Rocard franchit la ligne jaune
En appelant à une alliance, et ce dès le premier tour, avec l’UDF de François Bayrou, Michel Rocard, Bernard Kouchner et Claude Allègre ont franchi une nouvelle fois la ligne jaune en s’exprimant contre leur parti. En pleine élection présidentielle, ils prennent délibérément le risque de torpiller la candidature de Ségolène Royal et de faire gagner la droite.
Déjà en 2004, Michel Rocard avait soulevé l’indignation de bon nombre de militants du Parti socialiste. Souvenez-vous : le fondateur de la « moderne » deuxième gauche des années 70, déjà responsable de la catastrophique ouverture de 1988 (vous rappelez-vous de son ministre Jean-Pierre Soisson ? celui qui a ensuite gouverné sa région avec... le FN !), laudateur de Balladur et de Juppé, soutenait, en plein mouvement social, les réformes Fillon. Ce qui ne l’empêchait pas par ailleurs de remuer ciel et terre à l’intérieur du PS pour obtenir un mandat de député européen de ceux qui combattaient le gouvernement Raffarin. Belle cohérence politique.
Vendredi dernier, à deux semaines du premier tour, il déclare à nouveau son amour à la droite, suivi rapidement par deux spécialistes de la rupture de ban, dimanche, Bernard Kouchner, et lundi Claude Allègre.
Par pudeur, et dans la plus parfaite complaisance médiatique (on sait combien les rédactions de certains grands quotidiens français sont favorables depuis des années à cette hypothèse), ils n’osent dire ouvertement qu’ils veulent gouverner avec la droite, ils appellent simplement à « l’alliance au centre ».
Le centre n’existe pas : le centre, c’est la droite !
La mort de René Rémond ne doit pas nous faire oublier son apport à l’histoire politique de l’après-Révolution française. Son analyse sur les trois familles de la droite française est toujours aussi pertinente. Même si elles sont en permanente recomposition, on distingue encore aujourd’hui assez bien en France : une droite libérale catholique vaguement sociale (héritière de la droite orléaniste) qu’on appellerait chrétienne-démocrate en Allemagne ou en Italie, une droite néoconservatrice (héritière en partie de la droite bonapartiste et ayant assimilé le thatchérisme) et une extrême droite classique de tradition française (issue de la droite légitimiste).
François Bayrou est un homme de droite : un libéral catholique et conservateur dans le privé, humaniste bon teint en public. Il est l’héritier de Valéry Giscard-d’Estaing, de Raymond Barre, d’Edouard Balladur, dans la plus pure tradition de la droite orléaniste. Sa « rupture », à six mois de l’élection présidentielle, avec la majorité UDF-UMP ne peut tromper personne.
D’ailleurs son programme, au demeurant incroyablement flou, ne laisse aucun doute. Son programme économique ? De droite : il ne propose que des allègements de charges. Aucune espèce de volontarisme et d’ambition quant au rôle de l’Etat pour réguler l’économie. Son programme sur les services publics ? De droite encore : il propose uniquement de baisser le nombre de fonctionnaires pour réduire la dette de l’État. Son programme pour l’Éducation nationale ? De droite toujours : il propose de « sanctuariser » le budget de l’Education nationale après les cinq années de pillage de la droite chiraco-sarkozyste. Son programme social ? De droite et pour cause : il n’en a pas !
Face à ses adversaires, Ségolène Royal a d’ailleurs bien insisté lors de cette campagne sur la réalité du clivage droite-gauche en France et sur l’escroquerie qui consiste à la nier.
Dès lors se pose une question : comment des hommes aussi intelligents que lesdits Rocard, Kouchner et Allègre peuvent-ils se laisser abuser par les mirages d’une alliance avec un centre qui n’existe pas ?
