preuve magistrale !
Pendant les cinq années de cohabitation, déjà, il a su exploiter avec habileté les marges de manoeuvre que lui laisse la constitution de la Ve République. Le premier ministre gouverne, le président préside ! Tout en gardant la main sur la diplomatie. La France, c'est bien connu, ne parle que d'une seule voix. Même lorsqu'elle se trouve dotée de deux bouches pour s'exprimer… Aux sommets européens, les autres chefs d'État et de gouvernement s'habitueront, au fil des ans, à cet attelage bicéphale inédit. Chirac continue donc d'exister à l'international. Sur la scène intérieure, il devient le "président sympa", le "23ème homme" de l'équipe de France - par référence au maillot N°23 qui lui est offert lorsqu'il accueille à l'Élysée nos 22 footballeurs après leur victoire en coupe du monde - celui qui ne manquerait à aucun prix la journée d'ouverture du salon de l'Agriculture…
Il parvient même à s'immiscer dans certains dossiers intérieurs purement gouvernementaux. À l'instar de la fameuse "cagnotte fiscale", au tournant des années 1999/2000. À cette époque, on l'a vu, la situation économique de la France connait une embellie notable. Qui se traduit par des recettes fiscales bien meilleures qu'attendu : le "surplus" représente 30 milliards de francs, soit environ 4,5 milliards d'euros - la monnaie unique est déjà utilisée au niveau interbancaire, même si elle est encore absente de nos portefeuilles.
Au demeurant, ce terme de "surplus" ne doit pas faire illusion : les comptes publics de la France demeurent déficitaires, son endettement global dépasse déjà 60% du PIB annuel. Tout ceci n'a pas été miraculeusement effacé par une ou deux années de vaches grasses ! Les gestionnaires de Bercy - Dominique Strauss-Kahn aux finances, Christian Sautter au budget - le savent parfaitement. Ainsi, ils entendent affecter une large partie de ces excédents de recettes au désendettement du pays, afin d'amorcer un retour vers l'équilibre budgétaire.
C'est compter sans Jacques Chirac qui en 1999, le 14 juillet 1999 (déjà…), affirme tout de go : "Il faut rendre aux Français une part de ce que l'on leur a pris" ! Tant d'un point de vue politique qu'au regard de l'intérêt national, la manoeuvre est méprisable. Pourtant, elle fonctionne… Au final : cette supposée "cagnotte" se voit dispersée dans l'action gouvernementale, sans voir le moindre centime améliorer des finances publiques qui en avaient pourtant bien besoin. Non sans alimenter une polémique stérile dans la presse pendant plusieurs mois, tout en permettant à Jacques Chirac de se poser en défenseur de l'intérêt des Français. Bien joué…
Un dernier point, et non des moindres, peut expliquer l'ardeur du président sortant à se faire réélire par tous les moyens : les "affaires", qui remontent pour l'essentiel à la période où il occupait le fauteuil de maire de Paris. On peut citer, pêle-mêle, celles des emplois fictifs à l'hôtel de ville, celle des HLM (suspicions de détournements de fonds au profit du RPR), celle des marchés publics des lycées d'Île-de-France…
Sans oublier les fameux "frais de bouche" assumés par la ville de Paris, pour l'alimentation et les réceptions du couple Chirac, mais aussi des voyages gratuits - pour le candidat président, et pour son épouse Bernadette, une fois devenue la "première dame" de France. Et les "faux électeurs" du 5ème arrondissement, qui valent également quelques soucis à Jean Tibéri, ancien adjoint et successeur de Jacques Chirac à la mairie…
Tous ces dossiers pourraient contraindre Chirac à répondre à d'embarrassantes questions devant la justice. Et pour cela, l'immunité présidentielle est bien utile ! Au final, une seule de ces affaires trouve un épilogue judiciaire, en 2011 : celle des emplois fictifs de militants du RPR à la mairie de Paris. Elle vaut à celui qui s'est entre-temps retiré de la vie politique une condamnation à deux ans de prison avec sursis - une première, malgré tout, sous la Ve République. Les autres sont classées sans suite, ou font l'objet d'un non-lieu. Après 2011, un état de santé déclinant empêchera l'ex-président - aujourd'hui décédé - de répondre à toute nouvelle éventuelle convocation dans le bureau d'un juge…
- Jean-Marie Le Pen : avec tout ceci, on en oublierait l'autre "vedette" du premier tour ! Après tout, c'est quand même sur le président du Front National que se sont focalisés bien des regards, au soir du 21 avril. Présentée comme étant "la dernière" d'une déjà longue carrière politique, sa propre campagne électorale a été des plus classiques, sans provocation excessive, en exploitant les thèmes de prédilection du FN - immigration, insécurité, préférence nationale, etc. Concrètement, il a "fait du Le Pen", en commençant par se plaindre - bruyamment comme à l'accoutumée… - qu'il risquait de ne pas pouvoir se présenter à l'élection, faute de pouvoir réunir les 500 signatures de parrainage nécessaires, que "le système" voulait sa perte, etc. etc. En fait, il a bien obtenu ses parrainages, plus que le strict nécessaire, même, et dans les délais requis. Mais il adore jouer les victimes… Devenue à son tour candidate, sa fille Marine adoptera strictement les mêmes ficelles…
Dans le même temps, sa position - celle de son parti, surtout - n'apparaissait pas des plus confortables. Après avoir connu une progression électorale fulgurante au cours des années Mitterrand, le FN avait semblé marquer le pas dans les années 90. Et même si cela pouvait paraître anecdotique, le succès retentissant d'une équipe nationale de football pluriethnique - rebaptisée "black-blanc-beur" ! - pouvait laisser entrevoir un apaisement progressif des tensions raciales dans le pays. Plus ennuyeux pour Le Pen : les voix d'extrême-droite vont se trouver en partie diluées, du fait de la candidature concurrente de Bruno Mégret, ancien cadre du FN qui a fait scission en 1999.