Une tentative de coup de force idéologique
Le problème finalement, c’est sans doute que le programme socialiste tel qu’il est défendu par Ségolène Royal ne leur convient pas du tout. Pour ceux qui rêvaient de faire exploser le PS après le référendum sur la Constitution européenne, pour ceux qui admirent tant Tony Blair qui a désintégré la gauche au Royaume-Uni, pour ceux qui trouvent si formidable la grande alliance entre la CDU et le SPD en Allemagne, le programme du PS doit être difficile à avaler.
Le Pacte présidentiel de Ségolène Royal est issu directement de la synthèse du Mans et du projet des socialistes, piloté notamment par Henri Emmanuelli dans le cadre des États généraux de 2006. Il est centré sur les questions économiques et sociales et affirme un réel volontarisme en la matière. Il ambitionne de réconcilier les Français avec l’Europe en s’opposant au libéralisme dérégulé et en redonnant à la construction européenne le sens de la solidarité et de la coopération entre Etats.
Or, sur tous ces sujets, Rocard, Kouchner, Allègre incarnent une gauche honteuse qui capitule face au libéralisme. Bien sûr, ils n’ont jamais osé proposer directement leurs convictions sociales-libérales aux militants du Parti socialiste. Eux, qui parlent de « modernisation » et de « clarification », éprouvent un problème pour assumer leur dérive vers la droite.
Alors pourquoi l’afficher maintenant ? Tout simplement parce qu’ils doivent penser que la période est propice au coup de force idéologique contre le Parti socialiste et ses militants.
La justification de ce coup de force est par ailleurs assez grossière : selon eux, la gauche n’étant pas majoritaire aujourd’hui, pour battre Sarkozy, il faudrait nécessairement rallier une partie de la droite. La belle arithmétique ! Que constate-t-on en fait ? L’électorat de gauche a du mal à se mobiliser longtemps avant les élections au-delà du PS, notamment du fait de la dispersion des candidatures. Et dans les prévisions de deuxième tour, on retrouve une gauche entre 47 et 50 % selon les sondages. On voit bien combien il est absurde de prétendre rassembler et mobiliser les électeurs de gauche au second tour face à Sarkozy, en se jetant dans les bras de Bayrou...
L’alliance prônée par Rocard : un désastre économique et social, doublé d’un désastre démocratique
Michel Rocard dans sa tribune parle de « gâchis social » en cas de victoire de Sarkozy. Nous sommes bien d’accord. L’élection du candidat néoconservateur provoquerait la destruction brutale du modèle social français. C’est bien ce qui est en jeu dans cette élection. Mais pour combattre Sarkozy, quelle curieuse idée que de vouloir s’allier avec celui qui a soutenu le même gouvernement de 2002 à 2006 !
L’alliance que proposent Rocard et ses congénères serait porteuse des mêmes menaces pour le modèle social français. Bien sûr, Bayrou et ses nouveaux alliés n’auront pas la brutalité grossière du patron de l’UMP. Mais ne nous y trompons pas, à terme, le résultat pourrait être semblable. Quelle serait la politique de Bayrou pendant cinq ans ? Son programme est clair : il s’agira d’adapter la France aux exigences de la dérégulation libérale, sur les bases du compromis entre sociaux-libéraux, chrétiens-démocrates et conservateurs qui dirigent aujourd’hui la Commission européenne et le Parlement européen.
Pire encore, cette alliance droite-gauche souhaitée par Rocard aurait aussi pour effet de détourner durablement du vote socialiste, et sans doute du vote tout court, l’électorat de gauche traditionnel, à savoir les classes populaires et les classes moyennes, en les privant d’une réelle alternative au libéralisme. On sait combien, pour cette raison, la démocratie américaine est aujourd’hui une démocratie incomplète.
Ségolène Royal ambitionne de gouverner avec une alliance à gauche organisée autour d’un PS fort, sur les bases du Pacte présidentiel. Tous ceux qui ne partagent pas ces orientations sont libres d’aller chercher ailleurs ce que le PS ne leur offrira jamais.
En un mot comme en cent : ils ont franchi la ligne jaune, bon vent !
Bastien Recher
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