En conséquence, alors que jusqu'à la fin des années 80, la progression des votes lepénistes pouvait apparaître comme une menace pour la démocratie française, "l'épouvantail" fait bien moins peur aux électeurs des partis classiques, une douzaine d'années plus tard… Dans le même temps, la progression des intentions de vote en sa faveur au premier tour semble avoir échappé aux instituts de sondage : ceux-ci l'imaginent, tout au plus, à 14%. À la décharge de ces derniers, les sondés eux-mêmes ne se confient pas toujours en toute sincérité lorsqu'ils sont interrogés. Le vote FN conserve encore, à cette époque, un caractère "honteux" que certains préfèrent dissimuler, même sous le couvert de l'anonymat de l'enquête d'opinion.
Lorsque sonne l'heure, le jour fatidique, de sa qualification pour un second tour encore incertain, il semble que celui qui est aussi surnommé "le Menhir" - en référence autant à sa robuste santé qu'à ses origines bretonnes - ait présenté un double visage. Confiant et serein, devant les caméras, il prononce ainsi, de manière surprenante et quasi-mystique, un "N'ayez pas peur, entrez dans l'espérance !" que n'aurait pas renié le pape lui-même - mais qui fait grincer des dents Bruno Frappat, l'éditorialiste de La Croix…
En revanche, à d'autres moments, en privé, Jean-Marie Le Pen aurait manifesté une certaine nervosité, voire de l'anxiété, en entrevoyant les difficultés d'une éventuelle victoire finale que de toute évidence, il n'avait jamais envisagée de manière sérieuse. Était-ce la "peur de vaincre", ce sentiment bien connu des sportifs de haut niveau ?
- L'impact de "l'inversion du calendrier" : on a parfois tendance à négliger ce fait, mais au-delà des hommes et des appareils politiques, il y a aussi le contexte institutionnel. Or ce dernier a connu des changements, en cours de cohabitation. Ainsi, comme évoqué plus haut, le mandat présidentiel a été réduit de deux ans en 2000, soit cinq ans, contre sept jusqu'alors. Dans l'absolu, cela n'aurait eu de conséquence, en toute logique, que sur la durée de la présidence, désormais équivalente à celle d'un mandat de député. Sauf que…
De manière générale, en dehors du cas de figure particulier des éventuelles dissolutions, les élections législatives sous la Ve République se tenaient traditionnellement au mois de mars, et les présidentielles vers la fin avril-début mai. Souvenons-nous par ailleurs que les deux premières cohabitations (1986-88 et 1993-95) s'étaient achevées, l'une et l'autre, au terme d'un mandat présidentiel. Ce fut aussi le cas pour la troisième (1997-2002), sauf que cette cohabitation-là, l'ultime à ce jour en France, s'est étalée sur cinq ans, soit l'intégralité de la législature. Donc, deux élections successives s'imposaient cette année-là - à la différence de 1995, où Jacques Chirac disposait, au soir de son élection, d'une majorité parlementaire prête à l'usage pour au moins trois ans.
Cela étant, en 2002, le respect du calendrier des échéances électorales aurait voulu que le peuple français soit convoqué aux urnes d'abord pour les législatives, et ensuite pour les présidentielles. Pourtant, c'est l'inverse qui s'est produit ! De fait, la question s'est posée dès lors que la réduction du mandat présidentiel a été actée par référendum. Car dans la vie politique française, n'est-ce pas l'élection présidentielle qui occupe une place centrale, et ce depuis 1958 ?
On peut bien sûr professer un avis différent, avec des arguments pertinents visant à favoriser la représentation nationale. Mais la prépondérance du président, souvent qualifié de "monarque constitutionnel", est un fait établi. Si l'on souhaite revenir à une prépondérance du Parlement sur l'exécutif, il sera nécessaire, clairement, de changer de constitution ! C'est là un autre débat…
Ainsi, un an - ou presque - avant le premier tour de 2002, le 24 avril 2001, une loi organique est adoptée par le Parlement, qui inverse l'ordre des deux scrutins. Concrètement, ce texte qui est voté grâce à une alliance inédite entre le PS et une partie de l'UDF (28 députés en dernière lecture), prolonge de onze semaines la durée de la législature en cours d'exercice, et instaure le principe d'un renouvellement des pouvoirs de l'Assemblée nationale en juin au lieu d'avril. Environ deux semaines plus tard, le Conseil constitutionnel valide définitivement l'affaire…
Faisons maintenant un peu de politique-fiction ! Une "uchronie"… En supposant que cette modification de la chronologie des deux élections de 2002 ait été retoquée, que se serait-il passé ? Les Français auraient donc voté au mois de mars pour leurs députés. Or, comme cela a été rappelé, en dépit de sa longueur inhabituelle, la troisième cohabitation s'était déroulée, au moins jusqu'au début de 2001, dans une atmosphère exempte d'incidents sérieux entre le président et son gouvernement - hormis la ridicule affaire de la "cagnotte fiscale", déclenchée par le président Chirac, et d'éventuelles déclarations malhabiles. De son côté, Jospin, quoi que l'on puisse penser de l'homme, était crédité d'un indéniable sérieux. Tandis que sa réforme sur le temps de travail - la loi sur les 35 heures -, malgré son coût, avait rencontré une popularité certaine chez ceux qui avaient pu ainsi bénéficier de jours de congés supplémentaires sur l'année - les fameux "jours de RTT".
On ne peut alors s'empêcher de penser que la bien nommée "gauche plurielle" aurait eu alors de réelles chances de retrouver une majorité à l'Assemblée nationale. Et en enchaînant sur les présidentielles, peut-on sérieusement croire que le peuple français aurait subitement changé d'avis entre-temps, en décidant après coup d'accorder ses faveurs à un président issu des rangs de l'UDF ou du RPR ? Cela semble aussi peu probable que d'imaginer le cas inverse d'un président fraîchement élu (ou réélu), qui n'aurait pas ensuite trouvé sa majorité parlementaire. En 1981 et en 1988, François Mitterrand a ainsi remporté à chaque fois les élections législatives convoquées après dissolution.
De même, par la suite, à chaque nouvelle présidentielle suivie d'une législative - réélection de Jacques Chirac en 2002, élection de Nicolas Sarkozy en 2007, de François Hollande en 2012 et d'Emmanuel Macron en 2017 -, cette cohérence de choix s'est vérifiée dans les urnes. Nul doute au demeurant que si Jean-Marie Le Pen avait été élu en 2002, ou sa fille Marine en 2022 (à Dieu ne plaise…), le Front National de jadis ou l'actuel Rassemblement National bénéficieraient de l'afflux nécessaire de députés…
Cette inversion de calendrier, en 2001, a donc bel et bien contribué à inverser également le cours politique de l'histoire de la Ve République !
Pour conclure…
Bien des choses ont pu être dites ou écrites à propos de ce funeste 21 avril 2002. Funeste pour la gauche de l'époque, mais aussi pour les anciens partis dits "de gouvernement". Et de manière générale, pour la démocratie. Car d'ores et déjà, à cette époque, la preuve était apportée qu'un homme parfois considéré comme un aventurier de la politique, pouvait ainsi s'inviter à la "finale" de l'élection la plus symbolique, la plus médiatisée aussi, de notre système institutionnel représentatif. Vingt ans après, le constat vaut toujours, la fille ayant désormais conquis le fauteuil du père… Et entrepris de poursuivre le même combat. Seul le prénom a changé…
Entre-temps, la survenue d'un autre "Ovni" politique dans le paysage français, en l'occurrence le président sortant Emmanuel Macron, a accéléré le désagrègement d'anciens partis jadis tout-puissants, devenus l'ombre de ce qu'ils ont été. L'avenir proche dira si ce désagrègement n'a constitué que la phase préliminaire de l'avènement de l'un des deux grands partis "protestataires" du pays, en l'occurrence le Rassemblement national, et La France Insoumise (LFI). L'histoire du 21 avril 2002, c'est d'abord celle d'un monde politique ancien réduit à l'état de vestiges. Et d'une ère nouvelle lourde d'incertitudes.
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